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Images de la terre dans les Livres de clergie du XIIIe siècle

Image du monde, Livre du Tresor, Livre de Sydrach, Placides et Timeo

Chantal CONNOCHIE-BOURGNE

Université de Provence

La description de l’espace terrestre paraît devoir figurer à juste titre dans ce genre de textes didactiques qui sont produits dans la seconde moitié du xiiie siècle, que leurs auteurs nomment « livres de clergie » et que nous avons pris l’habitude de nommer des « encyclopédies ». Mais cette attente est partiellement déçue ; on constate en effet que sur les quatre œuvres rangées sous cette appellation1, deux seulement témoignent de l’intérêt que leur auteur a pris à construire une représentation de la terre visant tant à satisfaire la légitime curiosité des lecteurs qu’à les persuader de bien agir.

La forme dialoguée de Placides et Timeo et du Livre de Sydrach ne s’accommode pas de questions d’ordre géographique. Le roi païen Boctus n’interroge le philosophe Sydrach sur ce domaine que pour lui demander quel est le nombre des terres émergées et si les confins de la terre sont peuplés. Lorsque le jeune élève Placides s’inquiète de comprendre comment se produisent certains phénomènes atmosphériques comme la foudre et le tonnerre, son maître Timéo saisit cette occasion pour l’instruire de ces merveillables coses qu’on peut observer dans chacun des quatre éléments : l’eau s’écoule en sources et en fleuves aux pouvoirs étonnants, la terre porte des plantes aux vertus non moins remarquables. Mais ces faits sont ponctuels ; la connaissance qu’on peut en avoir ne permet pas de se faire une vision globale du paysage terrestre. En revanche, Gossuin de Metz dans son Image du monde et Brunet Latin dans son Livre du Tresor présentent à leurs lecteurs une « image-texte »2, véritable carte verbale du monde. Gossuin en fait même la partie centrale de son œuvre.

La curiosité pour la terre est bien inégalement partagée ; de plus, lorsqu’elle s’exprime, il semble que ce soit pour découvrir d’autres réalités. Le savoir géographique n’est pas une fin en soi. Il s’intègre en effet dans la description des créatures qui ornent chacun des éléments constitutifs du monde. Timéo introduit son disciple dans le domaine des concepts, celui des secrés as philosophes ; de ce fait, il lui importe principalement d’exposer la théorie élémentaire. Pour connaître la diversité des paysages et des peuples, il faut faire l’usage du monde, le parcourir. Le maître conseille donc à Placides de s’instruire, à l’instar d’Ulysse3, de la géographie des pays dans lesquels son futur métier de roi l’obligera d’aller. Il n’est pas nécessaire d’avoir de la terre une image unifiée ; pour Timéo il s’agit d’un savoir pratique, et un roi se doit de préparer ses déplacements hors de son royaume. Brunet Latin au contraire prend soin de faire voyager en esprit son lecteur sur toute la surface connue de la terre habitée. Cette mappemonde occupe dans la première partie de son œuvre une position significative de l’importance que l’auteur lui accorde. En effet, on n’y accède qu’après s’être représenté la disposition homocentrique des sphères du cosmos et avoir appris les natures successivement de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, enfin après avoir reçu une leçon d’astronomie. L’ordre traditionnel de présentation de ces connaissances se trouve ainsi bouleversé, puisque la description de la terre ne figure pas dans les développements sur la sphère du premier élément4. Une logique différente sous-tend la disposition des chapitres. La connaissance du mouvement des corps célestes permet le calcul du temps et de l’espace terrestre. C’est la raison pour laquelle les chapitres d’astronomie se terminent par un comput ; la mesure du temps est donnée. Suit la mappemonde où sont enfin posées les limites de l’espace des hommes. La terre présente alors un visage fait des multiples réalités qu’elle porte, tout comme l’air, par exemple, qui est rendu sensible à l’homme par les phénomènes météorologiques qui s’y produisent. A chacun ses particularités naturelles. On rend hommage à la terre en décrivant sa forme et l’organisation de sa surface, en inventoriant les pierres, les plantes, les animaux et les hommes qui en constituent l’ornement. Tel est l’ordre que les auteurs mettent généralement dans les chapitres qu’ils lui réservent.

Le savoir géographique ne peut livrer qu’une image grossière de la terre ; le discours ne sachant épuiser les données du réel, il convient d’élaborer une mise en ordre susceptible de le représenter au mieux5. Une schématisation s’impose d’abord ; s’opère ensuite un véritable travail de marquage des régions distinguées par le relief et/ou les hommes. Si l’on observe des omissions sur de nombreux points, c’est que l’auteur choisit de faire suivre à ses lecteurs un certain itinéraire. Il s’agit plus de façonner l’imaginaire que de faire connaître les diversités du monde. Une intention préside à toute description du monde et se soucier de géographie est tout aussi significatif du projet qui anime la rédaction d’une encyclopédie que ne pas y prêter attention.

Un schéma historié

Le tracé du contour de la sphère terrestre est net, comme fait au compas par le démiurge ; ses terres habitées sont distribuées en trois parties autour de la Méditerranée. Mais dans ce cadre divinement circulaire et tripartite, l’image de la terre présente un foisonnement de créatures et de constructions que le clerc ou le peintre s’efforce d’ordonner. Il n’est que de regarder la carte du psautier d’Utrecht ou celle d’Hereford (et d’autres) pour saisir la différence. Les enluminures du type « sedes majestatis » montrent que dans la main de Dieu la forme de l’œcumen est idéale, pure, géométrique ; mais à la surface d’une mappemonde peinte grouille la vie en de multiples formes. L’auteur de la seconde rédaction de l’Image du monde6 établit avec bonheur une analogie entre la terre habitée et la Roue de Fortune. Selon la tradition biblique le monde est peuplé des descendants des trois fils de Noé, Sem, Cham, et Japhet ; mais au cours des accidents de leur histoire les hommes peuvent voir bouger les frontières de ces trois territoires de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe.

Ainsi l’image de la terre n’est-elle jamais tout à fait définie. Gossuin de Metz rappelle, comme il se doit, la tripartition de l’œcumen (l’Europe et l’Afrique situées de part et d’autre de la Méditerranée occupent les deux quarts inférieurs du cercle, l’Asie s’étend sur la moitié supérieure, touchant l’Europe par le Don et l’Afrique par le Nil), mais il en déplace les limites internes en agrandissant considérablement l’Afrique. Cet écart a déconcerté la critique. Il est vrai que Gossuin fait à cette occasion un choix singulier. Lorsqu’il énumère les différents pays qui forment l’Afrique, il intègre des régions connues comme faisant partie de l’Asie, à savoir la Syrie et le royaume de Jérusalem, et la majeure partie des pays situés sur les rives septentrionales de la Méditerranée : la Grèce, la Romagne, la Toscane, la Lombardie, la Gascogne et l’Espagne. Ce cas est extrême, il manifeste une appropriation du savoir à des fins politico-religieuses7. Par ailleurs, la carte mondiale contient toujours des parties floues. Brunet Latin comme Gossuin négligent de nommer des pays. Ils le disent, laissant l’imagination du lecteur combler ces vides. Est-ce par désintérêt pour des régions nordiques peu chargées d’histoire, de monuments ou de « merveilles » naturelles, que Brunet Latin écrit :

Ces et maintes autres terres et illes sont outre Bretaigne et outre la mer de Norvee (I, 123,26)8 ?

Solin dont il traduit ici des passages s’était voulu plus complet ! Gossuin paraît encore plus expéditif. Il extrait des fragments des textes d’Honorius Augustodunensis et de Jacques de Vitry qu’il a sous les yeux9 et, par exemple, il passe sous silence sans raison apparente la plupart des régions d’Asie mineure :

Après vient Aise la menour

qui close est de mer tout entour,

ou il a maintes regïons

dont pas ne dirons touz les nons (II, 2, f. 19a)10.

Être exhaustif, même dans une simple énumération, n’est pas le but recherché. Savoir abréger est le souci majeur du vulgarisateur. Les clercs n’ont à dispenser de leur savoir que la part qui sert leur dessein. Ils ne retiennent que ce qui est directement ou indirectement pertinent. Ainsi l’approximation géographique concernant ces régions lointaines loin de nuire à leur projet le prolonge dans la mesure où ils entraînent leurs lecteurs dans un voyage potentiel sur l’itinéraire qu’ils leur tracent. Tracé dont on ne doit pas négliger de déchiffrer l’apparent désordre.

Les écarts d’un itinéraire

Une ligne imaginaire relie les points fixés sur la carte et dans le texte par un nom ou une icône. Mais aussi précisément qu’on suive les indications fournies, il est difficile de parcourir l’espace offert par la mappemonde écrite ou peinte. Brunet Latin annonce l’ordre de description qu’il va suivre ; de droite à gauche, en partant du sud, en Egypte, pour aller vers le haut de la carte et parcourir l’Asie, passer en Europe par le détroit des Dardanelles, descendre jusqu’à celui de Gibraltar et regagner le point de départ en remontant les côtes africaines :

Et pour mieux monstrer le païs et les gens du monde traitera li contes briement de cascune partie par soi, et premierement d’Aise, qui est la premiere et la grignor, et commence de celui chief ke est vers midi, ou el se part d’Aufrique au fleuve de Nile et au fleuve de Tigre, ce est en Egypte (I, 121).

Cet itinéraire est classique mais, dans le détail des étapes, le lecteur a besoin d’une carte pour fixer son imagination. Dans le meilleur des cas peut-être le clerc plaçait-il devant son auditoire une mappemonde peinte ? Le texte de Gossuin est accompagné de figures qui servent de schémas explicatifs pour la tripartition de la terre habitée, mais c’est sans le support d’une carte géographique qu’il faut ensuite s’aventurer le long d’une route en pointillé. Car si un nom est donné, une description, ou une anecdote concernant le pays dont il est question, comme sur la carte sont dessinés l’icône d’une ville, la forme d’un animal ou le cartouche où s’inscrit un événement historique, cela ne fait qu’indiquer un ordre de succession, au mieux parfois une direction. Le regard passe d’un point à un autre comme s’il suivait le bout de la règle que le maître déplace sur la carte. Mais lorsqu’il n’y a ni carte au mur ni règle pour guider le regard, le trajet est forcément imprécis. Le vocabulaire qui sert à relier les termes successifs de l’énumération est pauvre ; les adverbes après et encore débutent les propositions, les formes verbales est, siet, vient, s’estent, dure servent à situer un lieu ou une étendue, parfois précisés par un adverbe ou une préposition à valeur locale comme par deriere, d’autre part, outre, contre, devers, dés, jusqu’a. Ce qui laisse penser que le lecteur doit pour parcourir le circuit descriptif qui égrène un endroit avant ou après un autre le situer sur une carte qui lui est donnée, au moins mentalement, en images. On peut penser que Brunet Latin avait une carte sous les yeux lorsqu’il rédigeait sa mappemonde ; il est possible à partir des indications spatiales de son texte de reconstituer une carte du Livre du Tresor. En revanche, aucun indice assez précis ne permet de retracer le parcours imaginé par Gossuin, si l’on ne dispose pas d’une carte. On se trouve en effet confronté à des énumérations dont les termes sont simplement juxtaposés ou coordonnés. C’est seulement parce que le lecteur se représente mentalement une carte qu’il peut comprendre qu’il s’agit du tracé d’un itinéraire11. C’est en référence à sa position face au schéma de l’œcumen qui accompagne le texte que Gossuin indique qu’à droite on trouve telle contrée et à gauche telle autre :

Tant est de la terre habitee,

dont l’une moitiez est clamee

Orïent et l’autre Occident ;

et la ligne k’en .II. les fent

est clamee si com je di

la droite ligne de midi,

dont ces .III. figures sont signe,

et a la fin de ceste lingne,

devers destre Aise, trueve l’on

une cité […] (II, 1, f. 14a).

Il arrive que cette ligne imaginaire divague. Alors qu’il énumère quelques régions de l’Afrique, Gossuin signale l’existence des villes zoomorphes qu’on y trouve et évoque Rome et Troie. Les repères géographiques sont momentanément oubliés pour faire place au rapprochement de curiosités semblables bien qu’éparses dans le monde :

Si a citez et regïons

qui de bestes prennent lor nons,

qui habitent en cel païs,

dont les cités fourmes ont pris,

dont Romme a fourme de lÿon

Troie de cheval, ce dit on (II, 4, f. 20c).

Ces apparentes digressions trouvent à bon droit leur place dans une mappemonde où les lieux et les créatures qui les habitent sont décrits dans un même mouvement d’imagination. On ne saurait quitter un pays sans en avoir entendu raconter les particularités, voire les étrangetés. De la sorte se fixe une mémoire de l’espace12. Chemin faisant l’auteur a le soin constant de rappeler ce dont il a déjà parlé. Par exemple, son chapitre sur l’Asie commence par une description du paradis terrestre dans laquelle il note la présence de l’arbre de vie ; après avoir traité des genz, des bestes, des serpenz, des poissons, des oiseaus, il parle des arbres d’Ynde13 et termine par le rappel et de l’arbre de vie et du paradis. Il veille aussi à mettre en évidence des ressemblances. Sur la surface terrestre, voulue diverse par le créateur et marquée par les traces du passage humain, il pose un réseau de correspondances chargé de réaffirmer l’unité originelle. L’analogie joue ce rôle unificateur. Peu importe le lieu quand on lit partout la présence de la même force. À lire ces textes dans leur ensemble, on se persuade aisément du souci de rationalisation ou d’intellectualisation de la vision du monde qui anime leurs auteurs ; mais concernant la description de la terre, on y verrait plus précisément s’y exercer une volonté de banalisation : la terre est l’espace commun à tous les hommes. A la suite de Gervais de Tilbury et de Jacques de Vitry, Gossuin développe l’idée que notre sentiment d’étrangeté ou d’altérité est proportionnel à notre ignorance : ce qui est étonnant pour nous ne l’est pas pour ceux qui nous étonnent et vice versa. Une rhétorique du par deça et du par dela est mise en place14. De quoi faut-il donc persuader ces seigneurs laïcs pour qui furent écrits ces livres de clergie ? De vivre dans le bien, certes ! Mais cette lecture moralisatrice qu’on est tenté de faire, outre le fait qu’elle est pesante à force de répétition, est souvent simplifiante.

Un savoir orienté

L’utilisation que ces vulgarisateurs font du savoir géographique manifeste assez clairement leur intention. Son éviction quasi totale dans les deux dialogues pourrait se comprendre par le détournement que les maîtres infligent aux questions qui leur sont posées. Significative est la réponse de Sydrach à l’une des rares questions qui concernaient la géographie.

A il autre gent qui vivent outre la terre en mer (q. 77, f. 27d)15 ?

demande Boctus qui reçoit en guise de réponse un bref échantillon des races humaines monstrueuses. Les questions suivantes portent sur la diversité qui existe entre les êtres et sur les notions de bien et de mal. Plus loin dans cette conversation que l’auteur a voulue comme à bâtons rompus le roi demande si l’on doit oublier son pays, Sydrach répond sur un ton évangélique :

nus n’a païs mais tant soulement herberges (q. 395, f. 78c).

puis il explique que le pays d’un homme est celui où il peut vivre, et conclut sur cette brève formule :

por ce somes nos touz estranges en cest siecle.

Le registre est ici délibérément moral. L’absence manifeste d’attention à la forme de la terre, à la variété des créatures qui forment le décor de l’aventure humaine s’expliquerait-il par l’envahissement d’une morale avant tout individuelle ? Sydrach en effet dispense au roi Boctus deux genres de conseils : les premiers pour la conduite de sa vie spirituelle, les seconds pour le maintien de son corps en bonne santé. L’espace terrestre est l’un des objets sur lesquels s’exerce le « contemptus mundi ».

Mais cette attitude ne se retrouve pas avec tant d’évidence dans les trois autres « encyclopédies » ; elle est en particulier à l’opposé de celle de Timeo. Le philosophe instruit son princier disciple de toutes les disciplines qui pourront l’aider à tenir son état. L’individu est étudié au sein d’une société dont l’histoire lui est à maintes reprises rappelée. Un exemple est particulièrement frappant, celui de l’ivresse de Noé. Timeo s’en sert comme histoire fondatrice de la tripartition de la société et non de l’origine des races. Ayant entendu les railleries de son fils Cham au spectacle de sa nudité, Noé le maudit et cette malédiction pèse sur tous les serfs :

Aucuns dient que de se lignie issirent les natureux sers, selon le volenté de Dieu, et dient que iceuls par droit sont, sans plus, retenus en servage (p. 198, § 408).

L’importance donnée à l’histoire des trois états qui forment la société et par là même aux droits et surtout aux devoirs qui les définissent éclipse toute considération sur la répartition des terres à la surface de la terre. D’autant plus que le philosophe fait l’apologie de la clergie, elle qui demeure en dépit des vicissitudes mondaines. Le savoir géographique n’aurait-il pas de place dans un discours de politique intérieure ? Alors que les mappemondes écrites ou peintes portent les empreintes de l’histoire des hommes, cette dernière se passe très bien de représentation géographique.

Cette exclusion n’est pas systématique. L’intérêt porté à l’histoire peut aller de pair avec celui porté à la géographie. C’est le cas de Brunet Latin. Entre l’une et l’autre il affirme une complémentarité. En effet, la première partie de son livre consacrée à la philosophie théorique contient une histoire de l’humanité, depuis Adam jusqu’à la date de rédaction du Livres du Tresor, et une géographie. Il accorde une importance considérable16 à l’énumération détaillée des régions, des villes, des archevêchés et des évêchés de sa patrie, l’Italie. Parallèlement il relate sur les derniers chapitres d’histoire les événements qui viennent de bouleverser sa ville de Florence ; en 1265, Manfred meurt, puis Conrad ; Charles d’Anjou est victorieux et Florence revient au parti guelfe. La chronique d’universelle devient florentine. Pour cet exilé il ne s’agit pas seulement de nostalgie, à moins que le souvenir de son pays ne soit évoqué que dans l’intention de raviver chez son lecteur le désir d’y revenir. Son œuvre est adressée à un ami florentin comme lui et comme lui, et tant d’autres guelfes, exilé en France. Il est urgent de préparer le retour et de mettre à exécution les projets. Or toutes ces connaissances livrées dans la première partie du Tresor servent d’introduction à la philosophie pratique qui traite de morale, d’économie, de politique et de rhétorique. L’accent mis sur l’actualité et la réalité italiennes vise à susciter l’engagement émotif, intellectuel et politique d’un lecteur destiné au gouvernement de la cité.

Sans qu’elle contienne d’autre histoire que celle de la transmission des arts libéraux (et de la précellence des études menées à Paris), l’œuvre de Gossuin a aussi une implantation dans la réalité présente. A plusieurs reprises des références sont faites au paysage familier, aimé, ceux de Metz, de Vic-sur-Seille, et de Plombières ; par ailleurs, l’attachement des lorrains au roi de France, Louis IX, est affirmé avec vigueur. Les limites si étroites à l’intérieur desquelles l’auteur loge l’Europe figurent le danger que court la Chrétienté. La vague des Infidèles (les peuples de cette si grande Afrique) grossit, s’apprête à déferler loin à l’intérieur des terres européennes. Mais il ne s’agit pourtant pas d’apeurer les riches laïcs pour qui est dessinée cette image du monde. Au contraire l’imagination doit être flattée ; le monde de l’ailleurs doit être doublement attrayant. Gossuin écrit dans les mois qui suivent le concile de Lyon, qui prit fin en juin 1245. Il en suit les deux directives principales : instruire les laïcs et préparer la croisade du roi de France17. Sous couvert de savoir, le clerc engage ses lecteurs à vivre selon la loi divine. La banalisation de la diversité des créatures est donc censée provoquer un déplacement de l’attention vers le créateur. Si petite est la terre des hommes, si grande est leur ignorance qu’ils peuvent éprouver la nostalgie de leur origine, se sentir exilés sur terre. La clergie est le moyen que leur offre le clerc pour s’élever en esprit à travers les sphères du monde jusqu’au paradis. Mais ce voyage intérieur d’ordre mystique ne saurait se faire sans une prise en charge du corps, dans le siècle, à la surface de la terre. Un exemple est fourni : celui des anciens clercs, grands voyageurs et découvreurs de vérité, ayant quitté leur pays et abandonné leurs richesses pour un accroissement d’être. Il faut partir. La mappemonde sert à créer ce désir. Qu’il soit, à la fois ou selon les consciences, celui de connaître et/ou celui de prendre la croix, c’est un désir de la Jérusalem terrestre et/ou céleste.

Les auteurs de ces quatre encyclopédies se doivent de respecter une sorte de contrat pédagogique envers leurs lecteurs et les connaissances qu’ils divulguent doivent correspondre à ce qu’on enseigne. Façonner une image de la terre que le lecteur peut parcourir avec les « yeux de l’esprit »18 demande une mise en ordre. Le clerc dispose de modèles dont il ne dévie assez peu. Chacune des trois parties du monde est traversée de toponyme en toponyme, chaque lieu est remarquable par une ou plusieurs curiosités qui le distinguent des autres, il constitue une sorte de « lieu de mémoire » ; le parcours part d’un point pour y revenir, il épouse la forme circulaire des terres habitées, tout en zigzaguant de droite et de gauche ou de haut en bas pour couvrir l’espace d’un pays ou d’une région.

Disposant d’un savoir géographique livresque commun, ils lui accordent néanmoins une attention très différente. Si toute vision d’ensemble de l’espace terrestre est absente des deux formes dialoguées que présentent le Livre de Sydrach et Placides et Timeo, c’est que les deux maîtres proposent à l’attention de leurs interlocuteurs soit un « miroir moral », pour le premier, soit un « miroir au prince » pour le second. La conversion de croyance que cherche à susciter Sydrach chez son auditeur païen s’exprime clairement à la fin du prologue ; lorsque le roi Boctus entendit Sydrach annoncer la victoire du Fils de Dieu sur les puissances diaboliques, causes de tant de désordres, il s’en réjouit :

si li plost molt et ot grant joie et s’aferma plus a la creance de Dieu et aora son nom et le crut parfetement (f. 15a).

La géographie serait alors à ranger parmi les vaines sciences, dont la possession serait inopérante pour le salut de l’âme. De même une représentation de la terre habitée semble ne pas être utile à la formation d’un jeune prince. Timéo entraîne son disciple sur les chemins de la philosophie, il privilégie le raisonnement et l’exercice de l’esprit critique. La connaissance du relief, de l’étendue, des curiosités que nous nommons « touristiques » des régions ne fournit pas un objet satisfaisant de réflexion. L’espace des terres étrangères ne doit-il s’offrir qu’à des esprits déjà formés ? Y aurait-il un temps pour apprendre à juger et un autre pour se faire une image de la terre ? Il semble que, lorsque ne se décèle pas un projet à réaliser dans l’urgence des événements, le besoin de savoir géographique ne se fasse plus sentir.

Les destinataires de Brunet Latin et de Gossuin de Metz ne sont ni païens, comme Boctus, ni en âge d’être formés, comme Placides. Ils sont appréhendés comme des hommes qu’il faut persuader d’agir. L’Image du monde et le Livres du Tresor illustrent ce programme. La vie contemplative s’entretient autant par les actes que par la réflexion. Ainsi, dans ces œuvres didactiques, toute élaboration d’une image de la terre, loin d’être innocente, répond à des impératifs. Un choix d’écriture s’y exprime. L’espace terrestre est ouvert moins à l’intelligence qu’à l’imagination de ceux qu’on pousse à partir en quête d’un pays dont ils sont censés avoir la nostalgie. Gossuin ne traite-t-il pas la géographie comme l’un des moyens les plus efficaces pour sa propagande en faveur de la croisade ? Comme le départ en Terre Sainte ne saurait être dissocié d’un souci de rédemption, il doit se préparer aussi spirituellement, et principalement par cette reconnaissance de l’ordre du monde qui naît de la contemplation d’un espace céleste que nous ne pouvons parcourir. Brunet Latin livre les éléments de ce trésor de sapïence qu’il a amassé pour permettre à celui qui est sur le point de rentrer à Florence de la gouverner avec toute l’intelligence requise. Alors que Gossuin déforme l’image conventionnelle de l’œcumen en réduisant le territoire européen de la Chrétienté, Brunet Latin amplifie, au risque d’un déséquilibre entre les chapitres, la description qu’il fait de l’Italie. L’un comme l’autre s’approprient le discours géographique à des fins de séduction. La terre, séparée de son paradis originel19, n’est plus un jardin des délices ; sa surface est agitée de nos plus chers désirs.

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1. A savoir par ordre chronologique : l’Image du monde de Gossuin de Metz en 1245 (1246 n. st.) (éd. de la première version en vers en préparation par mes soins ; voir l’édition de la version en prose : O. H. Prior, L’Image du monde de maître Gossuin, rédaction en prose, Lausanne, 1913), le Livres du Tresor de Brunet Latin entre 1260 et 1266 (éd. F. J. Carmody, Berkeley-Los Angeles, 1939-48, réimpr. Slatkine, Genève, 1975), le Livre de Sydrach le philosophe ou livre de la fontaine de toutes sciences écrit après 1268 (éd. en préparation par E. Ruhe à Würzburg), Placides et Timeo ou Li secrés as philosophes, écrit dans la dernière décade du siècle (éd. C. Thomasset, Droz, Genève-Paris, 1980).

2. Cette expression est empruntée au Père Patrice Sicard (Diagrammes médiévaux et exegèse visuelle. Le « Libellus de formatione arche » de Hugues de Saint-Victor, Paris-Turnhout, Brepols, 1993) ; le Libellus, écrit l’auteur (p. 41), serait une « image écrite plus qu’une image décrite. Il aurait été une image verbale, qui comme telle n’impliquait pas sa réalisation effective […] une image-texte, une image peinte avec des mots, équivalent rigoureux d’une image-peinture faite avec des couleurs. Cette image-texte aurait été destinée à une visualisation intérieure. »

3. Voir Placides et Timeo, p. 420, § 450, de l’édition citée ; l’éloge du savoir qui se prononce dans ces « conseils à un prince » prend en compte la géographie. Toutes les citations ultérieures renvoient à cette édition.

4. Dans les encyclopédies latines du xiie siècle composées selon l’ordre des sphères successives du cosmos, la description de la terre est placée dans les chapitres traitant du premier élément, la terre ; c’est le cas pour l’Imago mundi d’Honorius Augustodunensis (éd. par Valérie i. J. Flint, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, année 1982, Paris, Vrin, 1983, p. 7-153), pour la Philosophia mundi de Guillaume de Conches (éd. Gregor Maurach, Pretoria, Univrsity of South Africa, 1980), pour le De laudibus divinae sapientiae d’Alexandre Neckam (éd. Thomas Wright, Londres, 1863) entre autres.

5. Patrick Gautier Dalché rappelle à quel point nous nous méprenons lorsque nous cherchons « une adéquation parfaite entre la réalité et sa représentation » ; ces propos qu’il applique à la lecture d’une carte géographique conviennent parfaitement, et peut – être davantage encore, à celle du discours géographique : « Mais on a trop souvent oublié que, plus que tout autre objet, la représentation cartographique est fondée sur la convention, et que cette convention est très rarement perçue » ; voir « Un problème d’histoire culturelle : perception et représentation de l’espace au Moyen Âge », dans Médiévales, n° 18, printemps 1990, p. 5-15.

6. Ce texte, qui est un véritable remaniement de celui de la première version, n’est pas encore édité.

7. Voir Chantal Connochie-Bourgne, « Limites et diversités de l’Europe : le parti pris par Gossuin de Metz dans son encyclopédie (Image du monde. 1245) », dans De la chrétienté à l’Europe, Actes du colloque d’Orléans, Mai 1993, Orléans, Paradigme, 1995, p. 49-62.

8. Voir Li livres du Tresor, dans l’édition citée ; toutes les citations ultérieures renvoient à cette édition.

9. Voir Imago mundi d’Honorius Augustodunensis, liv. i, ch.7-37 (éd. citée) et Historia orientalis sive hierosolymitana de Jacques de Vitry (Jacobus de Vitriaco), éd. Franciscus Moschus , Douai, 1597.

10. Le texte de l’Image du monde est cité d’après le manuscrit de Florence, Biblioteca Medicea-Laurenziana, Ashburnham 114.

11. L’auteur annonce une mappemonde qu’on pourra voir à la fin de son texte ; or dans les manuscrits qui en conservent une il s’agit toujours d’une mappemonde cosmique (et non terrestre), à cette exception près que représente le manuscrit de la bibliothèque municipale de Verdun (n° 28).

12. Voir Christian Jacob, « L’œil et la mémoire : sur la Périégèse de la Terre habitée de Denys », dans Arts et légendes d’espaces. Figures du voyage et rhétoriques du monde, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1981, p. 21-97, en particulier p, 56-58, Modes d’emploi d’une description du monde.

13. Après quoi il est question des pierres ; l’ordre (descendant) de l’échelle des êtres est respecté.

14. Voir le prologue du livre iii des Otia imperialia (éd. G. Liebnitz, Hanovre, 1707-1711) et le chapitre 92 de l’Historia orientalis (éd. citée).

15. Toutes les citations de ce texte renvoient au manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale de France, f. fr. 1160.

16. Les quatorze premiers chapitres sur les vingt-six qui traitent de l’Europe.

17. Voir Ferdinand Delorme, O.F.M., « Bulle d’Innocent IV pour la Croisade (6 février 1245) », dans Archivum franciscanum historicum, année 1913, vol. x, fasc. 6, p. 386-389.

18. L’expression « oculi cordis » est fréquente chez Honorius Augustodunensis, Guillaume de Conches et Hugues de Saint-Victor parmi d’autres.

19. Brunet Latin et Gossuin de Metz placent une description du paradis terrestre dans leur partie géographique, le premier en dernière place, le second en première place. Ce choix rhétorique susciterait des commentaires, en particulier sur la rationalisation de la vision du monde que ces clercs proposent à leur public seigneurial.