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L’orient du prêtre Jean et la tradition encyclopédique du Moyen Âge
Près de huit siècles ont passé depuis que, vers 1165, un clerc anonyme a rédigé la Lettre du Prêtre Jean1, mais le texte et le royaume dont il parle gardent intacts nombre de leurs secrets. Pourtant la liste est longue, de ceux qui sont allés à la recherche de ce territoire oriental, d’abord dans l’expérience des voyageurs2 et ensuite, après l’édition de la lettre latine procurée par Friedrich Zarncke en 18793, dans l’activité des chercheurs.
Les réponses que ces derniers ont données aux problèmes soulevés par le texte sont nombreuses. Il y a, d’un côté, ceux qui croient que l’historicité du Prêtre Jean ne fait aucun doute et qu’il existe donc un prototype qui aurait déclenché la légende et, de l’autre côté, ceux qui s’efforcent de mettre en lumière le sens de la lettre, considérée comme un document chargé d’un message. Les approches sont donc fort diverses, mais dans la grande variété des hypothèses il existe pourtant un fil rouge, une attitude partagée par tous, à peu d’exceptions près. Tant ceux qui penchent pour une lecture que nous pourrions définir comme réaliste, que ceux qui donnent une interprétation de type allégorique, portent en effet leur attention sur le contexte dans lequel la lettre a vu le jour plutôt que sur le texte, avec ses contenus, sa structure et sa culture. Ainsi, alors que les identifications proposées pour le personnage du Prêtre4 et les interprétations de la lettre5 ont changé au cours du temps, ce qui n’a pas changé c’est l’idée que celle-ci décrit un royaume oriental fantastique, fourmillant de monstres, races humaines, plantes et animaux fabuleux, c’est-à-dire de ce fond traditionnel du merveilleux que le rédacteur du texte aurait tiré de la vaste tradition textuelle des mirabilia Indiae. Cette donnée est parfois présentée comme une évidence qui ne demande même pas à être vérifiée et la lettre est ainsi devenue, même dans son image vulgarisée, une compilation baroque de toutes les connaissances que l’Occident médiéval avait de l’Orient au milieu du XIIe siècle, ces mêmes connaissances que nous retrouvons dans les encyclopédies, dans les mappemondes et dans la tradition des Romans d’Alexandre6.
Cette évaluation d’ensemble concerne en premier lieu le texte latin de la lettre, celui qu’à peu d’exceptions près tout le monde considère comme le texte original, le premier qui soit entré en circulation dans le monde européen7. Mais cette évaluation finit ensuite par concerner implicitement nombre des versions postérieures. Le résultat est qu’un ensemble textuel composite et échelonné sur trois siècles environ finit par être lu comme une sorte de macrotexte, aux caractéristiques récurrentes.
Bien sûr, je n’entends pas nier que la Lettre du Prêtre Jean raconte un Orient de matrice livresque et donc, de notre point de vue de modernes, irréel et fantastique. Je considère toutefois que la compilation médiévale est « une des principales voies de la recherche et de la création originale »8 et aussi, ainsi que Patrick Gautier Dalché l’a démontré, que les descriptions du monde que le Moyen Âge nous a transmises exigent une lecture attentive à la façon dont les sources ont été découpées et utilisées, car ce n’est qu’à ce prix que l’on peut arriver à en saisir l’originalité ou la culture9. C’est ce que je me propose de faire avec la Lettre du Prêtre Jean, dont je n’analyserai que le niveau géographique, en la confrontant avec les textes qui, à l’époque de sa rédaction, avaient mis au point la description de l’Orient inconnu, et donc avec l’horizon d’attente du public. Le postulat de ce genre d’analyse, c’est que l’image d’un Orient médiéval regorgeant de mirabilia et de monstres serait dans bien des cas une élaboration du monde moderne plutôt qu’une réalité proposée par les textes. Mon but est de vérifier quelles sont les qualités et les traits marquants de l’Orient du Prêtre Jean si on l’analyse sur le fond des connaissances, livresques évidemment, que l’Occident médiéval avait du monde oriental.
Dans cette perspective il faut tout d’abord vérifier l’étendue et la localisation du territoire sur lequel le Prêtre Jean exerce son pouvoir. Des indications en ce sens ne font pas défaut dans la lettre latine et nous savons en effet que ce royaume s’étend sur les Trois Indes, poussant vers l’orient jusqu’à « solis ortum » et vers l’occident jusqu’à « Babilonem desertam » (12, 54)10, que du mont Olympe jaillit une source située à trois jours de voyage du Paradis Terrestre (27, 60) et que Suse est la capitale et le siège du palais impérial (74, 86). La domination territoriale du Prêtre devait donc s’étendre « in amplitudinem » sur toute l’Asie, à l’exclusion du Paradis Terrestre à l’est et de la Terre Sainte à l’ouest. Le texte à vrai dire ne fait allusion à cette dernière que de façon indirecte, lorsque le Prêtre Jean déclare son intention de « visitare sepulchrum domini cum maximo exercitu » (11, 54). Il n’en est toutefois pas moins vrai qu’elle figure, au moins idéalement, comme extrême bord occidental du royaume, symétriquement délimité à l’orient par le Paradis Terrestre.
En dessinant ce profil territorial le rédacteur du texte semble se situer dans le sillage de la tradition encyclopédique, dont la tendance est de signaler avec diligence, au moins toutes les fois qu’elle le peut, les positions et les frontières des régions qui composent la rota terrarum, tendance que respectent aussi les digressions géographiques des chroniques historiques, ainsi que Bernard Guenée n’a pas manqué de le souligner11. Les lieux sélectionnés pour délimiter l’espace du Prêtre Jean suggèrent toutefois que l’intention du rédacteur anonyme était toute autre et qu’il visait plutôt à définir la dimension sacrale de ce territoire oriental.
La Terre Sainte et le Paradis Terrestre, deux régions qui ont le même degré de réalité pour la conscience géographique médiévale et qui sont bien connotées dans la conscience chrétienne, représentent en effet la limite extérieure, et donc le cadre, du royaume. Les Trois Indes sur lesquelles celui-ci s’étend indiquent en outre que le Prêtre Jean domine cet Orient dans lequel aurait été transportée et répandue la parole du Christ. La tripartition du territoire indien est en effet liée aux Actes Apocryphes des Apôtres, selon lesquels Saint Bartholomée aurait prêché dans l’Inde Supérieure, Saint Thomas dans l’Inde Inférieure et Saint Mathieu dans l’Inde Moyenne. Gervais de Tilbury en appelle explicitement à cette tradition lorsque, dans la section De Asia Orientali de ses Otia Imperialia, il présente le territoire indien12. Et c’est aussi à cette tradition que se rattache explicitement notre texte quand il précise que dans l’une des trois Indes dont le Prêtre est le souverain repose le corps de l’apôtre Thomas (12, 54). Babylone enfin, « Babilonem desertam juxta turrim Babel » et donc la Babylone biblique, complète le système de références qui connotent dans un sens éthique et religieux l’Orient du Prêtre Jean.
Ce coloris particulier de l’espace du royaume est tout à fait cohérent avec d’autres aspects de la lettre, et en particulier avec l’image du souverain qu’elle propose. En effet le Prêtre Jean dépasse en vertu et en pouvoir « omnes reges universae terrae » (9, 54) et il est « dominus dominantium », comme il le dit, et même par deux fois, à son destinataire (1, 52 ; 9, 54). Or cette formule est tirée de l’Apocalypse de Saint Jean, où elle désigne l’Agneau de Dieu destiné à anéantir les forces du mal après la destruction de Babylone13. Ce que communique cette citation, c’est donc une analogie souterraine avec le Christ ou au moins avec un principe de souveraineté qui incarne les forces du bien. L’une des interpolations les plus anciennes à la lettre latine, rédigée à la fin du XIIe siècle14, va encore plus loin et nous fait savoir que le Prêtre Jean a un père « qui ob sanctitatem et justiciam, quae mirabiliter vigebant in eo, vocabatur Quasideus » et que celui-ci avait reçu « per revelationem » l’annonce de la naissance de son fils, destiné à être « rex regum terrenorum et dominus dominantium universae terrae » (76-77, 86).
Si nous passons des citations présentes dans la trame du texte à sa texture de surface, nous trouvons d’autres confirmations. Le royaume du Prêtre Jean est en effet un espace purgé du mal, de l’avarice, de l’adultère, du mensonge et de la pauvreté : « Fur nec praedo invenitur apud nos, nec adulator habet ibi locum neque avaritia […] Inter nos nullus mentitur […] Adulter non est inter nos. Nullum vicium apud nos regnat » (46, 68 ; 51-52, 76).
Dans ce cadre et donc à la lumière de tout ce qu’on a vu jusque là, on ne devrait pas s’étonner de savoir que l’Orient du Prêtre Jean n’est pas la terre des monstres. Ce qui constitue le décor traditionnel du monde oriental, au moins au niveau chronologique de la lettre latine, se trouve ici dans une mesure très limitée. Parmi toutes les races humaines difformes et tous les animaux que le rédacteur aurait pu citer pour exalter la couleur orientale du royaume, ce ne sont que les moins exotiques qu’on trouve dans le texte et de plus dans la structure aride d’un inventaire. Dans la lettre il n’y a qu’une liste, une séquence de noms qui comprend des éléphants, des lions, des chameaux, des crocodiles, des panthères, des tigres, des ours, des merles, des cigales, des bœufs sauvages, des chacals, et encore des sagittaires, des hommes cornus, des faunes, des satyres, des pygmées, des cynocéphales, des cyclopes et des géants (14, 54). Cités l’un après l’autre, ces peuples et ces animaux n’ont ni forme, ni dimension, ni vie et, aussi bien du point de vue quantitatif que du point de vue qualitatif, ils sont le résultat d’une sélection très sévère.
L’Inde de l’Imago mundi d’Honorius Augustodunensis, œuvre de peu antérieure à la lettre et dont la fortune fut immense, est peuplée de gens qui « adversas habent plantas et octonos in pedibus digitos », d’autres qui se font de l’ombre avec la plante des pieds, d’autres encore n’ayant pas de tête et portant des soies sur tout le corps, comme les animaux15. A ces populations, énumérées à la rubrique De Monstris, s’ajoutent des bêtes au profil non moins complexe : la ceucocrota, animal au corps d’âne, à l’arrière-train de cerf, à la poitrine et aux pattes de lion et aux pieds de cheval ; l’eale, au corps de cheval, à la mâchoire de sanglier et à la queue d’éléphant ; la manticore, monstre avide de chair humaine au visage d’homme, au corps de lion et à la queue de scorpion16.
Or, il est vrai que rien ne nous permet d’affirmer que le rédacteur de la lettre ait connu le texte d’Honorius. Nous savons pourtant que le matériau utilisé par l’encyclopédiste a joui d’une large diffusion et qu’il a donc été, d’une façon ou d’une autre, à la disposition de qui voudrait l’exploiter. Ce matériau vient en effet de la Collectanea rerum memorabilium de Solin, et donc plus loin encore de Pline, et il est en partie compilé par Isidore de Séville au chapitre De Portentis des Etymologies. Cette même section de l’ouvrage qui a fondé le modèle encyclopédique médiéval contient d’ailleurs des informations beaucoup plus généreuses que celles fournies par notre auteur anonyme. Outre les géants, les cyclopes, les cynocéphales, les pygmées, les satyres et les faunes, pupulations présentes dans le royaume du Prêtre Jean, Isidore décrit les blemmiens qui ont les yeux et la bouche sur la poitrine, les panotéens qui s’enroulent dans leurs propres oreilles, les sciapodes qui se couvrent de leur pied et encore des races « sine naribus […] informes habentes vultus », d’autres « labro subteriori adeo prominenti ut in solis ardoribus totam ex eo faciem contegant dormientes »17.
C’est cette tératologie exubérante que le public du XIIe siècle s’attend sans doute à voir évoquée par les textes qui décrivent les espaces orientaux, mais dans l’Orient du Prêtre Jean il n’y a en pas la moindre trace.
On peut faire des considérations analogues si l’on interroge une tradition textuelle différente de la tradition encyclopédique, mais bien connue du rédacteur de la lettre. Je veux parler de la tradition des Romans d’Alexandre et en particulier de la traduction latine du roman grec, rédigée par l’archiprêtre Léon de Naples au XYe siècle. Ce texte, que notre clerc anonyme cite et utilise tout au long de la lettre, peuple l’Inde dans laquelle Alexandre le Grand aurait pénétré après la mort de Darius d’une faune beaucoup plus luxuriante et aggressive que celle que nous trouvons dans le royaume du Prêtre Jean. Là en effet se trouvent des chauves-souris grandes comme des pigeons et qui tranchent net le nez, les oreilles et les doigts des hommes, des volatiles qui réduisent en cendre qui ose les toucher, des crabes tellement forts qu’ils peuvent entraîner un homme au fond de la mer et le féroce odontotyrannus18. Aucune de ces formes n’a été sélectionnée par notre rédacteur, qui pourtant connaît parfaitement ce passage19 mais qui se borne à en tirer les formes animales les plus communes : éléphants, crocodiles, tigres, lions.
Celui qui a présenté l’Orient du Prêtre Jean à l’Occident européen a donc exploité de façon très discrète ce vaste segment des mirabilia Indiae que représentent la tératologie et l’anthropologie des territoires orientaux. En harmonie avec la dimension sacrale attribuée à l’espace, il vise en effet à souligner la puissance en quelque sorte surhumaine du Prêtre et à définir une spécificité de son royaume qui est d’ordre éthique, et non exotico-géographique.
Dans ce cadre d’autres motifs de ce texte complexe et apparemment incohérent peuvent être expliqués, comme par exemple la fontaine de jouvence (28, 60), motif extrêmement répandu dans le folklore européen mais lié aussi au symbolisme des fonts baptismaux chrétiens20 ; l’absence d’animaux venimeux et nocifs (21, 56-58), transportée dans le texte par une citation des Actes Apocryphes des Apôtres21 ; le miel et le lait qui coulent sur la terre du Prêtre Jean (21, 56), caractéristiques que Exode et Ezéchiel réservent à la terre de Canaan22 ; et enfin l’énorme miroir placé au sommet d’une succession complexe d’embasements et de colonnes, symbole de l’omnipotence et de l’ubiquité d’un souverain qui grâce à lui voit, et donc connaît, tout ce qui se passe dans son royaume (67-72, 84-86).
Mais dans ce cadre peut être aussi expliqué le motif sans aucun doute le plus important de cette lettre, c’est-à-dire la richesse extraordinaire du Prêtre Jean, dont le royaume est présenté comme débordant de pierres et de matériaux précieux, qui sont parfois la substance-même des décors naturels. C’est le cas du « fluvius lapidum […] sine acqua » (32, 66), du désert où « harena et sabulum nichil sunt nisi lapides preciosi et gemmae preciosae » (38, 68), de la région où les enfants vivent dans l’eau pendant trois ou quatre mois « propter inveniendos lapides » (40, 68).
Il est clair que nous sommes ici en présence d’un topos des descriptions du monde oriental. L’Inde des Etymologies d’Isidore de Séville, et donc de toute la littérature encyclopédique postérieure, aussi bien que l’Orient qui sert de toile de fond à l’aventure d’Alexandre le Grand, sont en effet des reservoirs d’or et de pierres précieuses. De ce point de vue notre lettre semble donc confirmer cette image répandue dont j’ai parlé au début, et donner raison à ceux qui, dans sa structure superficielle, voient une texture traditionnelle de mirabilia. A la différence de ce qu’on a vu en analysant le segment de la tératologie et de l’anthropologie, le topos de la richesse de l’Inde est en effet non seulement accueilli par le rédacteur du texte, mais en plus amplifié par rapport aux sources possibles.
Or, il est indubitable que cette lettre accorde une large place à ce motif, en exploitant toutes ses potentialités. Il me semble pourtant que cette redondance n’est pas la conséquence d’une attitude compilative passive de la part de son auteur. Ce topos remplit en effet une fonction précise dans l’économie d’ensemble du texte, parce que richesse et pouvoir vont de pair dans le royaume du Prêtre Jean, comme il le signale lui-même à son destinataire : « Intellige et sine dubitatione crede, quia ego, presbiter Iohannes, dominus sum dominantium et praecello in omnibus divitiis, quae sub caelo sunt, virtute et potentia omnes reges universae terrae » (9, 54). Mais dans ce royaume vont de pair également richesse et vertu, comme ce passage le dit déjà, et comme le Prêtre le confirme plus loin : « Devotus sum christianus, et ubique pauperes christianos, quos clementiae nostrae regit imperium, defendimus et elemosinis nostris sustentamus » (10, 54).
Mais ce n’est pas tout. Les pierres précieuses que n’importe qui peut cueillir à pleines mains dans les espaces ouverts du royaume sont utilisées pour enrichir les édifices et les objets de sa partie centrale, c’est-à-dire le palais, la chambre, la table et le lit du Prêtre aussi bien que la grande esplanade qui se trouve devant le palais. Or la tradition textuelle utilisée par le rédacteur dans cette partie de la lettre est la tradition du lapidaire magico-alexandrin dont le De Lapidibus de Marbode de Rennes est un témoin exemplaire. Cela signifie qu’un grand nombre des pierres citées, comme les cornioles, l’améthyste, le saphir et l’onyx, ont une virtus, et donc une fonction précise, car elles protègent de la colère, de l’ivresse, de la luxure et de la lâcheté (60, 62, 63, 82 ; 66, 84). L’espace qu’elles délimitent, dans ce centre édifié du royaume, donne ainsi une image spéculaire de l’éthicité de tout le territoire dont le Prêtre Jean est le souverain, territoire qui, comme nous l’avons vu au début, dans la totalité de son extension ne connaît ni vices, ni douleur, ni pauvreté. C’est cet Orient virtuel que le texte configure et propose, un Orient dont l’altérité n’est pas dans l’étrange présence des monstres, mais dans la force, la richesse, la puissance et la justice de son prêtre-roi.
Or, que la lettre qui nous occupe ici soit chargée d’un message d’ordre éthique, politique ou ouvertement utopique est une conclusion à laquelle beaucoup de ses interprètes sont arrivés en analysant le contexte historique dans lequel elle a vu le jour. La Lettre du Prêtre Jean semble en effet proposer le mirage d’un royaume oriental chrétien dont le souverain détient le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel et médite une expédition militaire au Saint-Sépulcre. Là-bas, vers l’Orient, il y aurait donc un allié potentiel des occidentaux contre les musulmans. Mais là-bas, vers l’Orient, il y aurait aussi un territoire de paix, de richesse et de justice qui propose à l’Occident un modèle alternatif, une image renversée de ses institutions politiques et éthiques23. Ce sens profond du texte n’a pas grand chose à voir, dans ce cadre, avec son niveau de surface, considéré comme le produit d’une compilation traditionnelle de matériaux tirés du fond des mirabilia Indiae et assimilé aux autres ouvrages qui renseignent l’Occident européen sur cette partie du monde restée fermée à l’observation et à l’expérience jusqu’au milieu du XIIIe siècle.
Ce que nous avons vu jusque là nous amène à des conclusions différentes. La compilation qui a donné son corps et sa substance au royaume du Prêtre Jean est en effet menée avec une extrême cohérence, parce que chaque pièce qui garnit ce monde est porteuse du message d’ensemble du texte. Ce dernier n’est pas assimilable aux autres textes sur l’Orient médiéval inconnu. Dans le matériau des mirabilia Indiae le rédacteur a en effet opéré des choix sélectifs et sévères et la typologie même des sources confirme que l’attention qu’il a prêtée aux textes qui le transmettent a été extrêmement limitée. C’est au cours du temps et par le concours de mains et de cultures diverses que le royaume du Prêtre Jean devient ce qu’il aurait pu être dès le début, c’est-à-dire un royaume oriental exotique. Les auteurs des interpolations à la lettre latine rédigées au cours du XIIIe siècle24 puisent à pleines mains dans ces mirabilia que le premier rédacteur semble avoir consciemment passées sous silence, enrichissant le texte précisément là où il pouvait ne pas répondre à l’attente de son public. Mais toute autre est la nature des premières interpolations, dont les sources, quand elles sont reconnaissables, sont l’Apocalypse, le livre d’Ezéchiel, l’Evangile selon Saint Luc et les Actes apocryphes des Apôtres, donc pour une large part ces mêmes sources utilisées par le premier rédacteur. Les auteurs des interpolations B et C agissent en pleine cohérence avec la culture du texte qu’ils amplifient, dont ils respectent la physionomie sacrale et dont ils accentuent même les tonalités prophétiques et apocalyptiques. Ce n’est donc pas par hasard que celui qui le premier a « mis en roman » la Lettre du Prêtre Jean, à la fin du XIIe siècle, a composé un prologue qui rejoint les 56 vers pour convaincre son public que la lettre et l’interpolation B, qu’il traduit de façon raisonnablement fidèle, racontent les merveilles du monde oriental25. Ce qui, il faut le dire, n’était pas évident.
La culture particulière du texte que j’ai essayé de mettre en lumière a de toute façon d’autres confirmations. Dans les chapitres consacrés à la description de l’Inde des encyclopédies les plus importantes, il n’y a aucune référence à la Lettre du Prêtre Jean. La lettre n’a été exploitée ni par Gervais de Tilbury, ni par Gossuin de Metz, ni par Vincent de Beauvais, ni par Brunet Latin26. Ce fait est digne d’être remarqué, parce que l’avidité compilative de tous ces auteurs est bien connue, et que s’ils avaient considéré la lettre comme une source d’information sur l’Orient, ils lui auraient certainement accordé une place. C’est ce que certains d’entre eux ne manquent pas de faire avec d’autres lettres rédigées par des témoins fictifs du monde oriental, comme l’Epistola Premonis regis ad Traianum imperatorem27, compilée par Thomas de Cantimpré28 et Vincent de Beauvais29 par l’intermédiaire de l’Historia Hierosolimitana de Jacques de Vitry30 et accueillie par Gervais de Tilbury dans la Tertia decisio de ses Otia Imperialia31. S’il ne s’est pas produit la même chose pour la Lettre du Prêtre Jean, c’est donc parce que celle-ci n’apparaissait pas à leurs yeux comme un texte en mesure d’enrichir la description de cette partie du monde à laquelle eux tous ils consacrent une attention particulière.
Certes, à côté de cette réception manquée, il y a l’histoire d’un accueil riche et complexe qui comprend les interpolations, les traductions, les remaniements et en plus les allusions repérables dans des textes littéraires, dans des chroniques historiques et dans des relations de voyage. Or, c’est cette textualité labyrinthique qui peut-être explique la raison qui a poussé le monde moderne à rompre le silence, averti et conscient, des encyclopédistes, et à faire de la Lettre du Prêtre Jean un témoin exemplaire de ce corpus de textes qui racontent les mirabilia Indiae. Les interpolations tardives et les traductions accordent une large place précisément au merveilleux oriental, ramifié en arborescences luxuriantes qui trahissent le sens sacral du texte latin. L’histoire de la Lettre du Prêtre Jean est en effet, parmi tant d’autres choses, une histoire de réécritures et de falsifications qui ont vraisemblablement déterminé notre perception du texte le plus ancien32.
De ce texte, mon analyse a voulu tout simplement mettre en lumière la culture et la texture, pour combler ce qui à mon avis est un vide dans les travaux critiques qui lui ont été consacrés. Rien de ce que j’ai dit ne peut réduire les marges de mystère qui entourent la Lettre. Ainsi que je l’ai déclaré au début, tout autre était en effet le but de mon étude.
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1. Sur le problème de la datation du texte cf. M. Gosman, La Lettre du Prêtre Jean. Les versions en ancien français et en ancien occitan, Groningen, Bouma’s Boekhuis 1982, p. 32-33.
2. Le royaume du Prêtre Jean a été cherché en Asie jusqu’au milieu du XIVe siècle et en Afrique pendant les deux siècles suivants. Cf. à ce propos La lettera del Prete Gianni, a cura di G. Zaganelli, Parma, Pratiche Editrice 1990, p. 25-32 et M. Milanesi, « I regni del Prete Gianni », dans Africa. Storie di viaggiatori italiani, Milano, Electa 1986, p. 42-52.
3. F. Zarncke, Der Priester Johannes, « Abhandlungen der phil. hist. Klasse d.Kgl. Sächs. Gesell. d. Wiss », VII, Leipzig 1879, p. 827-1039.
4. L’hypothèse qui prévaut est que le prototype historique du Prêtre Jean serait Ye-Liu Ta-che, vainqueur des Turcs seljouqides de la Perse orientale en 1141. C’est en effet à ce personnage que ferait allusion le compte-rendu d’Otton de Freising (Ottonis Frisingensis Chronicon, MGH. SS., 45, II, 25, p. 97). Récemment J. Pirenne a appelé en cause Yimrha-Kristos, roi-prêtre qui régna en Ethiopie entre 1160 et 1175 environ (J. Pirenne, La légende du « Prêtre Jean », Strasbourg, Presses Universitaires 1992, p. 37-46).
5. Pour les principaux travaux critiques publiés jusqu’à 1982 je renvoie à M. Gosman, La Lettre du Prêtre Jean, op. cit., p. 26-31. Pour les années suivantes voir au moins B. Hamilton, « Prester John and the Three Kings of Cologne », dans Studies in Medieval History Presented to R.H.C. Davis, ed. by H. Mayr-Harting et R. J. Moore, London, The Hambledon Press 1985, p. 177-191 et I. Bejczy, Pape Jansland en Utopia, Nijmegen, Universitair Publikatiebureau 1994.
6. L’évaluation est transversale. Il faut observer toutefois que dans certains cas elle est motivée en fonction de l’interprétation d’ensemble du texte. C’est par exemple le cas de M. Gosman, La Lettre du Prêtre Jean, op. cit., p. 42.
7. L’hypothèse d’un original grec ne jouit d’aucun crédit. Cf. à ce propos V. Slessarev, Prester John. The Letter and the Legend, Minneapolis 1959, p. 41-47. Le problème est posé sur des bases totalement nouvelles par J. Pirenne, La légende du « Prêtre Jean », op. cit., p. 49-87.
8. J. Le Goff, « Une collecte ethnographique en Dauphiné au début du XIIIe siècle », dans Id., L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard 1985, p. 40-56 : 44.
9. P. Gautier Dalché, « Tradition et renouvellement dans la représentation de l’espace géographique au IXe siècle », dans Studi Medievali, 24, 1983, p. 121-165.
10. Toutes les citations sont faites d’après mon étude La Lettera del Prete Gianni, op. cit., qui reproduit le texte critique procuré par F. Zamcke, Der Priester Johannes, op. cit. Les chiffres en italique renvoient au paragraphe, celles en romain à la page.
11. B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980 (p. 210-211 de la traduction italienne, Bologna, Il Mulino 1991).
12. Gervasii Tilberiensis Otia Imperialia ad Ottonem IV Imperatorem ex manuscriptis, dans Scriptores rerum Brunsvicensium, éd. G. W. von Leibniz, Hanover, Nicola Foerster 1707, I, p 881-1006 : 911.
13. Apocalypse, XIX, 16.
14. Il s’agit de l’interpolation B, rédigée avant 1196 selon la datation proposée par Zarncke.
15. Cf. I. J. Flint, « Honorius Augustodunensis, Imago Mundi », dans Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 49, 1982, p. 7-153 : 54 (I, 11).
16. Ibidem, I, 12.
17. Isidori Hispalensis Episcopi Etymologiarum sive Originum libri XX, recognovit brevique adnotatione critica instruxit W. M. Lindsay, Oxford, Clarendon Press 1911, XI, III, 17, 18, 19, 23.
18. Der Alexanderroman des Archipresbyters Leo, hrsg. von F. Pfister, Heidelberg, Carl Winter 1913, III, 17.
19. Léon de Naples parle dans ce passage d’un « avis quae vocabatur fenix » (III, 17, 10), formule identique à celle qu’utilise le rédacteur de la lettre « avis quae vocatur fenix » : (14, 54). Aussi bien l’archiprêtre Léon que l’auteur de notre lettre situent en outre le phénix en Inde, contre la tradition qui veut qu’il se trouve en Arabie.
20. Cf. G. Cocchiara, « La fontana della Vita. Echi del simbolismo acquatico nella novellistica popolare », dans Il paese di Cuccagna, Torino, Boringhieri 1956, p. 126-158.
21. Cf. Apocrifi del Nuovo Testamento, présentés par L. Morandi, Casale Monferrato, Edizioni Piemme 1994, II, Atti degli Apostoli, p. 634.
22. Cf. Exode, III, 17 et XIII, 5 ; Ezéchiel, XX, 6, 15.
23. Cf. entre autres L. Olschki, « Der Brief des Presbyters Johannes », dans Historische Zeitschrift, 144, 1931, p. 1-14.
24. Il s’agit des interpolations D et E.
25. Il s’agit de la version anglo-normande, rédigée entre 1189 et 1192. On peut lire le texte dans mon étude La lettera del Prete Gianni, op. cit.
26. Cf. Gervasii Tilberiensis Otia Imperialia, op. cit., p. 911-912 ; L’image du monde de maître Gossouin de Metz, éd. par O. H. Prior, Lausanne, Impriméries Réunies 1913, p. 110-129 ; Vincentius Bellovacensis Speculum Naturale, Douai, Beller 1624 (Graz, Akademische Druck 1965), XXXII, 3 ; Brunetto Latini, Li Livres dou Tresor, éd. by F. J. Carmody, Berkeley/Los Angeles 1948 (Genève, Slatkine Reprints 1975) I, 122, 19-26.
27. Les quatre rédactions de ce texte sont publiées en édition synoptique par C. Lecouteux, De rebus in Oriente mirabilibus, Meisenheim am Glan, Anton Hain 1979.
28. Boese H., Thomas Cantimpratensis, Liber de natura rerum, Berlin/New York, Walter de Gruyter 1973, III, De monstruosis hominibus Orientis, V.
29. Vincentius Bellovacensis Speculum Naturale, cit., XXXI, 124.
30. Iacobi de Vitriaco Historia Hierosolimitana, dans Gesta Dei per Francos, éd. J. Bongars, p. 1047-1145, XC : 1112.
31. Gervasii Tilberiensis Otia Imperialia, op. cit., LXXII-LXXXI, p. 984-986.
32. Qu’il me soit permis de renvoyer à mon étude « Le lettere del Prete Gianni. Di un falso e delle sue verità », dans Fälschungen im Mittelalter, Hannover, Hahnsche Buchhandlung 1988, V, p. 243-260 (MGH Schriften, 33).