Conclusions
Fruits d’un colloque organisé les 17 et 18 janvier 2019 à l’université d’Angers avec le concours de la SLLMOO1, les études recueillies par Élisabeth Pinto-Mathieu et Hélène Averseng visent à questionner la position que la littérature médiévale occupe entre « mythes et sacré », selon l’un des thèmes de recherche du CIRPaLL2. Les liens étroits que les mythes (au pluriel, comme leurs multiples variantes et réécritures) entretiennent avec le sacré (au singulier, mais appréhendé sous différents aspects3) ont donné lieu à de nombreuses études, ils ont mobilisé un corpus théorique important et varié, auxquels puisent, selon leurs perspectives propres, les chercheurs qui ont contribué à ce volume.
À qui veut en ressaisir la richesse et la densité, les propositions de Jean-Jacques Wunenburger sont susceptibles d’offrir un angle intéressant. Après avoir rappelé que « l’expérience du sacré est inséparable de la mythologie religieuse », le philosophe présente en effet le mythe comme « le complément fabulatoire de l’expérience du sacré », car il « introduit une élaboration figurative, il schématise le noyau compact des significations suprasensibles »4. D’où la concurrence qui a longtemps sévi entre les mots fable et mythe, ce dernier terme n’ayant au Moyen Âge qu’une « existence fantomatique », ainsi que le rappelle Jean-Louis Backès : fabula a étranglé mythos dès l’Antiquité, et il faut attendre le début du xixe siècle pour le voir apparaître en français, plus de cinquante ans après les premières occurrences allemandes. Mythe et fable ont ensuite cheminé de conserve. Aujourd’hui fable se porte très mal et mythe occupe tout le terrain5.
Il conviendrait au fond de distinguer entre une expérience et une mise en forme collective ou individuelle, un langage6 « faisant appel aux structures symboliques de l’imagination humaine »7. Telle serait l’interaction principale : d’un côté, un mode de pensée ou si l’on veut, par référence à Roger Caillois, une catégorie de la sensibilité8, de l’autre un mode d’écriture.
À ce binôme fondamental, peut s’articuler un foyer de perspective ou un champ d’étude. Pour le CIRPaLL, le centre de gravité repose sur « l’humain en question ». Pour le colloque de 2019, il s’agit de la littérature médiévale, pourvu que l’on entende le mot littérature, non dans le sens exclusif et raréfié en usage depuis le romantisme mais, selon l’expression de Michel Zink, comme un terme ambigu, « inadéquat mais irremplaçable »9. Et c’est ainsi, selon le large éventail de ces textes « littéraires » – depuis la Mariu Saga scandinave jusqu’au roman arthurien de l’Âtre périlleux, depuis les récits à sujet troyen jusqu’à la mise en drame de la parabole du Mauvais riche à la fin du Moyen Âge – que se développe ici la réflexion collective, à partir de trois corpus principaux : 1. Un ensemble de fictions narratives se partageant entre les pôles du « vrai » et du « vain », selon la façon dont Jean Bodel distingue les matières de France, de Rome et de Bretagne10 ; 2. Quelques textes à caractère hagiographique ; 3. Des œuvres dramatiques relevant du théâtre religieux.
La fabrique des Mythes
S’interroger sur la place que la littérature médiévale occupe entre mythes et sacré invite d’abord à poser la question de sa « fonction mythopoiétique »11 et à se tourner vers les romans du Graal, qui offrent en l’espèce un véritable cas d’école. Comme le note Philippe Walter, « l’erreur commune de beaucoup de mythologues partis en quête du Graal consiste à oublier que la littérature médiévale sait aussi fabriquer des mythes ; c’est peut-être même sa mission principale que l’on peut qualifier de mythopoiétique »12. À propos des symboles que nous a laissés Marie de France, Daniel Poirion évoque quant à lui « l’ébauche de mythes nouveaux, avec la trace, qu’il faut reconnaître, de mythes anciens »13. D’où la méthode qu’il appelle de ses vœux : « Il faut, avant de chercher les sources légendaires, aborder l’étude des structures littéraires, dans le but d’identifier les éléments d’allure mythique qui entrent dans la composition romanesque »14.
Il s’agirait, au fond, d’examiner « comment les œuvres “font” les mythes et comment les mythes “font” l’œuvre », selon la mission que Véronique Gély assigne à la mythopoiétique15, ou selon l’article classique de Philippe Sellier, qui s’efforce de définir le mythe littéraire en le différenciant soigneusement du mythe ethno-religieux16. En pareil cas, les spécialistes avancent aussi la notion de mythe littérarisé17. À ces modèles herméneutiques, le prologue du Chevalier de la charrette offre un indispensable point d’appui en distinguant la matière et le sens, tout en les dissociant de ce que Chrétien de Troyes nomme ailleurs la conjointure, dont l’élaboration est réservée au poète. Ainsi se dessinent la possibilité d’une lecture fondée sur une double cohérence, une cohérence « mythique » et une cohérence « courtoise »18, mais aussi la possibilité d’une poétique permettant une resémantisation des objets culturels19.
C’est à un « transfert culturel » de cette sorte que s’intéresse Damien de Carné en plaçant le Gauvain de L’Âtre périlleux « entre le soleil et la Croix » et en postulant que l’interprétation du personnage dépend du rapport particulier que le récit installe entre ces deux motifs20. La première partie de sa contribution montre comment les mythes « “font” les œuvres » en sollicitant la tradition textuelle sur laquelle repose la faculté surnaturelle de Gauvain, qui voit sa force changer suivant le cours que suit l’astre du jour. En ce qu’il témoigne de l’irruption du sacré dans le monde, ce mythème bien connu relève du mythe au sens ethno-religieux du terme. En plaçant cependant sur le trajet du héros une première puis une deuxième croix, tout en s’ingéniant à disposer les valences païennes et chrétiennes en symétrie inverse, le récit fait entendre combien le « nettoyage consciencieux du fonds mythologique » est la condition permettant aux œuvres de « faire » le mythe littéraire, fût-ce au prix d’une « réinitialisation » du personnage. Ainsi « Gauvain périme[-t-il] dans le cadre de L’Âtre Périlleux cette version attestée ailleurs de lui-même » afin de servir le projet courtois : « Abraser le reliquat mythologique (et aussi le dilettantisme amoureux) et tourner le personnage vers la croix n’ont pas tant l’objectif d’en faire un héros spirituel que de lui donner une caution éthique. » À l’étude de ce processus transfictionnel, Damien de Carné attache une question générale, celle du crédit qu’il faut accorder à de tels récits, à plus forte raison s’ils font appel au comique, rejoignant ainsi non seulement l’une des définitions possibles du mythe (qui consisterait à croire et à ne pas croire21) mais aussi le pôle du « vain » caractéristique des contes de Bretagne.
Telle n’est pas, en revanche, la perspective des récits issus de la matière antique, ainsi que le rappelle Sandrine Legrand à la lumière des récits troyens qui circulent à la période médiévale. Tandis que les textes arthuriens signent ce que Michel Zink nomme « l’aveu de la fiction »22, les romans d’antiquité du xiie siècle soutiennent encore la prétention à la vérité historique. Ce qui conduit Sandrine Legrand à réserver l’étude des rapports entre mythe et histoire à la tradition illustrée par le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et ses continuateurs en prose – à une époque où « la mythologie antique, par son appartenance au paganisme, est rejetée hors d’un champ du sacré désormais entièrement occupé par le christianisme » – et à s’orienter vers une autre tradition, celle de l’Ovide moralisé, où le récit mythologique à sujet troyen est explicitement confronté à sa lecture chrétienne. À la faveur d’un examen précis du livre XII, son article montre que si l’Ovide moralisé modèle bien ses sources ovidiennes afin de les faire contribuer à une entreprise de moralisation identifiant traditionnellement les Grecs aux chrétiens, le recours à l’Ilias latina autorise un détour en « créant un trouble dans la connaissance que le public a du mythe » – un « doute salutaire » qui « servira la révélation de la Vérité en lui proposant de lire autrement une histoire qu’il connaît parfaitement ».
C’est au réseau des traditions textuelles menant de l’Antiquité au Moyen Âge que s’attache aussi Claudio Galderisi en s’interrogeant sur le « caractère problématique » du transfert culturel dont Hercule fait l’objet : « Pourquoi, se demande-t-il, certains mythes sont-ils improductifs ? »23 Deux réponses majeures sont apportées. La première relève de la poétique car, « si les noms des héros semblent absents des fables vernaculaires médiévales, la structure profonde de la mythologie narrative indo-européenne a été translatée dans les lettres vernaculaires et a non seulement persisté mais a essaimé, fournissant la matière et la charpente d’un grand nombre de récits ». Attentif à ces « trous noirs de la translatio studii », Claudio Galderisi estime que la « présence/absence de certains héros à certaines époques » peut aussi s’expliquer par le contexte, par les « vecteurs historiques » chers à Michel Espagne. La difficulté viendrait en l’occurrence des valeurs que le nom d’Hercule incarne aux yeux des intellectuels médiévaux24 : « Bien plus qu’un héros de la deuxième fonction, le fils de Zeus était pour eux une sorte de chimère des idéaux et des fantasmes de l’Antiquité. Un ontos fascinant, un ange-démon que la civilisation du polythéisme avait façonné, qu’il était nécessaire de connaître et d’étudier, mais qui pouvait difficilement devenir un personnage romanesque, un être fictionnel ». Il faudra attendre la Renaissance, notamment la Renaissance italienne, « pour que romanesque et virtus héroïque se rencontrent à nouveau dans l’harmonie sublimée de la métaphore poétique ».
En marge de la matière antique « sage et de sens aprendant », Pierre Levron s’intéresse pour sa part à l’un des aspects essentiels de la mythopoiésis épique, celle qui dote les sarrasins des chansons de geste d’une « contre-religion », construite pour ainsi dire en miroir et par énigme vis-à-vis de la religion véridique. Cherchant à établir une « théologie » et une « mythologie » du « sarrasinisme », l’auteur se tourne vers les fondements du christianisme pour s’apercevoir bientôt que la religion païenne sarrasine constitue un « complexe littéraire » empirique jouant en contrepoint, à la fois dans et contre la « vraie » religion, ce qui permet aux trouvères de dénoncer le caractère fallacieux de l’entreprise. Sa contribution ajoute une pièce importante au dossier en montrant à quel point le mythe qui s’élabore dans le miroir du sacré est « voué par essence à rester une collection de motifs littéraires », à la différence du christianisme « dont la poésie épique est [le] vecteur didactique »25.
Hagiographies
En raison du rapport étroit qu’elle entretient avec le sacré, la situation de l’hagiographie est différente. Pour autant, son écriture repose aussi sur une fonction mythopoiétique, et le « complément fabulatoire » qu’elle mobilise ouvre la voie à un « espace de vacance » qui la distingue globalement des livres canoniques que constituent pour l’essentiel les Écritures : « À la différence des textes qu’il faut croire ou pratiquer, [la vie des saints] oscille entre le croyable et l’incroyable, elle propose ce qu’il est loisible de penser ou faire. Sous ces deux aspects, elle crée, hors du temps et de la règle, un espace de “vacance” et de possibilités neuves. […] En montrant comment, par un saint (une exception), l’histoire s’est ouverte à la “puissance de Dieu”, le texte crée une place où le même et le loisir se rejoignent. Cette place exceptée offre à chaque lecteur la possibilité d’un sens qui est à la fois l’ailleurs et l’immuable. L’extraordinaire et le possible s’appuient l’un l’autre pour construire la fiction ici mise au service de l’exemplaire »26.
Cet « espace de vacance », qui rapprocherait l’hagiographie du mythe littéraire, est mis en lumière par l’article de Christelle Fairise27 et plus encore par celui de Michela Spacagno, qui s’intéresse aux motifs mythiques dans la vie de sainte Marguerite et notamment au fameux épisode où la sainte est engloutie par un dragon. Ici, comme dans le cas de la fiction littéraire, « les éléments mythiques introduits par l’hagiographie dans ces textes pour captiver le public ne se présentent pas sous une forme originale, mais reprennent des modèles hérités du passé et enracinés dans la mémoire collective des peuples », ce qui permet à Philippe Walter de présenter l’hagiographie comme « une véritable machine à christianiser les vieux mythes européens » et de voir en elle « l’expression la plus achevée de la mythologie chrétienne du Moyen Âge »28.
C’est dire l’importance que les enquêtes philologico-littéraires accordent à la poétique de la réécriture hagiographique29, car il s’agit de tenir compte aussi bien des filiations textuelles que de la manière dont l’inlassable réécriture par l’hagiographie de son matériau narratif témoigne d’une porosité certaine entre genres littéraires. C’est ce que montre la contribution d’Elena Podetti en esquissant de nombreux rapprochements entre l’épopée, l’hagiographie et le roman, sur le mode de la réminiscence ou de la résonance, tout spécialement entre la Chanson d’Yde et Olive, les Vies de Dymphe, d’Hugoline et de Césarée, le Roman de Silence, La Manekine et Tristan de Nanteuil : « Conformément à ce que Jacques Le Goff appelle la “folklorisation du christianisme”, souligne Elena Podetti, le sacré est par là décliné à la manière de l’hagiographie populaire »30.
Ce qui définit cependant le caractère propre de l’hagiographie est que son rapport au sacré esquive en général la déliaison inhérente au mythe littéraire. L’écriture hagiographique veille à maintenir un lien fondamental entre mythe et sacré, aussi bien dans le « rapport oppositionnel » qu’ils entretiennent que dans leur « rapport complémentaire »31. Les lignes qui précèdent ont placé l’accent principal sur le rôle du « complément fabulatoire ». Le « rapport oppositionnel » n’est pourtant jamais loin si l’on songe au jugement sévère porté par Jacques de Voragine sur l’épisode où Marguerite est engloutie par le dragon, qu’il définit comme « apocryphum et frivolum »32, ou si l’on évoque la période où les Bollandistes ont considéré comme apocryphes tous les actes grecs et latins de la Passion de la sainte.
Quels que soient les ressorts, les concepts et les distinctions, ce qui l’emporte au fond, c’est « le caractère mouvant de la littérature médiévale » – sa plasticité –, « cherchant constamment à s’adapter en fonction du public et des époques », ce que montre Michela Spacagno en étudiant deux des versions françaises parmi les plus populaires et diffusées au Moyen Âge à partir du texte latin édité par Mombritius. La première version, un poème d’environ 600 vers composé par un auteur anonyme vers la fin du xiiie siècle, amplifie les aspects les plus mythiques de la légende et infléchit notamment le traitement du motif pour répondre à un goût tout médiéval pour les épisodes mettant en scène le combat contre le dragon, dont la littérature hagiographique et chevaleresque de l’époque est friande. Michela Spacagno remarque aussi que le poème en vers supprime la plupart des aspects religieux (les supplices infligés à la sainte, la référence à sa virginité violée, une grande partie de ses prières), s’attachant au côté émotif et humain de l’histoire.
La deuxième version analysée par Michela Spacagno est le mystère hagiographique de la vie de sainte Marguerite, rédigé en 4500 vers par un auteur anonyme dans la deuxième moitié du xve siècle et transmis par un imprimé unique de la Bibliothèque nationale de France datant de la fin du xvie siècle. L’adaptation à la scène permet de toucher un plus vaste auditoire et de matérialiser la figure spectaculaire du dragon devant les yeux des spectateurs à travers l’emploi combiné de machineries, effets spéciaux, bruitages, déguisements et jeux de scène. L’apparence de ce dragon s’inspire largement de la description léguée par la tradition mais le mystère médiéval « permet l’actualisation de ces motifs dans la réalité des spectateurs. Tout devient concret et visible sur la scène ». En renforçant le relief de l’un des personnages-clés de la légende, le prêtre-témoin Theotimus, l’auteur du mystère poursuit le même but, à savoir l’édification des fidèles.
Pour préciser, s’il en était besoin, le rapport qui oppose mythes et sacré, il faut se tourner vers l’Islande évoquée par Christelle Fairise, car, à la différence de l’Europe continentale, les Évangiles de l’Enfance apocryphes y ont été reçus comme des écrits historiques complétant la Bible au même titre que les écrits des Pères de l’Église. Ils jouissaient du même statut que les évangiles scripturaires, ce qui explique que la réécriture hagiographique en vernaculaire du matériau narratif biblique et apocryphe se double en l’occurrence d’une exégèse visant à favoriser l’intelligence de l’Écriture dans la réécriture. À l’inverse, la « démarche d’actualisation du sacré », celle qui, dans la réécriture en vieil islandais du De Nativitate Mariae, montre Élisabeth accouchant comme une femme viking (le nouveau-né est reçu sur le sol puis élevé vers le ciel par la parturiente), induit une mise à distance du récit scripturaire. Sacralisation du texte apocryphe d’un côté, désacralisation du texte saint de l’autre33.
Au fond, s’il est possible de voir dans l’hagiographie « l’expression la plus achevée de la mythologie chrétienne du Moyen Âge », selon la formule de Philippe Walter, c’est sans doute parce que, quelles que soient les formes que revêt l’articulation des mythes et du sacré au fil des nombreuses versions de la légende de sainte Marguerite, quelles que soient les grammaires de l’interaction, « la matière mythique se charge constamment de sacralité et acquiert de nouvelles significations chrétiennes »34.
Pour prendre toute la mesure du geste qui consiste à faire ainsi appel aux forces de l’imagination et à solliciter les ressources du mythe et du sacré, sans doute faut-il faire ici un pas de côté, se tourner vers les dynamiques sécularisantes et s’attacher, par exemple, grâce à Sébastien Cazalas, au rôle que joue la sacralité, c’est-à-dire l’imaginaire du sacré35, dans l’ordre politique et fiscal, au moment où l’État moderne en gestation n’a pas abandonné tout ancrage mythico-mystique36. Fondée sur « la rémanence et l’acclimatation au contexte tardo-médiéval d’un puissant imaginaire christique et mythique » et « tissée de manière serrée à des dispositifs discursifs d’une grande variété (apologue, allégorisation, sermon, argumentation historique et juridique, etc.) », le projet de Jean Juvénal des Ursins se révèle redoutablement efficace : bien avant que la mythologie classique « soit mise au service de l’idéal monarchique d’un Roi-Soleil à Versailles, [en] une mythologie apollinienne qui embrassait une sacralité absolutiste », son œuvre fait reposer la disqualification de l’impôt sur l’alliance du mythe et du sacré.
Le théâtre médiéval et l’expérience du Sacré
En analysant la figure du dragon mise en drame par le mystère hagiographique de sainte Marguerite, Michela Spacagno note que le jeu théâtral médiéval « permet l’actualisation dans la réalité des spectateurs » des motifs puisés aux vastes répertoires du mythe et du sacré. Mais quel sens donner au terme d’actualisation, si souvent employé, et au mot réalité ? À quel type d’expérience renvoient-ils ?
Ainsi que le rappelle Stéphanie Le Briz-Orgeur, « dans le domaine théâtral, Gilbert Dahan a montré ce qui sépare un jeu enté sur une péricope ou sur une hymne, et la péricope ou l’hymne en question37. Le rapport à la re-présentation – et significativement le mot s’écrit avec ou sans trait d’union selon le domaine considéré – n’est pas le même dans les deux cas : tandis que les célébrants d’un rituel font à nouveau advenir en vérité la parole qu’ils énoncent et les gestes qu’ils accomplissent, les acteurs “font comme si” et ne sauraient prétendre qu’avec leur jeu advient à nouveau en vérité ce qu’ils énoncent et accomplissent »38.
Dans le présent volume, cette différence s’éclaire à la lumière des pratiques de lecture affective étudiées par Anneliese Renck39. Largement répandu à la fin du Moyen Âge, le topos du sang du Christ comme encre a pu, en effet, « inciter une participation imaginée dans les récits et une interaction matérielle tout à fait réelle, tactile, avec les manuscrits mêmes ». La métaphore du Christ en tant que livre est antérieure au Moyen Âge, et elle a très tôt donné lieu à « un certain nombre de ramifications logiques : si le Christ est un livre, alors son sang doit être de l’encre, sa peau parchemin. » Voici par exemple la prière que Richard Rolle adresse à Dieu : « Ton corps est comme un livre entièrement écrit d’encre rouge, tellement il est recouvert de l’écriture de tes plaies rouges. Et maintenant, doux Jésus, donne-moi de lire ton livre, de comprendre ne serait-ce qu’un peu de la douceur de cet écrit ». Pierre Bersuire, de son côté, énumère les étapes de la production du manuscrit en parallèle avec les phases de la vie du Christ : « Ainsi, le livre du Christ est écrit sur la peau de la Vierge, dans son utérus, c’est-à-dire du vélin humain ; le livre est dicté et écrit par Dieu au moment de la conception ; rythmé par ses blessures, illuminé par son sang, relié dans sa Résurrection. » Grâce à ce « livre/corps/sang », s’ouvre un « espace performatif » : « le texte instruit le lecteur médiéval tardif à faire l’expérience de la souffrance de Christ de façon affective, non seulement en imaginant la scène décrite, mais en faisant intervenir sa propre participation somatique et physique ». L’argument principal de l’article n’est pourtant pas là : Anneliese Renck parvient à montrer que la métaphore du sang du Christ comme encre, bien qu’originaire du domaine religieux, est employée par quelques auteurs à la fin du Moyen Âge afin de promouvoir une lecture physique et affective des contenus profanes de leurs œuvres.
À la différence de ces pratiques de lecture fondées sur une actualisation directe du sacré, le ressort dramatique du « comme si » suscite une actualisation médiée, celle du jeu40, celle d’un jeu qui, en tant que tel, s’ouvre aux mythes. C’est le cas dès les origines du théâtre français ainsi que l’a montré Jean-Pierre Bordier à propos du Jeu d’Adam. S’interrogeant sur la position que cette œuvre occupe entre mythe et théologie, il observe que « l’écriture mythique appartient moins à la nostalgie du xiie siècle qu’à son projet »41. De fait, « le Jeu d’Adam participe à la grande entreprise de son temps : tandis que le roman s’approprie l’héritage antique et se tourne vers les horizons celtiques, le théâtre, “naissant” lui aussi, cherche une formulation mythique du message chrétien ». Pourtant, ajoute-t-il, « notre documentation donne l’impression qu’il s’agit d’une entreprise sans lendemain, que l’originalité de la pièce est absolue, sans antécédent ni postérité. C’est peut-être vrai. Mais il n’est pas interdit de penser que la synthèse, ou la réconciliation, qu’elle esquisse entre le christianisme et les formes de la culture laïque a été rendue caduque par l’irruption de la littérature arthurienne. Dans cette hypothèse, c’est Robert de Boron et surtout le roman en prose qui reprendraient l’effort interrompu… »42, avant que le théâtre ne poursuive lui-même cet effort, un peu plus tard43, s’ouvrant alors aussi au mythe littéraire arthurien, qu’il « actualise » en le « rendant présent » par de rares allusions sur la scène des Miracles de Nostre Dame par personnages44.
C’est à un sens légèrement élargi mais toujours médié que recourt Hélène Averseng quand elle propose de faire de l’actualisation du sacré le ressort sur lequel reposent les réécritures du mythe de Judas. À la lumière du chapitre 45 de la Légende dorée, elle s’intéresse à l’une de ces réécritures, une « vie » qui présente Judas comme un nouvel Œdipe. L’article invite à suivre les traces de cette « biographie mythique » à travers les étapes d’une double « actualisation », générique (du récit au théâtre) et sémantique (du paganisme grec au christianisme). Si le xiie siècle « voit se côtoyer, dans le même temps, la volonté de combler les manques narratifs bibliques et la tendance à la redécouverte et à l’appropriation des mythes païens », il faut attendre la fin du xve siècle pour que la légende atteigne une « ultime étape de réactualisation », avec la Passion de Jean Michel, jouée à Angers en 1486, qui met en scène et en spectacle la vie de Judas en « représent[a]nt l’histoire humaine sous la forme d’un mythe familial, d’une histoire de frère ennemis constamment répétée, dont Caïn est le paradigme et Judas l’expression artistique la plus inquiétante »45. Grâce à « l’actualisation du sacré », le mythe « entre dans l’histoire de l’humanité pécheresse », faisant apparaître Judas comme un personnage « fondamentalement humain »46.
La question de l’humain ou bien « l’humain en question », selon la formulation retenue par le CIRPaLL, constitue en effet le point cardinal de nos réflexions, à la croisée des mythes et du sacré. C’est ce que montre bien le dernier article du volume. Après avoir mis au jour la formation d’un mythe autour de la figure de Lazare, le miséreux sauvé par sa patience, après avoir établi que ce mythe de la patience salvatrice se perpétue dans la Moralité à douze personnages grâce à la convergence du mythe et d’une allusion à la sacra pagina, après avoir émis l’hypothèse que l’Histoire et tragedie à dix-huit personnages accueille une discussion de la Parole sacrée, discussion destinée à « la débarrasser d’un mythe qui faisait perdre de vue l’essentiel, à savoir l’équivalence entre raison, humanité d’une part, et pitié, amitié envers son semblable d’autre part », Stéphanie Le Briz-Orgeur montre à quel point, dans cette dernière œuvre, « le sens du sacré correspond manifestement à la compréhension vive de la spécificité humaine »47. Quant à la « littérature médiévale », elle pose et réfléchit cette question au prisme des mots, des formes et des genres (les fictions narratives, les discours hagiographiques, les théâtres religieux), chevillant aux grammaires humaines (le mythe dit littéraire, les transferts culturels, « l’espace de vacance » hagiographique, l’imaginaire du sacré, les effets de la mise en drame) le sens du sacré.
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1 La SLLMOO est la Société de Langues et de Littératures Médiévales d’Oc et d’Oïl.
2 Il s’agit du Centre Interdisciplinaire de Recherche sur les Patrimoines en Lettres et Langues rattaché à l’université d’Angers.
3 Nous reprenons ici les définitions figurant sur la page du CIRPaLL : « Par mythes, on entendra un ensemble de récits, issus d’époques et de cultures variées, considérés comme un ensemble de variantes et de réécritures successives, appelant une étude de leur transmission et de leur réception au travers des époques. La notion de sacré sera distinguée de celle de religion : il conviendra de prendre en compte les notions de croyance et de profane, mais aussi d’envisager le sacré dans ses rapports avec la transcendance. » (https://cirpall.univ-angers.fr)
4 Jean-Jacques Wunenburger, Le sacré, Paris, PUF, 5e éd., 2009, p. 25.
5 Jean-Louis Backès, « Mythe et fable », dans Mythe, histoire et littérature au Moyen Âge, éd. Catherine Croizy-Naquet, Jean-Pierre Bordier et Jean-René Valette, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 13-24.
6 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 216.
7 Jean-Jacques Wunenburger, Le sacré, op. cit., p. 20.
8 Cité par Stéphanie Le Briz-Orgeur, « Du mythe du mendiant sauvé par sa patience à la discussion du texte sacré ? Effets de la mise en drame de la parabole du Mauvais riche (xve-xvie s.) », article publié dans le présent volume.
9 Michel Zink, « Littérature(s) », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, éd. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Paris, Fayard, 1999, p. 610.
10 « Li conte de Bretaigne son si vain et plaisant. / Cil de Romme sont sage et de sens aprendant. / Cil de France sont voir chascun jour aparant. » (Jean Bodel, La Chanson des Saxons, éd. Annette Brassseur, Genève, Droz, 1989, v. 9-11)
11 Dans ce volume, voir la contribution de Claudio Galderisi, « Un transfert culturel problématique : Hercule-Alcide entre rémanence et absence ».
12 Philippe Walter, « La mémoire et le grimoire : réflexion sur une lecture mythologique de la littérature médiévale », dans L’Hostellerie de pensée. Études offertes à Daniel Poirion, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1995, p. 494.
13 Daniel Poirion, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982, p. 49. Dans cette perspective, voir Jean-Jacques Vincensini, Pensée mythique et narrations médiévales, Paris, Champion, 1996.
14 Daniel Poirion, « L’ombre mythique de Perceval dans le Conte du Graal », Cahiers de Civilisation Médiévale, 19, 1976, p. 192. Voir aussi, Id., Résurgences. Mythes et littérature à l’âge du symbole, Paris, PUF, 1986.
15 Véronique Gély, « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction », www.vox.poetica.org [date de publication : 21 mai 2006]
16 Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, 55 (1984), p. 112-126. Sur les apports et la postérité critique de cet article-phare, on se reportera à Frédéric Monneyron et Joël Thomas, Mythes et littérature, Paris, PUF, 2012.
17 Voir André Siganos, Le Minotaure et son mythe, Paris, PUF, 1993.
18 Jean Fourquet, « Le rapport entre l’œuvre et la source chez Chrétien de Troyes et le problème des sources bretonnes », Romance Philology, IX-3 (1956), p. 298-300.
19 « Tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage. » (Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », cité par Claudio Galderisi dans le présent volume)
20 Damien de Carné, « Gauvain entre le soleil et la Croix dans L’Âtre périlleux » dans le présent volume.
21 Selon Paul Veyne, qui prend l’exemple du Père Noël, le mythe se reconnaît à ce qu’il invite à croire à moitié ou à croire à des choses contradictoires : « les enfants croient à la fois que le Père Noël leur apporte des jouets par la cheminée et que ces jouets y sont placés par leurs parents : alors croient-ils vraiment au Père Noël ? » (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, p. 11).
22 « En quittant l’Antiquité et le monde méditerranéen pour la Bretagne et le temps du roi Arthur, le roman renonce à la vérité historique, référentielle, et doit se chercher une autre vérité. Une vérité qui est celle du sens ; un sens qui se nourrit pour l’essentiel d’une réflexion sur la chevalerie et l’amour. » (Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992, p. 142-143)
23 Claudio Galderisi, dans le présent volume.
24 Sur l’importance du nom propre, voir Jean-Louis Backès : « L’invariant d’un mythe, s’il existe, se trouve vraisemblablement non pas du côté où on l’a trop cherché, du côté de la signification, mais tout au contraire, du côté de ce qui échappe à la signification, par exemple du côté du nom propre ». Si les mythes se présentent avant tout comme « des noms propres, attachés à des récits », mieux vaut donc sans doute considérer ces « quelques objets largement connus, qui offrent la particularité d’être singuliers et distincts les uns des autres plutôt que de chercher à bâtir des définitions générales ». (Le mythe dans les littératures d’Europe, Paris, Cerf, 2010, p. 201 et p. 113)
25 Pierre Levron, « “A Mahom se comande, qui le porc esclaucha”, ou la théologie païenne est-elle une “contre-mythologie” ? Enquête dans les textes littéraires du douzième au quinzième siècle », dans le présent volume.
26 Michel de Certeau, « Hagiographie », Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis éd., 2002, t. 11, p. 55.
27 Christelle Fairise, « Aux frontières du sacré : la réécriture des évangiles apocryphes et scripturaires dans la Maríu saga (fin xiiie-début xive siècle, Islande), dans le présent volume.
28 Cité par Michela Spacagno, « Motifs mythiques et sacrés dans la vie de sainte Marguerite », dans le présent volume. Selon Jean-Claude Schmitt, le christianisme constitue une mythologie « à tous les sens du terme », une mythologie qui, loin d’être établie une fois pour toutes, s’est continuellement développée à travers la littérature apocryphe, l’hagiographie et les légendes chrétiennes, jusqu’à former une véritable « nébuleuse mythique » « Problèmes du mythe dans l’Occident médiéval », Le Corps, les rites, les rêves, le temps, Paris, Gallimard, 2001, p. 54.
29 Voir la définition de Monique Goullet citée par Christelle Fairise.
30 Elena Podetti, « Réminiscences mythiques et résonances hagiographiques dans la Chanson d’Yde et Olive », dans le présent volume. Sur la distinction entre une hagiographie savante, à dominante historique, et une hagiographie populaire, de plus en plus légendaire, voir la contribution de Michela Spacagno.
31 Nous empruntons cette opposition à la contribution de Stéphanie Le Briz-Orgeur publiée dans le présent volume.
32 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. Alain Boureau et al., Paris, Gallimard, 2004, p. 502. Cité par Michela Spacagno.
33 Sur la mise en œuvre de cette dialectique, entre mythes et sacré, voir aussi Stéphanie Le Briz-Orgeur, qui suggère d’employer profaner dans le sens positif qu’il pourrait avoir « l’on en faisait un verbe disant la possibilité d’exprimer dans la langue des hommes – et spécialement dans la langue théâtrale – une vérité sacrée ». Plus généralement, on aura intérêt à lire les articles de Christelle Fairise et de Stéphanie Le Briz-Orgeur à la lumière l’un de l’autre.
34 Michela Spacagno, dans le présent volume.
35 Voir L’imaginaire du sacré, dir. Agnès Lhermitte et Élisabeth Magne, Eidôlon, 119, (2016). Voir en particulier l’introduction de Jean-Jacques Wunenburger.
36 Sébastien Cazalas, « “Moult merveilleuse et perillieuse taille”. Le mythe et le sacré… de l’impôt dans l’œuvre politique de Jean Juvénal des Ursins », dans le présent volume. Pour prendre la mesure de cette gestation, on peut se reporter au recueil d’études édité par Dominique Poirel sous le titre Le théologico-politique au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2020. Les articles qu’il comprend visent à répondre à la question suivante : « durant les derniers siècles, avons-nous assisté à une lente sécularisation du religieux en politique, ou bien à un mimétisme et à une concurrence entre les deux glaives ? » (Quatrième de couverture)
37 Gilbert Dahan, « Temps sacré, temps profane, temps du théâtre. De la liturgie au jeu », dans Théâtre et révélation. Donner à voir et à entendre au Moyen Âge. Hommage à Jean-Pierre Bordier, éd. Catherine Croizy-Naquet, Stéphanie Le Briz-Orgeur et Jean-René Valette, Paris, Champion, 2017, p. 39-50.
38 Stéphanie Le Briz-Orgeur, dans le présent volume.
39 Anneliese Renck, « Le sang (du Christ) comme encre : la lecture affective et profane dans la France médiévale tardive », dans le présent volume.
40 Jean-Pierre Bordier, « Le jeu théâtral n’est pas une hallucination », Littérature et révélation au Moyen Âge. I. Visible, invisible, Littérales, 40 (2007), p. 145-163.
41 Jean-Pierre Bordier, « Le Fils et le Fruit. Le Jeu d’Adam entre la théologie et le mythe », dans The Theatre in the Middle Ages, ed. Herman Braet, Johan Nowé, Gilbert Tournoy, Leuven University Press, 1985. Cette citation ainsi que les suivantes sont empruntées à la p. 101.
42 Ibid. Voir aussi Jean-Pierre Bordier et Geneviève Hasenohr, « Introduction », dans Le Jeu d’Adam, éd. critique et traduction de Geneviève Hasenohr, Genève, Droz, 2017.
43 Voir Jean-Pierre Bordier, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (xiiie-xvie s.), Paris, Champion, 1998.
44 Gabrielle Grandcamp, « Arthur sur la scène des Miracles de Nostre Dame : références et interférences mythologiques dans le théâtre religieux médiéval », dans le présent volume.
45 Jean-Pierre Bordier, Le Jeu de la Passion, op. cit., Quatrième de couverture.
46 Hélène Averseng, « Réécritures du mythe et actualisation du sacré : la légende médiévale de Judas, du récit au théâtre », dans le présent volume.
47 Stéphanie Le Briz-Orgeur, dans le présent volume.