Concepts postmodernes du Temps musical

Jonathan D. Kramer

Résumé

Le postmodernisme étant difficile à définir, il est néanmoins possible de caractériser la musique postmoderne par son manque d’intérêt pour une unité organique, son usage de sons historiquement et/ou culturellement lointains et son refus d’accepter la distinction entre art et style vernaculaire. Ces caractéristiques ne s’appliquant pas uniquement à la musique d’aujourd’hui, mais également à certaines œuvres plus anciennes, il faut définir le postmodernisme non seulement en tant que période mais également en tant qu’attitude. Dans mon livre, The Time of Music, j’analyse les diverses structures temporelles du premier mouvement du Quatuor à cordes en Fa, opus 135 de Beethoven. Cette analyse peut être envisagée comme une vue postmoderne du mouvement. En effet, les gestes connotés fonctionnellement (par exemple cadences finales, transitions, etc.) se produisent rarement là où ils sont normalement attendus. La temporalité de cette pièce est donc multiple. D’une part, la structure temporelle est déterminée par la succession directe des événements, alors que de l’autre, elle résulte du positionnement de tels gestes dans la totalité de la pièce. Ces deux structures sont souvent en contradiction, produisant ainsi plusieurs temporalités. La multiplicité temporelle postmoderne figure également dans le Finale de la Septième Symphonie de Mahler. Ce mouvement comporte cinq structures d’articulation : cadences dominantetonique, retour au ton de la tonique, retour du thème principal du Rondo, retour au diatonisme à la suite de passage(s) chromatique(s) et retour à la régularité (hyper) métrique après des mètres irréguliers. Ces cinq articulations coïncident rarement. En fait, on ne trouve nulle part dans ce mouvement une mise en œuvre simultanée de ces paramètres. Ces cinq structures temporelles, parfois coïncidant et parfois non, produisent une temporalité multiple et complexe, qui est d’un esprit autant postmoderne que l’est l’éclectisme stylistique du mouvement. Le postmodernisme reconnaît évidemment le développement de l’individualité des auditeurs et les diverses expériences et compréhensions qu’il peuvent avoir d’une œuvre. De par leurs discontinuités et leur résonance intertextuelle avec d’autres musiques, les pièces postmodernes offrent des structures temporelles aux multiples facettes qui signifient des choses différentes pour chaque auditeur. Pour démontrer cet argument, j’étudie une troisième œuvre postmoderne, Putnam’s Camp de Ives. L’espace de cette œuvre comporte au moins trois dimensions de directionnalité temporelle : (1) progressions créées par des changements de texture, de dynamique, de registre, de densité, etc., (2) mouvements créés par un fondement tonal, et (3) réseaux d’association où des airs familiers, des gestes et des progressions créent une narration qui se développe dans le temps. Chaque référence à d’autres musiques introduit l’espace personnel dans l’espace musical par les associations uniques de chaque auditeur individuel avec le matériel cité, que ce soit au plan musical, textuel, historique ou personnel. La structure temporelle de Putnam’s Camp varie d’un auditeur à l’autre, suivant leur connaissance des airs cités et des associations qu’ils élaborent. La multiplicité temporelle de Putnam’s Camp anticipe d’autres constructions plus tardives, dans lesquelles les compositeurs postmodernes manipulent et déforment des directionnalités construites artificiellement. A la subtile interaction des niveaux de mouvements qui existe dans la musique tonale, la musique postmoderne tardive substitue des connections mesurées sans buts précis, des mouvements directionnels monolithiques dans l’espace des registres, de la densité ou de la dynamique, etc. Lorsque des compositeurs postmodernes réintroduisent la tonalité dans le vocabulaire de la musique contemporaine, ils allient les déformations des mouvements et des directions tonales avec des procédés temporels modernistes pour produire des formes musicales et des expériences d’écoute effectivement multiples.
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