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Le voyageur et le géographe

L’insertion de la relation de voyage de Guillaume de Rubrouck dans l’Opus Majus de Roger Bacon

Michèle GUERET-LAFERTÉ

Université de Rouen (C.E.C.M.)

Les enjeux d’une rencontre

Si nous ne connaissons avec précision ni la date ni le lieu de la rencontre entre Guillaume de Rubrouck et Roger Bacon, nous savons tout au moins de source sûre que les deux hommes se virent et se parlèrent, puisque le renseignement est donné par Bacon lui-même au moment de présenter ce voyageur dont il compte utiliser certaines informations géographiques :

Et maxime in regionibus aquilonaribus sequar fratrem praedictum, quem Dominus Rex Franciae Lodovicus misit ad Tartaros anno Domini 1253, qui perlustravit regiones orientis et aquilonis et loca in medio mundi his annexa, et scripsit haec praedicta illustri régi ; quem librum diligenter vidi, et cum ejus auctore contuli…1

Il est problable que l’événement eut lieu à Paris, aux alentours de 1265, si l’on en croit Paul Pelliot qui le situe « dix ans peut-être après que Rubrouck était revenu de Mongolie »2. Par delà l’anecdote, nous pouvons y voir la concrétisation d’un remarquable échange entre l’homme de terrain et l’homme de science, qui nous amène à nous interroger sur l’influence qu’a pu exercer le premier sur le second. Dans quelle mesure l’espace vécu par le voyageur a-t-il pu modifier l’espace pensé par le philosophe, tel qu’il le représente à la fin de la quatrième partie de son Opus Majus, au moment où il passe à la considération de « la quantité et (de) la figure de la terre habitée »3 ?

Ainsi posé, le problème est clair, trop clair, sans doute, car il fait bon marché du contexte culturel sans la prise en compte duquel nous perdons toute chance de comprendre quelque chose à ce dialogue. En effet, sur le terrain géographique plus qu’ailleurs, l’anachronisme se révèle un ennemi insidieux, d’abord parce que la représentation du monde ne saurait se réduire pour les médiévaux à ce qu’elle est pour nous : un pur tracé de lignes, grâce auquel sont délimités d’abord les contours des terres par rapport aux mers et océans, puis la situation respective des pays avec leurs frontières, enfin le cours des fleuves. Pour eux, cette inscription superficielle qui donne au monde sa figure ne saurait se concevoir séparément d’un arrière-plan philosophique et théologique, c’est sans doute pourquoi le terme « géographie » n’existe pas encore. Ensuite, nous sommes tellement habitués, par la prolifération des cartes, à une image mentale du monde qui corresponde parfaitement à la réalité géographique qu’il nous est très difficile d’imaginer quelle figure donnent au monde ceux qui ne disposent pas de carte – c’est sans doute le cas de Rubrouck – ou ceux qui en ont une où seuls sont représentés trois continents, dont deux – l’Afrique et l’Asie – trahissent dans leur dessin même la profonde méconnaissance que l’on en a encore alors. Pour ces deux raisons, avant d’étudier plus précisément ce que Bacon retient de la leçon de géographie de Rubrouck, il faut considérer l’œuvre dans laquelle elle est insérée et le projet qui anime cette entreprise encyclopédique. En outre, on ne peut se contenter de dégager les présupposés qui déterminent la pensée du premier interlocuteur, le philosophe, sans tenir compte de ceux du second, le voyageur, qui lui-même ne part pas à la découverte de ce monde nouveau sans un bagage de connaissances, même sommaires, acquises par ses lectures. Il faudra donc étudier comment savoir et expérience interagissent dans l’attitude de Rubrouck à l’égard de tout ce qui concerne la géographie. Il nous restera alors à nous demander dans quelle mesure le dialogue a permis aux deux interlocuteurs de dépasser le niveau de communication le plus élémentaire, celui que rendait possible le partage de préjugés communs.

La description des lieux dans l’Opus Majus

Ce sont d’abord les circonstances de la rédaction de l’Opus Majus qu’il nous faut brièvement évoquer. Influencé par les prophéties de Joachim de Flore qui prévoyaient la venue d’une aetas nova dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Roger Bacon est intimement persuadé de la nécessité d’une réforme radicale du savoir, étroitement solidaire de la réédification de l’Eglise et de la société chrétienne sur des bases solides. C’est le sens de l’appel qu’il adresse au pape Clément IV, dès que celui-ci accède au pontificat (1265), qui lui commande en retour de lui envoyer son œuvre. L’Opus Majus qu’il adresse au Pape en 1267, comme son auteur le précise en plusieurs endroits, ne prétend pas être une encyclopédie achevée, elle devra être complétée ; mais, tout en considérant les diverses branches de la connaissance, elle se distingue avant tout par la conception organique du savoir qui l’anime : Bacon la déclare en totale opposition avec la conception analytique, illustrée par son éminent contemporain, Albert de Cologne, qui aboutit selon le Franciscain à un savoir mort, à une agrégation sans liens, dont il dénonce la vanité en des termes très sévères4.

C’est donc à l’intérieur de cet édifice qu’il s’agit de replacer la description du monde qu’il nous livre, édifice dont la clef de voûte est la mathématique, science de la quantité en tant que telle et trait commun des quatre sciences qui composent le quadrivium, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, et qui font l’objet de la quatrième partie de l’œuvre. La connaissance de la terre dépend elle-même de l’astronomie puisqu’elle est solidaire de cet ensemble plus vaste qu’est le cosmos et que les choses terrestres sont soumises à l’influence du ciel. Mais pour bien comprendre ce rapport, il faut souligner l’importance pour Bacon du concept de lieu :

Nam res mundi sciri non possunt nisi per notitiam locorum in quibus continentur. Locus enim est principium generationis rerum, ut dicit Porphyrius ; quia secundum diversitatem locorum est diversitas rerum ; et non solum naturalium, sed moralium et scientialium, ut videmus in hominibus quod secundum diversitatem regionum habent mores diversos et occupant se in artibus et scientiis diversis5.

Comment peut-on connaître les lieux ? Ce sont, dit-il, la longitude et la latitude qui nous permettent de les déterminer précisément6. Pourtant il reconnaît que notre connaissance des longitudes et des latitudes est encore trop limitée, d’où la nécessité de recourir aux auteurs : les textes constituent donc pour lui un détour, rendu nécessaire par l’imperfection de nos connaissances dans le domaine de l’astronomie7. Mais, parmi les auteurs, une distinction s’impose : il y a ceux qui ont écrit « ex rumore » et ceux qui ont écrit « per experientiam »8. C’est aux « experimentatores » que Bacon entend donner la préférence, comme il le répète à plusieurs reprises, et toujours en illustrant ce choix par l’exemple de Guillaume de Rubrouck, dont il a utilisé les informations et qui lui a permis de corriger des erreurs commises par ceux qui parlent « ex rumore ». Cependant, l’envoyé de Louis IX n’ayant parcouru qu’une partie du monde habité, Bacon est bien obligé de recourir à d’autres sources. Conformément à ce qu’il indique d’entrée et qu’ensuite ses incises nombreuses confirmeront, c’est Pline qu’il suit le plus souvent, ensuite les Pères de l’Eglise, enfin d’autres auteurs variés9.

Après ces préliminaires, Bacon commence à passer en revue les « divisiones regionum evidentiores »10, selon un ordre qui peut d’abord sembler confus, mais révèle bientôt sa pertinence. Suivant le modèle isidorien, il commence par les régions situées au sud et en orient « praecipue propter Scripturam, quae loca illa magis frequentat »11. Mais comme le montrent clairement les transitions qui articulent sa description des lieux, il va, dans un premier temps, d’est en ouest en suivant la bande longitudinale située grosso modo entre Equateur et Tropique du Cancer, ce qui l’amène à considérer d’abord Taprobane et l’Ethiopie – pour le monde alors connu, ce sont les régions les plus méridionales du monde habité –, puis l’Afrique jusqu’à l’Atlas, avant de revenir d’ouest en est en considérant les régions un peu plus au nord, celles qui bordent le littoral méditerranéen au sud (Numidie, Carthage, Tripoli, Egypte et Nil) puis la Palestine et la Terre Promise longuement décrites, jusqu’à rejoindre l’Inde gangétique, en passant par la Perse. Un second parcours est – ouest puis ouest – est lui permet de balayer ensuite toute la partie septentrionale de l’hémisphère nord, selon le même procédé qui consiste à suivre la longitude, tout en progressant par un parcours en boucle du sud vers le nord. Il est clair que c’est le support cartographique qui organise ici la description de Bacon : il avait d’ailleurs précisé plus haut à son destinataire qu’il joignait une carte12, que malheureusement, nous ne pouvons qu’imaginer puisqu’elle s’est perdue. Bacon nous dit que « les villes (y) sont notées par des cercles rouges », mais surtout ce que nous venons de voir pourrait conduire à supposer qu’elle portait les indications de longitude et de latitude, ce qui semble exclure le modèle circulaire OT et les mappemondes du type de celles d’Hereford ou d’Ebstorf. Si on tient compte des références que fait Bacon aux astronomes arabes13, on pourrait peut-être penser qu’il disposait aussi d’un matériau cartographique provenant des géographes arabes, plus performant que celui qu’élaborait alors l’Occident chrétien et incluant les connaissances auxquelles était parvenu Ptolémée14.

Par rapport à ce cadre rigoureux et dénotant la modernité de son auteur, la nature des informations données pour chaque lieu présente un caractère déroutant. Elles attestent certes la capacité de l’auteur à puiser à des sources variées : relevons, outre Pline, source principale, Salluste (De bello Jugurthino), Lucain, Solin, Hégésippe, Jérôme (Commentaire sur la Genèse ; Commentaire sur Isaïe et Livre des Lieux), Ambroise (Lettre à Palladius), Isidore…15. En outre, ce travail de compilation a le mérite de porter chaque fois la mention de la source utilisée : l’auteur mais aussi l’œuvre et même souvent le livre ou le chapitre ! Mais Bacon ne parvient pas toujours à distinguer fable et histoire – même si les monstres, qui abondent en particulier chez Solin, restent chez lui peu nombreux –, et surtout il ôte toute historicité à l’information, faisant côtoyer dans les mêmes lieux les peuples mentionnés par l’Ancien Testament avec ceux qui sont contemporains de Pline. Ainsi, pour la Perse, suivant Pline, il énumère les royaumes des Parthes, comme si ceux-ci dix siècles après leur disparition continuaient à régner sur la région, et il ajoute pour les Parthes du sud :

Et illi sunt Elamitae, id est principes Persidis, sicut Hieronymus dicit super Genesim et in Libro Locorum. Nam Elam est civitas principales Persarum…16

Le temps historique est une première fois nié par la façon dont Bacon se fait le contemporain des événements de l’histoire romaine, une seconde fois par la traduction-réduction de cette histoire au temps immémorial de la Genèse qui représente pour ainsi dire un présent éternel.

Tranchant sur cette inactualité de l’information qui caractérise la première partie de cette géographie et donc ce qui concerne les régions méridionales17, la seconde introduit pour ainsi dire le vent de l’histoire, en l’occurrence le souffle froid qui balaie les vastes plaines de la Scythie, à savoir l’Asie centrale18 ! Bacon, constatant le savoir très lacunaire des Anciens au sujet des « regiones aquilonares », entend donner la parole à deux voyageurs : Ethicus l’astronome qui perambulavit omnes has regiones, et mare oceanum septentrionale cum insulis suis navigavit19 et Guillaume de Rubrouck auquel son voyage chez les Mongols a permis d’explorer l’Asie depuis Constantinople jusqu’à Caracorum, capitale de ce vaste empire. Nous dirons plus loin quelques mots sur le premier, bien étrange voyageur comme on le verra, considérons maintenant le second.

Le regard du voyageur

Si Bacon privilégie la relation de Rubrouck sur celle de Plan Carpin qu’il mentionne toutefois, c’est bien parce qu’elle témoigne d’une attention à la géographie des régions traversées que l’on chercherait en vain chez la plupart des autres missionnaires ayant accompli plus ou moins le même parcours dans les mêmes conditions. Notons d’abord le choix d’une relation organisée selon l’itinéraire, choix original puisque la majorité des rapports sur les Mongols adopte l’ordre des matières20. Au fur et à mesure qu’il écrit son texte, Guillaume déplie pour ainsi dire la carte de son voyage, attentif à fournir toutes les informations dont il dispose mais surtout qu’il acquiert sur place par son enquête diligente : ainsi, les toutes premières pages évoquent minutieusement la mer Noire, le dessin des côtes, les distances, les villes qui la bordent, les peuples qui habitent ses rivages, les échanges commerciaux qui s’opèrent par voie maritime mais aussi par voie fluviale puisque le Tanaïs (= le Don) qui s’y jette la met en communication avec la Russie et toutes les régions du nord21. Ensuite, le récit de sa progression est scandé par la traversée des grands fleuves qui sillonnent ces vastes étendues du nord au sud : le Tanaïs, l’Ethilia (= la Volga), l’Oural22. A leur sujet, il ne se contente pas de donner quelques indications ponctuelles, telles la largeur et la profondeur à l’endroit de la traversée23, mais il s’efforce sans cesse d’embrasser l’ensemble ; ainsi, il suggère remarquablement le dessin du cours du Don et de la Volga, qui, comme on le sait, se rapprochent en un certain point avant de s’éloigner au sud-ouest pour l’un et au sud-est pour l’autre24 C’est ce souci de toujours situer ce qu’il voit par rapport à l’ensemble qui nous paraît révéler une curiosité proprement géographique, d’autant que cet ensemble, il parvient à le déduire, à le reconstruire à partir de ses propres observations et de celles des autres, comme le prouve la démarche qu’il suit pour affirmer que la mer Caspienne est un lac :

Frère André l’a parcourue sur deux de ses faces, la méridionale et l’orientale. Quant à moi, j’en ai parcouru les deux autres : la septentrionale en me rendant de chez Batou vers Mangou-Chan, et en revenant de même ; et l’occidentale durant mon voyage de retour, de chez Batou jusqu’en Syrie.

Guillaume peut donc conclure :

Isidore est dans l’erreur lorsqu’il dit qu’elle est un golfe de l’Océan ; de tous cotés, elle est entourée de terres25

On notera au passage que les dimensions qu’il lui attribue s’approchent beaucoup de la réalité : « on peut en faire le tour en quatre mois », dit-il. Or, le plus grand lac de la terre a 6000 kilomètres de circonférence (soit distance parcourue par jour à cheval : 50 kms, ce qui est tout à fait raisonnable).

L’attention au paysage l’amène à dessiner aussi bien le relief que le tracé des fleuves, à imaginer – au sens propre : donner l’image – les lieux sur grande échelle26. Grâce à l’écriture, il parvient pour ainsi dire à nous offrir la carte mentale qu’il s’applique à élaborer au fur et à mesure de ce qu’il voit le long de son itinéraire. Voici ce qu’il écrit lorsqu’il aperçoit les sommets du puissant massif du Tien Chan, au sud du lac Balkach :

Le septième jour, des montagnes très élevées commencèrent à nous apparaître vers le sud (…), je m’enquis de ces monts. Je compris que c’étaient les monts du Caucase, qui touchent à la mer aux deux extrémités, en allant de l’occident vers l’orient ; et je compris que nous avions déjà passé la mer où se jette l’Etilia27.

Certes, plus il s’enfonce dans la profonde Asie, plus les repères fournis par la tradition viennent à manquer et plus ses indications deviennent vagues ; ainsi, il ordonne son énumération des divers peuples de religion bouddhiste selon la position qu’ils occupent respectivement en Asie Centrale et en Extrême-Orient, mais cette position n’est que très grossièrement déterminée :

Les Ouïgours vivent dans leurs montagnes, vers le sud (…), alors que les Naïmans ont leurs pâturages au nord (…) ; après ceux-là sont les Tangout vers l’Orient, au milieu de ces montagnes (…) ; après eux viennent les Tebet (…) ; après les Tebet se trouvent Longa et Solanga (…)28 plus loin que ceux-ci sont, comme on me l’a assuré, d’autres hommes appelés Muc (…)29 au-delà est la grande Cataia (…)30.

Il est vrai qu’ici, les informations sont de seconde main, Rubrouck ne dispose plus que du ouï-dire, qu’il tente malgré tout d’exploiter de son mieux. Ainsi, mettant à profit sa rencontre avec des ambassadeurs venus de l’Inde à la cour mongole, il s’empresse de les interroger sur la situation de leur pays :

Quand je demandai dans quelle direction se trouvait l’Inde par rapport à ce pays (=la Mongolie), ils me montraient l’occident31.

Cette vague information sera corroborée par l’observation qu’il peut faire lors de son retour puisqu’ils suivent un moment le même chemin :

Ces ambassadeurs firent le chemin de retour avec moi pendant presque trois semaines, toujours dans la direction de l’Occident32.

Assurément, de telles observations concernant les régions les plus méconnues, la situation de l’Inde, de la Chine et plus généralement des pays qui bordent l’Océan ou même des îles33, sont fortement teintées d’empirisme, elles n’en dénotent pas moins une étonnante curiosité de la part de notre voyageur, comme d’ailleurs le prouve son constant souci d’utiliser des toponymes et des anthroponymes locaux. Avec Plan Carpin parti quatre ans avant lui, Rubrouck est le premier à introduire en Europe un certain nombre de termes turcs désignant des fleuves, des villes ou des peuples : citons, par exemple, Etilia (pour la Volga) ou Iagac (pour l’Oural), Organa (pour Ürgänj, capitale du Khwarezm), le pays de Pascatur (ou Grande Hongrie, actuellement Bashkir), le peuple des Cherkis (ce sont les Kirghizes). Il est le premier avec Plan Carpin à parler de la Corée, de la Mandchourie, du Manzi ou Chine du Sud, et c’est lui qui pour la première fois reconnaît dans le Catay le pays des Sères évoqué par les Anciens34. On note en effet chez lui un double souci : d’un côté, il prend soin d’enregistrer les dénominations locales35, mais de l’autre, il veille à rattacher les connaissances nouvelles aux anciennes, quand elles existent, ce qui l’amène à opérer un constant va-et-vient entre l’ancien et le nouveau, à traduire la nomenclature nouvelle, turque essentiellement, dans la nomenclature ancienne, latine avant tout36. Comme le montrent ses références explicites à Isidore de Séville, c’est essentiellement à cet auteur qu’il emprunte les termes de la nomenclature traditionnelle37. Il est certain que sa représentation du monde qui perce çà et là dénote certains traits empruntés à la tradition. Ainsi, lorsqu’il dit que « le Tanaïs sépare l’Asie de l’Europe, comme le Nil sépare l’Asie de l’Afrique »38, il évoque une image tripartite du monde que les cartes OT avaient rendue familière. En outre, il effectue sa traversée de l’Asie centrale, persuadé, conformément à la conception de longer une chaîne de montagnes qui traverse toute l’Asie d’est en ouest et qu’il nomme Monts du Caucase39. Pourtant, on a vu comment il ne craint pas de bousculer la tradition en remettant en cause les conceptions de Pline et d’Isidore sur la mer Caspienne. Un autre exemple intéressant nous est fourni par son évocation réaliste des terres septentrionales qui subissent, dit-il, les rigueurs des neiges perpétuelles et où l’on ne trouve pas de créatures monstrueuses, mais seulement des peuples misérables40. On peut donc dire que, tant par ses observations que par l’esprit critique avec lequel il accueille les renseignements qu’il obtient par ouï-dire, Rubrouck apporte une moisson d’informations nouvelles. Or on va voir que cette nouveauté n’est pas toujours perçue par Roger Bacon.

L’ancien et le nouveau

Le recours à la relation de Rubrouck a pour conséquence d’introduire chez Bacon, à un certain point de sa description géographique, une légère remise en question quant à la nomenclature qu’il a puisée jusque là chez les Anciens : c’est au moment où il évoque l’Asie mineure ; tout en maintenant le découpage en provinces puisé dans Pline, il est amené à mentionner la domination nouvelle des Turcs seld-joucides et à signaler :

Nomina provinciarum in his regionibus sunt multum mutata propter guerras41.

Mais s’il parvient à intégrer à son étonnante mosaïque les informations apportées par Rubrouck, c’est d’abord parce qu’elles concernent souvent des régions nouvellement explorées, c’est aussi parce qu’il trouve en lui des références communes, en particulier à Isidore, mais c’est encore et principalement, comme on le verra, parce qu’il les interprète dans un sens bien précis, celui-là même qui guide toute sa description des lieux.

Examinons les diverses opérations qui caractérisent son utilisation de la relation du voyageur. On peut d’abord y voir un minutieux travail grâce auquel il extrait toutes les informations concernant la situation des pays et les divers peuples, négligeant ce qui a trait au voyage et au séjour, qui ne l’intéresse pas ici. Ce travail de recomposition selon le plan qu’il suit (décrire les pays d’ouest en est) l’amène à regrouper des informations très dispersées, soit parce que Rubrouck distingue ce qu’il a appris à l’aller ou au retour, soit parce que le voyageur ordonne diversement sa matière ou glisse ailleurs des détails pouvant compléter ou éclairer les passages repris fidèlement par Bacon. Une comparaison détaillée des deux textes révèle en Bacon un compilateur extrêmement soigneux et efficace. Cette opération lui permet d’introduire bon nombre des observations nouvelles faites par Rubrouck, mais on note aussi d’étonnantes résistances, d’abord sur le plan géographique. Certes, il enregistre la correction du voyageur concernant la mer Caspienne – c’est un lac et non un golfe de l’Océan – mais continue en revanche à faire naître le Tanaïs dans les monts Riphées42, alors que Rubrouck indique clairement, et avec raison, qu’il prend sa source dans une région de marécages43. Erreur significative de Bacon, puisque c’est dans ces monts mythiques que l’on situait le peuple, lui-même mythique, des Hyperboréens44. Or cette légende, telle qu’elle se trouve dans Pline, est justement insérée ici par Bacon45, alors qu’on a vu comment Rubrouck parle au contraire de ces gens vivant dans le Grand Nord comme de peuples misérables46.

Autre ajout plus surprenant encore : celui qui a trait aux Amazones dont le voyageur ne parle à aucun moment. Bacon vient de reprendre des informations données par Rubrouck sur la Géorgie par laquelle il est passé au retour, mais il les interrompt pour insérer un passage de douze lignes qu’il emprunte à Ethicus, comme il le précise47. Or ce dernier ajoute aux traits légendaires bien connus – comme l’ablation chirurgicale de la mamelle droite pratiquée par ces guerrières pour mieux manier l’arc – des détails incongrus qui ne semblent aucunement troubler Bacon : les Amazones élevaient des minotaures et des centaures qu’elles utilisaient ensuite dans leurs guerres ; c’est ce qui leur permettait d’être toujours victorieuses, jusqu’à ce qu’elles soient vaincues par Hercule !

L’attitude de Bacon se comprend davantage lorsqu’il s’agit de hauts lieux mentionnés par la Bible. Ainsi, Rubrouck ne manque pas de signaler, comme tous les autres voyageurs, que c’est sur le mont Ararat que l’Arche de Noé aurait trouvé refuge lors du Déluge, et il rapporte quelques légendes recueillies sur place sur l’inaccessibilité du sommet de cette montagne. Son commentaire, fortement teinté de scepticisme, montre clairement que, pour lui, l’observation prime sur la croyance :

Cette montagne n’est pas si haute que des hommes ne puissent pas la gravir48

Que fait Bacon face à cette information ? S’appuyant sur ce que dit Jérôme dans son Commentaire sur Isaïe, il affirme avec insistance que la montagne de l’Arche ne se trouve pas en Arménie mais « in altissimo Tauri montis cacumine »49 Ainsi, tout en acceptant le témoignage visuel de Rubrouck, Bacon veut ici sauver la légende biblique, quitte à remettre en question son emplacement habituel50.

Mais c’est surtout à une autre légende que Bacon accorde une place déterminante dans cette seconde partie : l’histoire d’Alexandre qui aurait enfermé les peuples maudits de Gog et Magog, afin d’empêcher leurs incursions dévastatrices. Chez Orose déjà51, l’on trouvait cette association remarquable de la légende d’Alexandre et du mythe de Gog et Magog, que le thème de la fin des temps avait développée : ainsi s’était répandue la croyance que la venue de l’Antéchrist serait marquée par la rupture de la barrière qu’avait érigée Alexandre et par le déferlement des peuples sauvages. Si Bacon choisit de suivre ici Ethicus52, c’est parce que ce dernier donne de cette histoire un récit vivant et circonstancié. Mais il trouve dans la relation de Rubrouck des preuves attestant que la prédiction a déjà commencé à s’accomplir : Guillaume le voyageur mentionne en effet cette Porte de Fer et précise qu’il n’en reste que des ruines. Davantage, il y est passé à son retour de Mongolie, et il y est passé en compagnie de Tartares, ce peuple d’envahisseurs qui ont mis à feu et à sang la Russie et la Pologne et menacent dangereusement l’Europe. Alors que Rubrouck se contentait d’une allusion à la légende en évoquant ces lieux, Bacon entend exploiter la remarquable concordance qu’il découvre entre les auteurs et le témoignage du voyageur. Après avoir attiré l’attention sur ces lieux, son discours se transforme en un véritable cri d’alarme :

O quam necessarium est ecclesiae Dei, ut proelati et viri catholici haec loca considerent, non solum propter conversionem gentium in illis locis, et consolationem Christianorum captivorum ibidem53, sed propter persecutionem Antichristi, ut stiatur unde venturus sit, et quando…54.

Pour bien comprendre cette insistance et plus généralement sa conception de la géographie, il faut rappeler ce que le philosophe avait clairement précisé au moment d’aborder sa description des lieux : il la justifiait par trois finalités qui relevaient toutes de l’intérêt des chrétiens et de l’Eglise. D’abord, il s’agissait d’apprendre aux chrétiens où se trouvaient les divers lieux mentionnés dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau afin de lire de façon intelligente le texte biblique, en en comprenant parfaitement la lettre55. Ensuite, la connaissance des lieux avait selon lui une finalité pratique : il s’agissait de savoir vers où doivent se porter les efforts de conversion des missionnaires, et, ce faisant, de les aider à accomplir leur mission le mieux possible en leur facilitant le voyage par des renseignements précis concernant le climat et le relief des régions visitées. Enfin, le troisième but est de nature proprement téléologique, voire escatologique, comme le montre bien le passage que nous venons de citer : prévoir la venue de l’Antéchrist56.

Conclusion

Revenons pour conclure à la présentation que nous faisions de l’Opus Majus. Toute la première partie nous frappe par l’ambition clairement affichée de réformer le savoir en analysant d’abord minutieusement les principales causes de nos erreurs : il dénonce en particulier la force de l’habitude et le crédit accordé à une auctoritas qui n’en est pas digne. Mais, à la différence de la pensée qui se développe à Paris et qui se fonde sur l’aristotélisme réinterprété par Averroès, Bacon proclame l’alliance indissoluble de la philosophie et de la théologie. Les finalités qu’il attribue à la connaissance des lieux en fournissent une belle illustration, et c’est à cet horizon là qu’il faut rattacher sa conception de la priorité de l’expérience, si on veut bien la comprendre. On voit ainsi comment l’influence des idées de Joachim de Flore a pu encourager chez Bacon un profond désir de renouveler le savoir, qui l’a conduit à accueillir les informations nouvelles rapportées d’Asie par Rubrouck, tout en les insérant dans un cadre orienté par le sens anagogique des Ecritures : ainsi s’explique sans doute l’égal crédit qu’il accorde au voyageur authentique et au voyageur imaginaire, que fut, semble-t-il, Ethicus, qui possède sur le premier l’avantage d’offrir un discours légendaire servant les buts que Bacon assigne à sa description des lieux.

Pourtant, il convient de terminer l’évocation de cette collaboration éphémère entre le voyageur et le philosophe en soulignant la remarquable complémentarité des deux franciscains. Certes, ils ne semblent pas s’être toujours compris. Bacon ne retient pas toutes les découvertes de Rubrouck et surtout il a souvent tendance à accentuer les aspects légendaires, omettant de mentionner le commentaire critique que Guillaume manque rarement de faire lorsqu’il rapporte des informations quelque peu inouïes. De son côté, Rubrouck a certes vu la puissance des Mongols et constaté les terribles effets de leur suprématie militaire, mais il ne paraît pas partager les préoccupations de Bacon liées aux prophéties de Joachim de Flore, et si son voyage lui a permis de voir un bel échantillon de la diversité humaine, tous ces peuples n’en restent pas moins hommes pour lui, ni monstres, ni peuples sataniques. Sur le plan strictement géographique, Bacon a la géniale intuition de l’utilité qu’aura pour la cartographie l’application systématique des coordonnées, mais il ne fait qu’esquisser la méthode. De son côté Rubrouck nous étonne par la qualité de son regard et par sa capacité d’induire de ses observations des images pour ainsi dire cartographiques. Dans ce dialogue, Bacon représente l’abstraction mathématique, Rubrouck le concret dans sa richesse et sa diversité. Certes, le résultat, tel qu’on le trouve dans ces pages de l’Opus Majus, reste encore très imparfait, surtout jugé à l’aune de nos propres connaissances. Il n’en représente pas moins un maillon important, avant tout par l’originalité de la démarche employée, dans l’acquisition des connaissances, processus toujours perfectible, comme le soulignait d’ailleurs avec insistance Bacon pour son propre travail encyclopédique.

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1. The « Opus Majus » of Roger Bacon, edited by J.H. Bridges, Williams and Norgate, Oxford, 1900, T. 1, p. 305. La partie qui nous intéresse se trouvant à la fin du premier volume, p. 286 – 376, nous nous contenterons dorénavant d’indiquer la page d’où sont extraites nos citations.

2. Recherches sur les Chrétiens d’Asie centrale et d’Extrême-Orient, Paris, Imprimerie Nationale, 1973, p. 233.

3. Il faut, dit-il, examiner « quantitatem et figurant habitabilis terrae et climata ejus » (p. 288).

4. Cf. F. Alessio, Introduzione a Ruggero Bacone, Laterza, Bari, 1985, rééd. 1995, p. 19-22. L’auteur cite un passage de l’Opus Tertium où Bacon énumère les vices radicaux que révèlent les écrits d’Albert : privés de finalité comme de fondement, non seulement ils ne sont d’aucune utilité pour le savoir mais ils en représentent la ruine radicale (p. 21).

5. Opus Majus, p. 300-301.

6. Comme le montre D. Woodward, Bacon soutient ici un point de vue novateur car, même si les concepts de longitude et de latitude avaient filtré dans l’Europe du nord dès le XIe siècle, en particulier grâce à la diffusion des Tables tolédanes, il est le premier à vouloir appliquer le système de coordonnées afin de calculer la position d’un lieu sur le globe terrestre (« Medieval Mappaemundi » dans : The History of Cartography, vol. 1 Cartography in Prehistoric, Ancient and Medieval Europe and the Mediterranean, ed. by J.B. Harley and D. Woodward, Chicago and London, 1987, voir en particulier les p. 305, 322-23).

7. Haec autem via, qua procedam, non est per certificationem astronomiae, scilicet per veras longitudines et latitudines locorum respectu coeli ; quia nondum habent eam Latini, sed est sumpta ex auctoribus qui mundi regiones describunt secundum quod quilibet potest loca natalis soli describere, et per alios de locis extraneis edoceri (p. 304).

8. Ibid., p. 305.

9. Et sequar Plinium abundantius, quem omnes sancti et sapientes sequuti sunt. Ubi autem aliquod certum per alios auctores invenero tam per sanctos, ut Hieronymum, Orosium, Isidorum, quam per alios auctores, non negligam quae necessaria sunt assignare (p. 304).

10. Ibid., p. 304.

11. Ibid., p. 309.

12. Secundum igitur praedicta praesentem affero descriptionem in albiori parte pellis, ubi civitates notantur per circulos rubros (p. 300).

13. Alfraganus, p. 325 et 331, et Albumazar, p. 333 ; pour ce dernier, il mentionne précisément sa source :… sicut dicit Albumazar quinto libro in majori introductorio astronomiae.

14. Bacon fait souvent référence à l’Almageste de Ptolémée, ouvrage traduit en latin au XIIe siècle. Il lui arrive même de le corriger : ainsi au sujet de la situation des îles Britanniques (… et Ptolemaeus in Almagesti de plano erravit de situ Britanniae majoris et minoris, sicut manifestum est cuilibet… p. 305). Il se réfère aussi au De dispositione sphaerae, qui doit être le Planisphaerium, où Ptolémée utilise la projection stéréographique.

15. La plupart de ces auteurs sont ceux-là mêmes qu’on avait l’habitude d’utiliser dans les écrits géographiques comme dans l’élaboration des mappemondes.

16. Ibid., p. 351.

17. Unde hic incipiunt regiones aquilonares, de quibus philosophi meridiani parum sciverunt… (p. 356).

18. Cf. l’équivalence que fait Rubrouck entre l’ancienne Scythie et l’empire mongol : les Mongols « se sont partagé la Scythie qui s’étend du Danube jusqu’au Levant » (Voyage dans l’empire mongol, trad. Cl. et R. Kappler, Paris, Payot, 1985, p. 89).

19. P. 356.

20. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre étude, Sur les routes de l’empire mongol, Paris, Champion, 1994, et plus particulièrement à la première partie, « L’ordre de la relation ».

21. Ces informations sont très fidèlement retranscrites par Bacon (p. 356-357).

22. Voyage dans l’Empire mongol, respectivement p. 114, p. 122 et p. 134.

23. Cf. comme il note, au sujet du lac de l’Ala-köl, que son compagnon a goûté l’eau, « qui était un peu salée, mais buvable » (p. 153), afin de tirer du degré de salinité une idée sur l’origine de ces eaux !

24. Ces deux fleuves donc, le Tanaïs et l’Etilia, dans les régions du nord que nous avons traversées, ne sont distants que de dix jours ; mais au sud, ils sont très loin l’un de l’autre. Le Tanaïs se jette dans le Pont-Euxin. L’Etilia forme la mer ou lac que je viens de dire (il s’agit de la Caspienne), avec beaucoup d’autres fleuves venus de Perse qui s’y jettent (p.117).

25. Ibid., p.127.

26. Cf. la façon très précise dont il rend compte du paysage qui entoure le lac Balkach : Le lendemain, au sortir de ces montagnes, qui dépendent des grandes montagnes situées au sud, nous entrâmes dans une fort belle plaine, avec sur la droite des montagnes, et sur la gauche une mer, ou une sorte de lac, dont le tour demande quinze journées (p. 141).

27. Ibid., p. 139.

28. Longa et Solanga désigneraient, selon Pelliot, les habitants de la Mandchourie et du nord-ouest de la Corée (cf. note de l’éd. Kappler, p. 149).

29. Muc renverrait aux Coréens de la péninsule proprement dite (note de l’éd. Kappler, p. 150).

30. P. 147-150. Le recours à la préposition « après », indicateur très vague de localisation, traduit bien ici la difficulté de Rubrouck pour ce qui concerne les confins orientaux de l’Asie.

31. P. 221-222.

32. P. 222. On peut deviner ici, me semble-t-il, une certaine surprise du voyageur, l’Inde étant à l’ouest, donc dans la direction de l’Europe, tandis qu’il a conscience de se trouver lui-même plus loin vers l’est.

33. Le Cathay est sur l’Océan. Maître Guillaume m’a raconté qu’il avait vu des ambassadeurs de peuplades appelées Caule et Manse qui habitent dans des îles dont la mer gèle en hiver (p. 185). Caule = Kao-li (Corée méridionale) et Manse = Manzi (Chine du Sud).

34. Au-delà est la grande Cataia qui dans les temps anciens portait, je crois, le nom des Sères p. 150).

35. Cf. pour la mer Noire : la mer de Pont, que les peuples de là-bas appellent la grande Mer (p. 83) ou pour la mer Caspienne : une mer qu’on appelle maintenant mer de Siroan, du nom d’une ville qui est sur son rivage (p. 126).

36. Ainsi, pour parler de la Grande Bulgarie : On appelait autrefois Albanie toute cette région à l’occident de la Caspienne… (p. 128), ou pour évoquer la région baignée par l’Araxe : cette terre que je vous ai décrite n’est pas proprement la Perse, on l’appelait autrefois Hyrcanie… (p. 236).

37. On peut d’ailleurs relever l’influence de la pratique étymologique isidorienne dans quelques rapprochements fantaisistes opérés par notre franciscain : par exemple, lorsqu’il fait dériver le nom Ararat, donné à cette région, de l’Araxe qui y coule : A travers cette plaine coule également l’Araxe, qui vient de Grande Arménie (…), d’où le nom d’Ararat donné à ce pays qui est proprement l’Arménie (p. 234-235). On notera dans ce même passage la curieuse citation de l’Enéide de Virgile, au sujet de l’Araxe (« … pontem dedignatur Araxes », Enéide VIII, 728), mais on sait que la formation du clerc n’excluait pas l’apprentissage des poètes latins.

38. P. 114

39. … je m’enquis de ces monts. Je compris que c’étaient les monts du Caucase, qui touchent à la mer aux deux extrémités, en allant de l’occident vers l’orient (p. 139). S’appuyant sur Pline, Bacon prend lui-même cette chaîne du Taurus comme point de repère essentiel pour décrire toute l’Asie :… oportet describere Taurum montem, quoniam ipse disterminat regiones infinitas. Ab oriente et Indici mari incipit, et transit in occasum per fines Indiae et Parthorum regna, et Mesopotamiam et Syriam… (Opus Majus, p. 350).

40. Il y a plusieurs autres peuples misérables vers le nord, aussi loin que le froid leur permet de s’étendre (…). Les limites de cet angle septentrional sont inconnues à cause des grands froids. On y subit en effet les rigueurs des neiges perpétuelles. Je m’enquis des monstres ou des hommes monstrueux dont parlent Isidore et Solin. Ils me disaient qu’ils n’avaient jamais rien vu de tel, d’où nous avons vraiment lieu de nous demander si ce que racontent Isidore et Solin est vrai (p. 183-184).

41. Opus Majus, p. 355

42. Et flumen Tanais extenditur ultra illam paludem versus aquilonem usque ad montes Riphaeos, qui sunt in ultimo aquilonis, a quibus montibus oritur hoc flumen… (Ibid., p. 357).

43. P. 128

44. Hyperboréens : peuple vivant au-delà du vent du nord, dans une région au climat paradisiaque, et ayant une existence si longue qu’ils l’interrompaient, quand ils étaient las de vivre, en se jetant d’un rocher dans la mer (PLINE, Nat., 4, 26).

45. Bacon distingue en fait deux peuples vivant dans le Grand Nord : les Hyperboréens au nord de l’Europe, et au nord de l’Asie la gens Arumphea prope montes Riphaeos, quae est similis Hyperboreis in omnibus (p. 361). Voir aussi p. 308.

46. Et ultra Russiam ad aquilonem est gens Hyperborea, quae sic nominatur a montibus magnis, qui vocantur Hyperborei. Et haec gens propter aeris salubritatem vivit in sylvis, gens longaeva usquequo fastidiant mortem, optimarum consuetudinum, gens quieta et pacifica… (p. 359). Il est très intéressant de voir à ce propos comment Bacon n’accepte qu’à moitié la remarque critique de Rubrouck sur Isidore concernant les chiens du Grand Nord si grands et d’une telle férocité qu’ils forcent les taureaux et tuent les lions (Etymol., PL 82, c. 501). Rubrouck corrige cette information en retenant que ces chiens sont attelés à des chariots comme des bœufs, vu leur taille et leur force (p. 128), tandis que Bacon écrit : Et hic sunt canes maximi, ita ut leones périmant, tauros prement, et homines ponunt eos in bigis et aratris (p. 366) La fusion des sources aboutit ici à beaucoup de confusion.

47. Opus Majus, p. 361-362

48. Voyage dans l’Empire mongol, p. 238.

49. Opus Majus, p. 362.

50. Où l’on voit que la foi permet en effet de déplacer des montagnes !

51. Bacon mentionne cet auteur et prend soin de cautionner le récit d’Ethicus à la fois par le texte scriptural et par les écrits d’Orose et de Jérôme.

52. Ethicus reste encore aujourd’hui un personnage énigmatique. Sa Cosmographie se présente comme une œuvre de saint Jérôme qui prétend commenter et traduire des passages tirés d’« Ethicus », un sage païen du premier siècle, scythe d’Istrie qui écrivait en grec. Si Bacon le considère comme un authentique voyageur et prend au sérieux le contenu de sa Cosmographie, Pic de la Mirandole n’hésite pas à ranger le livre « parmi les écrits astrologiques les plus ridicules ». A. D’Avezac qui édite le texte en 1852, tout en ayant un avis moins tranché, ne cache pas non plus son scepticisme (Ethicus et les ouvrages cosmographiques intitulés de ce nom). Plus récemment, P. Dronke pense que le livre raconte un voyage imaginaire dans une intention avant tout satirique (Verse with prose. From Petronius to Dante, Harvard University Press, Cambridge-Mass., 1994, p. 14-19). L’ouvrage lui-même est bien difficile à dater (IV-Ve siècle selon d’Avezac, VIIIe selon Dronke). Voir l’édition récente d’Otto Prinz, Die Kosmographie des Aethicus, München, 1993 (MGH, XTV).

53. C’est ici une allusion directe au but poursuivi par Rubrouck dans sa mission chez les Mongols : il entendait retrouver les chrétiens prisonniers des Mongols dont lui avait parlé André de Longjumeau et leur apporter soutien et réconfort.

54. P. 365

55. But à mettre bien sûr en relation avec le traitement an-historique des lieux par Bacon.

56. Ces buts sont exposés p. 301-302.