Book Title

Les émotions au Moyen Âge : un objet littéraire

Michèle GUÉRET-LAFERTÉ

Didier LECHAT

Laurence MATHEY-MAILLE

Les émotions : un objet d’étude

Le dialogue entre Socrate et le sculpteur Cleiton, rapporté par le philosophe Xénophon (Mémorables III, 10), contient sans doute l’une des premières références au lien entre la représentation et l’expression des passions, des émotions dans l’art. Si, dans la sculpture, cette expression peut idéalement se traduire à travers l’image des corps en mouvement, comment est-elle représentée dans la peinture ou dans la littérature ? Depuis l’Antiquité, artistes, peintres, sculpteurs, écrivains, philosophes et historiens n’ont jamais cessé de s’interroger sur les possibilités de représentation des émotions ni d’étudier leurs modalités et leurs enjeux. Ces études ont récemment connu un nouvel élan. À l’heure où le beau livre de Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge1, impose la nécessité d’une histoire des émotions, à l’heure où les émotions figurent dans le Dictionnaire de l’historien récemment publié par Claude Gauvard et Jean-François Sirinelli, les travaux sur ce thème se multiplient dans différents domaines et registres2.

Les historiens se sont emparés du sujet et les émotions se trouvent au centre de bien des analyses historiques. C’est le cas par exemple dans la biographie de David Bates consacrée à Guillaume le Conquérant. Évoquant l’enfance de Guillaume, l’historien anglais souligne à plusieurs reprises l’importance des émotions dans l’apprentissage et dans l’exercice du pouvoir, comme lorsqu’il pointe par exemple le caractère coléreux du futur duc roi : « La manifestation de la “colère”, expression spectaculaire de volonté par laquelle étaient communiquées les décisions et qui modelait l’exercice du pouvoir, jouait là un rôle majeur. Que la “colère” soit considérée comme relevant de la psychologie ou de l’anthropologie […], elle est au cœur de la prédominance que Guillaume établit et des méthodes qu’il appliqua pour la conserver »3. Toutefois, comme le soulignent Damien Boquet et Piroska Nagy, « le véritable enjeu n’est pas seulement de reconnaître que les émotions agissent dans l’histoire, mais qu’elles ont une histoire, aussi complexe et diverse que les environnements sociaux et culturels dans lesquels elles s’expriment »4. Les deux historiens proposent alors « une histoire culturelle de l’affectivité de l’Occident médiéval »5, dans laquelle ils étudient l’anthropologie chrétienne des émotions au Moyen Âge, avant de s’intéresser aux émotions aristocratiques, princières, mystiques ou plus communes, qui structurent selon eux à la fois le pouvoir et les communautés de l’âge féodal. Parmi les nombreuses sources qu’ils utilisent figure, en bonne place, la littérature profane et spirituelle.

De fait, les textes littéraires sont l’un des lieux privilégiés de l’expression des émotions. À la suite des travaux des historiens, l’objectif du volume que nous publions ici a donc été de s’interroger sur la représentation littéraire des émotions au Moyen Âge, de tenter de saisir et de restituer la « chair des émotions qui palpite dans la chair des textes »6. Il ne s’agit pas de dresser un catalogue ni un inventaire des émotions exprimées dans les textes médiévaux, mais bien plutôt de questionner les modes d’écriture de ces émotions, en gardant à l’esprit que le Moyen Âge introduit une nouvelle orientation dans l’approche des émotions, sous l’influence du christianisme : les passions humaines acquièrent une valeur et un sens nouveaux sous l’éclairage de la Passion du Christ.

Carla Casagrande et Silvana Vecchio affirment à ce propos : « […] l’avènement du christianisme, une religion dans laquelle Dieu se fait homme, assume toutes les passions de l’homme et surtout sauve l’homme à travers sa Passion, a comporté un véritable changement de paradigme dans la réflexion sur les passions par rapport au monde antique »7. Selon elles, c’est Augustin qui prend la juste mesure de ce renversement et va déterminer profondément toute la pensée médiévale et la nouvelle place accordée aux émotions8. Au livre XIV de La Cité de Dieu, il montre comment la vie terrestre de la communauté, de ceux qui ont obtenu le salut est dominée par une succession intense de passions : les habitants de la Cité de Dieu alternent la peur de la peine éternelle avec le désir du salut, la douleur pour leur actuelle condition avec la joie dans l’espérance du futur. Ainsi, les passions cessent d’être des maladies de l’âme dont il faut guérir ou des mouvements irrationnels et impétueux à modérer et deviennent un instrument du salut. Reprenant la classification d’origine stoïcienne, Augustin identifie quatre passions principales : désir, crainte, joie et douleur. Mais ce qui l’amène à abandonner l’idéal stoïcien, c’est la conscience qu’avec le christianisme le pouvoir qu’a l’esprit sur les affects est lui-même subordonné au pouvoir de Dieu. Il s’agit donc de convertir les passions, de les gouverner pour orienter le mouvement passionnel vers une direction juste. Une volonté droite, guidée par un amour ordonné, c’est-à-dire qui aime Dieu pour lui-même et qui aime le prochain, sa propre âme et son propre corps seulement en fonction de Dieu, donne lieu à des passions bonnes ; une volonté perverse, guidée par un amour désordonné, qui privilégie l’amour de soi et du prochain sur l’amour de Dieu, se décline en revanche en passions mauvaises. Ainsi, les passions sont certes un signe de la faiblesse humaine, mais la grâce de Dieu les convertit vers le bien, en en faisant un instrument du salut. Et le fondement de cette voie vers le salut est le Christ, qui a éprouvé toutes les passions, le désir, la tristesse, la joie, la crainte, l’angoisse, la colère, pour montrer à l’homme la force de ses faibles passions et lui enseigner comment les utiliser.

Le travail fourni par les historiens pour réinscrire les émotions médiévales dans leur contexte culturel, philosophique et religieux rejoint les conclusions de certains chercheurs en neurosciences pour constater que les émotions sont des phénomènes soumis à évolution. Évolution que les travaux récents des historiens se refusent à réduire à la thèse de Norbert Elias selon laquelle la période moderne aurait permis un processus de civilisation, de maîtrise progressive d’émotions qui seraient restées jusqu’alors indomptées. Dans le langage des neurosciences, les émotions ne sont pas seulement des réponses biologiques automatiques d’ordre « précognitif », elles dépendent aussi, quelle que soit l’époque considérée, d’un travail cognitif, elles résultent d’un apprentissage. La localisation des émotions, leur importance, leur lien avec le genre, leur place dans la civilité et la société sont codifiés selon des normes qui ont beaucoup varié dans le temps.

Pour Barbara H. Rosenwein, il existe une aptitude biologique universelle des hommes à ressentir et à exprimer ce que nous appelons des « émotions »9. En revanche, la manière dont on nomme ces émotions, dont elles sont ressenties et exprimées – ou passées sous silence – sont des aspects modelés par les « communautés émotionnelles ». Les communautés émotionnelles sont des groupes sociaux qui ont en commun des valeurs, des normes, des façons spécifiques de ressentir et d’exprimer leurs sentiments. On peut en citer comme exemples tel monastère cistercien, la cour des comtes de Toulouse ou la cour de Bourgogne à telle ou telle époque précise.

Les émotions ont une fonction communicative, elles dépendent de signaux sociaux, parmi lesquels les mots sont essentiels. C’est à bon droit que l’étude du vocabulaire retient l’attention des contributeurs à ce volume. Il n’a été jugé nécessaire ni par les historiens qui s’intéressent à la question ni par les auteurs des articles rassemblés ici d’exclure les émotions feintes de leurs analyses, c’est la « performance » des émotions qui compte à leurs yeux, car elle est toujours révélatrice d’une norme. Concernant la définition précise des émotions, Barbara H. Rosenwein souligne le flou qui rend peu pertinente la distinction moderne entre émotion et affect. L’ensemble des mots désignant les émotions forme une constellation que l’on peut souhaiter englober de la manière la plus large possible. Retenons en guise de point de départ la définition des émotions donnée par Piroska Nagy : « manifestations affectives spontanées de courte durée »10, sans omettre l’idée qu’elles résultent aussi d’un apprentissage social étroitement dépendant de communautés émotionnelles spécifiques.

Les différents articles s’emploient, après un retour aux origines de l’histoire des émotions, à mettre les émotions à l’épreuve des formes littéraires, à en analyser la grammaire avant d’interroger la force émotionnelle à l’œuvre dans certains textes.

Les émotions sous la plume des auteurs médiévaux : présentation des articles

Aux origines de l’histoire des émotions

Pour servir d’introduction à l’étude des émotions comme objet littéraire, trois contributions proposent, chacune à sa manière, une prise de recul méthodologique ou historique. Damien Boquet retrace l’émergence progressive d’une histoire des émotions. Beate Langenbruch propose un état présent des recherches sur le corpus épique et dessine des perspectives à venir. Gioia Paradisi remonte aux origines de l’affectivité amoureuse médiévale, à travers l’étude du Breviari d’Amor qu’elle relie à la pensée de saint Augustin.

Aux yeux des historiens de l’émotion, le Moyen Âge a longtemps été considéré comme une période « infantile » qui précède un processus de civilisation et de rationalisation. Damien Boquet rappelle que l’histoire des sensibilités s’est par ailleurs laissé influencer par les approches cognitives. Théorie du processus de civilisation et cognitivisme sont, à ses yeux, les deux biais qui ont pendant longtemps empêché l’émergence d’une véritable histoire culturelle des émotions. Lucien Febvre, s’inspirant des travaux d’Henri Wallon sur la psychologie de l’enfant, avait tendance à rapprocher l’évolution de l’individu de celle des sociétés ; cette théorie évolutionniste n’est pas sans parenté avec les positions de Norbert Elias sur le processus de civilisation. Par la suite, l’historiographie des Annales prend ses distances avec la psychologie historique et adopte une lecture plus sociologique et anthropologique des émotions, à l’exemple des travaux de Marc Bloch, qui se placent eux-mêmes dans le sillage de la pensée de Marcel Mauss. Damien Boquet invite à poursuivre l’enquête généalogique sur l’histoire de l’histoire des émotions, et il appelle aussi de ses vœux le développement d’une véritable histoire culturelle des émotions.

C’est également sous le signe de la synthèse que Beate Langenbruch présente les recherches récentes ou en cours à propos des émotions dans le domaine épique, en prenant comme matériau de base le colloque organisé à Lyon en 2016 intitulé « L’épopée sensible : les émotions de l’Europe médiévale et le discours épique ». Elle se demande d’abord s’il existe des affects plus spécifiquement caractéristiques de la chanson de geste. Beate Langenbruch, en s’appuyant sur divers travaux récents, souligne l’importance des mots par lesquels les émotions sont désignées, elle braque le projecteur sur quelques émotions particulières : la peur, la honte, la haine, le sentiment religieux. Un point particulier est consacré à la colère, embrayeur fréquent des conflits dans les épopées médiévales, élément qui joue un rôle narratif fondamental dans ce type d’œuvres mais qui présente néanmoins une certaine ambiguïté : elle dynamise le récit tout en prêtant le flanc à la critique, car elle est un aspect possible de l’injustice. L’étude des émotions épiques doit passer par une attention nouvelle portée aux gestes et aux représentations symboliques. L’auteur propose diverses pistes à explorer. Il convient enfin, souligne-t-elle, de s’intéresser au rôle que tient la performance des poèmes épiques dans la transmission d’émotions à un public, et de prêter attention à la façon dont se construisent, autour de ces œuvres, des groupes nationaux, engagés dans de véritables communautés affectives.

Dans le Breviari d’Amor de Matfre Ermangaud, qui constitue une véritable somme sur les différentes formes de l’amour, Gioia Paradisi s’intéresse d’abord à la section de l’œuvre intitulée le « Perilhos tractat d’amor de donas » qui traite de l’amour entre l’homme et la femme. Elle montre comment l’auteur offre un modèle interprétatif des émotions amoureuses en s’efforçant d’harmoniser l’idéologie sur le mariage élaborée par saint Augustin et par la pensée doctrinale avec la réflexion sur l’amour transmise par la lyrique troubadouresque. Puis elle établit une liaison entre la conception des rapports entre l’homme et la femme qui se dégage de cette éducation sentimentale avec le récit de la Chute d’Adam et Ève que l’on trouve dans une autre partie de l’œuvre de Matfre. Dans ce récit, où l’on peut déceler l’influence de plusieurs textes d’Augustin, Gioia Paradisi considère les diverses émotions liées au péché originel, dont certaines sont communes à l’homme et à la femme (honte et peur) tandis que d’autres les distinguent dans leur responsabilité par rapport à la Faute : si la désobéissance d’Ève s’explique par ses vices mêmes, c’est l’état émotionnel d’Adam qui le pousse à céder à la tentation, en l’occurrence sa bienveillance pour Ève, qu’il a le tort de placer avant l’amour de Dieu.

Les émotions à l’épreuve des formes littéraires

Dans quelle mesure peut-on déclarer qu’une émotion ressortit plus proprement à tel ou tel genre ? Comment la spécificité d’un genre induit-elle le traitement littéraire qui en est fait ?

Prenant comme support de sa démonstration La Prise de Cordres et de Sebille, chanson de geste du xiiie siècle, Magaly Del Vecchio s’interroge sur la place qui y est accordée à la tristesse. Elle se sert des quatre formes de ce sentiment dégagées par saint Thomas d’Aquin et en montre l’illustration dans ce texte : les causes peuvent être variées, allant de la plus grave (perte d’un être cher) à la plus futile (envie de posséder ce qu’on n’a pas), de la plus personnelle (situation générant l’anxiété) à la plus altruiste (empathie). L’expression en est quant à elle fortement stéréotypée, notamment dans les discours, et le recours à l’hyperbole très fréquent. Si les manifestations physiques de la tristesse sont le plus souvent soulignées, on note que les femmes s’adonnent davantage à des gestes de violence sur elles-mêmes (cheveux arrachés, poings tordus…), tandis que les pleurs sont davantage versés par les hommes. Ainsi, la douleur morale constitue un véritable motif épique, au sens où le définit Jean Rychner. Il peut paraître étonnant que la chanson de geste, si préoccupée d’exalter des valeurs héroïques, accorde une telle place à l’évocation de ce sentiment. Mais c’est d’abord un moyen de ralentir l’action et de ménager des pauses. À l’époque où la chanson de geste est influencée par le roman, c’est aussi une façon de doter le personnage de plus d’humanité. Toutefois, la fonction principale de la tristesse, selon Magaly Del Vecchio, est la mise à l’épreuve du héros, comme le montre le fait qu’elle est réservée aux chrétiens : de contre-valeur, elle se mue en valeur positive, chargée de révéler sa force morale.

On a pu considérer la peur ou la colère comme des émotions proprement épiques. En prenant pour objet la honte, Lisa Sancho se pose l’intéressante question de savoir si elle est l’émotion d’un genre particulier. Ce sentiment, qui occupe une position cruciale dans la mentalité médiévale, aussi bien dans sa liaison à la morale de l’honneur que dans sa relation au péché et à la faute, est tour à tour examiné dans trois grands genres narratifs : le fabliau, la chanson de geste et le roman aux xiie-xiiie siècles. Dans les fabliaux, qui sont en majorité des histoires d’adultère, la honte du mari cocufié est omniprésente et, même lorsque le sujet est autre, ces textes se caractérisent par la mise en scène de situations humiliantes. Dans la chanson de geste, si la honte est le propre du lâche sarrasin ou du vil traître, elle s’inscrit plus largement en creux pour structurer bon nombre d’intrigues. Le roman pour sa part recourt souvent à cette émotion, notamment dans le type du fou d’amour, comme le sont Tristan et Lancelot. Pourtant, les fonctions de la honte diffèrent profondément selon le genre. Dans le fabliau, c’est le plus souvent un élément de dissuasion ou de vengeance, propre à susciter le rire mais qui révèle parfois des aspects plus féroces. Dans la poésie épique à l’idéologie manichéenne, la honte représente une contre-valeur dont le rejet soude la communauté. En revanche dans le roman, la honte peut avoir un statut nettement plus paradoxal, comme le prouve le personnage de Lancelot, depuis le roman de Chrétien de Troyes jusqu’à La Queste du saint Graal. Admirable ou condamnable, c’est donc un sentiment dont la littérature médiévale exploite les valeurs les plus contrastées.

Flore Verdon choisit d’étudier le traitement littéraire des émotions dans les lais, aussi bien dans ceux de Marie de France que dans cinq lais anonymes. S’intéressant d’abord à leur expression, elle note que, même si les romans recourent à des procédés similaires, la concision propre aux lais fait ressortir la place essentielle qui leur est accordée. Leur mise en valeur s’opère par l’insistance sur les effets physiques des émotions. De même, le recours à la focalisation interne et l’utilisation du discours direct permettent d’exprimer les sentiments des personnages dans toute leur richesse et leur diversité. On peut ainsi mesurer le rôle spécifique des émotions dans les lais : elles assument une fonction diégétique primordiale et constituent le moteur de l’intrigue. Elles entretiennent par ailleurs un lien subtil avec l’Autre Monde, espace merveilleux présent dans une majorité de lais : soit le héros est amené à le découvrir grâce à un état émotionnel particulier, soit le passage dans cet Autre Monde constitue une source inépuisable d’émotions diverses. On peut donc conclure à la fonction proprement structurante de l’émotion dans le genre des lais.

Le genre théâtral a pour sa part beaucoup à nous apprendre dans ce domaine, par le type d’émotions mis en scène aussi bien que par celui qui est suscité chez le public, comme le montre Gabrielle Grandcamp avec le corpus des Miracles de Nostre Dame par personnages, représentés entre 1329 et 1382 pour la confrérie des orfèvres parisiens. Poursuivant une visée didactique et morale, ils mettent en scène le pécheur dans sa liberté à disposer de ses émotions et à les convertir en une force positive ou négative. Quant aux personnages divins ou infernaux qui interviennent, ils manipulent habilement l’émotion afin d’agir sur les hommes. Gabrielle Grandcamp considère les divers procédés mis en œuvre : l’expression simple et directe des affects, la brutalité des variations affectives, mais aussi les gestes sans cesse suggérés par des didascalies internes, présentes notamment dans les monologues des personnages. En outre, les personnages secondaires sont adroitement utilisés pour agir sur les spectateurs, tout en témoignant des émotions que suscite chez eux le comportement du héros, notamment par l’usage des larmes : elles sont à la fois ouverture à la présence divine, moyen de souder la communauté, mais aussi ingrédient du pathos dramatique. L’omniprésence des larmes dans les Miracles, que Gabrielle Grandcamp n’hésite pas à définir comme « le genre des larmes », constitue pour le spectateur un horizon d’attente émotionnel particulier. On peut conclure à la pleine littérarité des Miracles de Nostre Dame, tant leur étude dramaturgique révèle un art subtil de l’utilisation des émotions.

Enfin, c’est par le biais du « semblant » que Camille Carnaille considère le sentiment amoureux, en prenant comme objet un type de textes spécifique : trois arts d’aimer rédigés entre la fin du xiie siècle et le début du xve, à savoir Le Livre d’Amours de Drouart la Vache (traduction du Traité d’André le Chapelain), Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun et Le Livre des échecs amoureux moralisés d’Evrart de Conty. La conformité ou non entre « semblant » et dispositions intérieures est au cœur des arts d’aimer médiévaux : l’éthique courtoise repose sur le contrôle de soi et la mesure, mais la crainte des losengiers impose aux amants de se préserver du regard extérieur et de dissimuler leurs sentiments, comme le recommandent tour à tour Drouart la Vache et Evrart de Conty. Déjà chez ces deux auteurs s’opère un glissement de la dissimulation vers la feinte et le faux semblant. Dans le discours d’Ami, dans Le Roman de la Rose, apparaissent – avant même l’irruption de Faux Semblant – des recommandations d’hypocrisie et de feinte émotionnelle. Faux Semblant est présenté comme une nécessité par Evrart de Conty pour gagner la partie d’échecs, cette feinte entre également dans les stratégies de mise à l’épreuve de l’être aimé selon Drouart la Vache. Quant à Jean de Meun, il met en évidence la dimension trompeuse de la conquête amoureuse, dans un discours ambigu qui oscille entre exaltation et condamnation.

Grammaire de l’émotion

Si le traitement littéraire des émotions peut varier en fonction du genre qui les accueille, il importe aussi de constater que leur expression littéraire mobilise des outils stylistiques et lexicaux spécifiques, qu’il existe en quelque sorte une grammaire, une écriture des émotions.

S’intéressant à la palette émotionnelle des états affectifs amoureux dans la poésie des troubadours, plus particulièrement celle du trobar clus, Guillaume Oriol montre ainsi comment la métaphore constitue un procédé fondamental pour exprimer ce que l’amour a d’ineffable. L’association de catégories émotionnelles contradictoires, telles que le joi et la douleur, est en effet rendue possible par la structure de la métaphore. Pour approfondir l’étude de cette figure de rhétorique telle qu’elle est utilisée par les troubadours, Guillaume Oriol recourt aux enseignements de la linguistique cognitive et étudie divers exemples pris aux cansos d’Arnaut Daniel, de Raimbaut d’Aurenga et de Guiraut de Bornelh ; il dégage ce faisant le rôle essentiel assumé par l’idée de mouvement pour structurer l’évolution des émotions à l’œuvre dans les poèmes.

Ce sont également les procédés rhétoriques qu’analyse Anatole Pierre Fuksas dans son article consacré à amor et crieme dans le Cligès de Chrétien de Troyes. Il revisite le célèbre passage où Chrétien, pour expliquer le comportement de ses deux héros incapables de s’avouer leur amour, développe une longue digression qui abonde en procédés rhétoriques (adynatons, comparaisons, métaphores…) afin de justifier l’association de l’amour et de la crainte. L’enquête subtile menée par Anatole Pierre Fuksas permet de voir comment Chrétien de Troyes puise dans la tradition médiévale des proverbes, des sententiae et des recueils d’épigrammes, participant en quelque sorte au débat sous-jacent sur la compatibilité entre ces deux émotions que sont l’amour et la crainte. La digression rhétorique permet de souligner le rôle de la modélisation romanesque pour définir des espaces de vérité de l’expérience humaine, en l’occurrence ici de l’expérience amoureuse et des émotions qui l’accompagnent.

Sandrine Legrand propose quant à elle une analyse stylistique et lexicologique de l’écriture des émotions à partir de l’épisode de la déploration sur la mort d’Hector dans le Roman de Troie. Il s’agit d’une écriture à la fois codée, ritualisée puisque Benoît de Sainte-Maure s’inscrit dans la tradition du planctus épique, et renouvelée, dans la mesure où les variations et l’ampleur apportées au motif révèlent une individualisation de l’expression des sentiments et permettent une communion émotionnelle avec les personnages du Roman de Troie.

L’expression de la joie dans les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci témoigne également des ressources rhétoriques et poétiques exploitées par l’auteur pour enregistrer cette émotion. Gérard Gros étudie l’expression de la joie ressentie par les protagonistes de deux des Miracles de Nostre Dame, d’une part Gondrée, une lépreuse dont le visage a été défiguré par la maladie (De Gondree, comment Nostre Dame li rendi son nez), et d’autre part Robert, rejeté par son entourage en raison de l’infirmité de son pied (Comment Nostre Dame rendi un homme le piet). C’est d’abord la joie de se découvrir miraculeusement guéri au réveil qui est minutieusement décrite par l’auteur, assortie de l’étonnement et de l’incrédulité face à une telle transformation physique. Puis c’est la joie manifestée publiquement par les personnages qui se rendent à Notre-Dame de Soissons pour témoigner leur reconnaissance et leur dévotion à Marie, joie qui ne tarde pas à se communiquer à tout leur entourage. Gérard Gros montre comment Gautier de Coinci, tout en mettant en scène la spontanéité de cette émotion intense, sait habilement suggérer le « rendu émotif » par des procédés poétiques tels que l’annominatio, contribuant au rôle d’édification assumé par ces récits.

Claire Donnat-Aracil s’intéresse au lien entre la joie et la douceur dans les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci, et montre comment ces émotions fonctionnent dans un échange qui crée une véritable dynamique d’écriture. Elle examine d’abord la joie comme une émotion littéraire assimilée à une conversion du cœur, en soulignant la portée morale de l’émotion jubilatoire chez Gautier. Elle étudie ensuite la douceur comme un véhicule de l’émotion littéraire, en mettant en avant la dimension persuasive de la douceur, chargée d’une fonction rhétorique. Elle définit enfin une mystique de la joie chez Gautier, lorsque l’émotion devient le but, le point d’accomplissement de l’écriture, qui peut aller jusqu’au silence. L’émotion jubilatoire fait parler le poète, mais elle peut aussi le faire taire s’il atteint cet au-delà émotionnel de la poésie dans la « chair mystique des émotions ».

Subjectivité des émotions

Les émotions sont naturellement indissociables de l’expression d’une subjectivité. Il peut s’agir des sentiments éprouvés par un personnage ou un narrateur dans ses rêves, des émotions ressenties par l’auteur au fil de sa pratique d’écriture, ou encore des traces laissées par le lecteur dans les marges du livre qu’il a tenu entre ses mains.

La valeur herméneutique de l’émotion dans les récits de rêve est au cœur des analyses et de la typologie proposées par Mireille Demaules. Elle discerne plusieurs catégories de songes. Tout d’abord, les rêves caractérisés par l’indifférence du rêveur, dans lesquels n’apparaissent pas d’affects. L’auteur relève en second lieu les rêves de plaisir – illusoires s’ils concernent le corps, vrais s’ils sont en rapport avec le salut de l’âme – qui suscitent un choc émotionnel positif ou négatif. Troisièmement, les rêves de déplaisir, associés à l’effroi, suscitent une émotion annonciatrice de funeste malheur, qui se prolonge dans la réalité. Enfin, plus ambigus, des songes allégoriques incluent l’émotion à l’intérieur du rêve, mais les émotions reflètent dans ce cas la vie intérieure du rêveur et deviennent le signe d’une communication avec autrui. Mireille Demaules souligne l’évolution de l’écriture des émotions associées au rêve, depuis le rêve neutre jusqu’à ces récits de rêve qui font une place de plus en plus grande aux émotions, d’abord dans les marges du rêve, puis dans son espace même.

Anna Loba souligne la mise en avant par Philippe de Mézières, dans ses œuvres morales, des émotions qu’il ressent tout en rédigeant ses traités : sentiment de sa propre insuffisance à transmettre un message spirituel dans Le Livre de la vertu du sacrement de mariage, souffrance éprouvée à l’idée qu’il risque de ne pas parvenir à exercer l’influence morale qu’il cherche à gagner sur ses destinataires dans Le Songe du Vieil Pelerin. Le désespoir qu’il conçoit donne lieu à des états émotionnels très vifs. Par-delà un emploi banal de lieux communs rhétoriques, comme le topos d’humilité porté à son comble, Anna Loba interprète le recours à ce discours très chargé émotionnellement comme un choix délibéré, une posture d’orateur enflammé.

Du côté de la réception de l’œuvre, Sébastien Douchet travaille à partir de l’exemplaire d’un traité de morale annoté par un lecteur anonyme du xviie siècle écrivant en anglais. Il s’agit d’étudier le regard d’un lecteur protestant sur un traité de morale catholique de la fin du Moyen Âge, Les Loups ravissans ou Doctrinal moral. Sébastien Douchet tente de saisir les émotions de lecture de ce personnage en analysant une interjection d’esclaffement placée de façon récurrente dans les marges de l’ouvrage : « Ha Ha ». Il souligne la dimension émotionnelle des annotations : certaines d’entre elles dévoilent la sensibilité de protestant d’un lecteur qui qualifie de « mensonges » les miracles, signes de la puissance de Dieu, ou qui dénonce la confession auriculaire. D’autres sont liées au plaisir critique, comme lorsqu’elles vocalisent l’indignation ou l’enjouement du lecteur. L’article met au jour une poétique émotionnelle de l’annotation et montre comment le partage des émotions de lecture révèle l’appartenance du sujet à une communauté émotionnelle.

Notre colloque nous a permis d’explorer la richesse des liens entre littérature et émotions et de préciser quelques aspects propres à la période médiévale, tant en fonction de la spécificité des genres pratiqués que dans les outils stylistiques et lexicaux particuliers mis en œuvre. Il nous a aussi conduits à aborder la question délicate et passionnante du rapport entre le collectif et l’individuel dans le domaine des affects, à une époque où, comme l’a bien montré Michel Zink, émerge la « subjectivité littéraire »11. Sans doute les contributeurs n’ont-ils fait le plus souvent que tracer des pistes de réflexion et poser des questions, d’autant que beaucoup d’entre eux sont de jeunes chercheurs, dont les investigations sont encore en leur début : le sujet est riche de promesses d’étude. Que tous soient remerciés pour le précieux concours qu’ils ont apporté à l’initiative que nous avions lancée !

____________

1 Damien Boquet et Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Éditions du Seuil, 2015.

2 Citons, par exemple, les ouvrages de Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Passioni dell’anima. Teorie e usi degli affetti nella cultura medievale, Firenze, Sismel, Ed. del Galluzzo, 2015, de Barbara H. Rosenwein, Generations of Feeling. A History of Emotions, 600-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, l’étude de Béatrice Delaurenti, La Contagion des émotions. Compassio, une énigme médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2016 ou encore la réflexion anthropologique, littéraire et théologique d’Emmanuel Durand, Les Émotions de Dieu. Indices d’engagement, Paris, Éditions du Cerf, 2019.

3 David Bates, Guillaume le Conquérant, Paris, Flammarion, 2018 [2016], p. 49.

4 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 14.

5 Ibid., p. 17.

6 Damien Boquet et Piroska Nagy, « Une histoire des émotions incarnées », Introduction à « La chair des émotions », dir. Damien Boquet, Laurence Moulinier-Brogi et Piroska Nagy, Médiévales, 61, 2011, p. 14. Cette approche littéraire des émotions a été au centre des réflexions du colloque international « L’épopée sensible : les émotions de l’Europe médiévale et le discours épique » organisé à l’ENS de Lyon les 17 et 18 mars 2016 par Beate Langebruch et Pablo Justel.

7 C. Casagrande et S.Vecchio, Passioni dell’anima, op. cit., p. 8.

8 Les lignes qui suivent constituent un résumé du chapitre que C. Casagrande et S. Vecchio consacrent à Augustin, p. 19-41.

9 B. H. Rosenwein, Generations of Feeling, op. cit.

10 Piroska Nagy, « Les émotions et l’historien : de nouveaux paradigmes », Critique, janvier-février 2007, p. 10-22.

11 Michel Zink, La subjectivité littéraire, Paris, PUF, 1985.