Les théories successives de Samuel Baud-Bovy sur le vers de quinze syllabes

Grigoris A. Sifakis

Abstract

Depuis ses premières recherches sur le terrain dans le Dodécanèse en 1930 jusqu’à sa mort en 1986, Samuel Baud-Bovy n’a pas cessé d’étudier le vers par excellence de la chanson populaire grecque, le décapentasyllabe iambique, plus généralement appelé « vers politique » (l’adjectif étant pris au sens de « commun », « public »), et de s’interroger sur sa nature, son origine et les raisons de sa prédominance sur les autres formes métriques. Attentif à la poésie populaire chantée, Baud-Bovy a examiné le rapport entre le rythme poétique et le rythme musical, entre la structure du vers et la structure de la strophe. Les deux composantes du vers politique, à savoir un premier hémistiche de huit syllabes et un second de sept syllabes, sont équilibrées du triple point de vue du sens (le texte du second hémistiche n’étant généralement qu’une variante du premier), du rythme et souvent même de la mélodie. Les deux hémistiches ont pu fonctionner l’un et l’autre de façon autonome ; c’est le cas aujourd’hui encore dans certaines régions comme le Magne (sud du Péloponnèse), dont les chansons narratives et les complaintes funèbres sont une suite d’octosyllabes. Une structure strophique qui a particulièrement retenu l’attention de Baud-Bovy est celle de la chanson dite « cleftique », qui exalte les exploits des guerriers de l’Indépendance. La strophe comporte un vers politique suivi du premier hémistiche du vers suivant. A la strophe suivante, le chanteur reprend cet hémistiche et s’arrête au premier hémistiche du vers subséquent. Baud-Bovy a tout d’abord qualifié ce schéma de « cleftique », pour préférer ensuite l’adjectif « trihémistichique », en raison du fait qu’il est attesté bien avant 1821. En effet, parmi les treize chansons notées avec leur mélodie dans un manuscrit du mont Athos (3e quart du XVIIe siècle), dix ont une strophe d’un vers et demi. En observant que dans le répertoire populaire des Balkans, en Bulgarie et en Roumanie, de nombreuses chansons ont une strophe analogue composée de trois octosyllabes (dont l’un ou l’autre peut être catalectique et ne compter que sept syllabes), Baud-Bovy arrive à la conclusion que le schéma musical préexistant ne comporte pas un vers et demi de quinze syllabes, mais trois vers brefs de huit ou sept syllabes. En observant d’autre part l’étonnante ressemblance entre l’air d’Erotocritos, le roman crétois du XVIIe siècle versifié à rimes plates, et l’invocation à la Muse attribuée à Mésomède (le musicien de la cour d’Hadrien) et conservée avec sa mélodie dans plusieurs manuscrits de la Renaissance, Baud-Bovy est amené à admettre – avec quelques érudits byzantins et plusieurs auteurs modernes – que le vers politique dérive directement du tétramètre iambique catalectique des Anciens. En effet, l’air crétois enregistré lors de la campagne de 1954 et l’invocation à la Muse de l’Antiquité tardive présentent la même strophe de deux vers de quinze syllabes, le même rythme iambique, le même ambitus mélodique, le même mode et les mêmes cadences. En fin de carrière, le musicologue genevois est encore renforcé dans sa conviction par l’examen de certains chœurs dans les comédies d’Aristophane, chœurs dansés de caractère nettement populaire ou même paysan (χοϱὸς ἀγϱοίϰων dans Plutus, χοϱὸς γεωϱγῶν dans La Paix). Ces chœurs sont composés en tétramètres iambiques, presque toujours isosyllabiques, avec une coïncidence remarquable de l’accent métrique et de l’accent tonique des mots : de véritables vers politiques ! Ὡς ἥδομαι ϰαὶ τέϱπομαι ϰαὶ βούλομαι χοϱεῦσαι (Plutus, v. 288).
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