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Rotiers, soldadiers, mainadiers, faidits, arlots. Réflexions sur les diverses sortes de combattants dans la Chanson de la croisade albigeoise

Philippe MÉNARD

Université de Paris IV-la Sorbonne

Dans la Chanson de la Croisade albigeoise, écrite, semble-t-il, entre 1210 et 1213 pour la première partie, entre 1228 et 1229 pour la suite, les combats occupent la première place. Les deux auteurs successifs, Guillaume de Tudèle et son continuateur anonyme mettent en scène une masse importante de combattants. Or dans cette foule il y a des individus de statut social et de comportement très différents. Il convient d’examiner de près l’ensemble de ces guerriers pour voir de quelles sortes de guerriers ces armées sont composées, quelles différences existent entre l’armée des croisés et celle des combattants du Languedoc, s’il y a des dissemblances entre les deux auteurs de la Chanson, enfin quelle place ocupent les petites gens, les déclassés, les marginaux, voire les ribauds dans ce conflit.

Nous laisserons de côté les nobles qui emplissent le devant de la scène et constituent les notables dans la masse des guerriers. Il est bien évident, tout d’abord, que la classe des chevaliers est profondément présente tout au long de la chanson. Les barons et chevaliers présents ne posent aucun problème à la critique historique. On sait que dans la société médiévale la classe chevaleresque représente la classe des guerriers. Les grands seigneurs féodaux sont nommément désignés tout au long du récit. Lorsque Guillaume de Tudèle évoque le départ en guerre des croisés, il cite des hommes d’Eglise, l’abbé de Citeaux (laisse 12, v. 3), des archevêques, des évêques, des clercs1. Il mentionne aussi une foule grands seigneurs : le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, le comte de Saint-Pol, le comte d’Auxerre, le comte de Génevois, Adhémar comte de Valentinois et bien d’autres encore (laisse 12, v. 9-14). Le conteur mentionne peu après 20.000 chevaliers (vint melia cavaliers, laisse 13, v. 2). Le chiffre est sans doute exagéré.

Nous ne nous occuperons pas des affrontements, des batailles rangées, des sièges, des procédés d’attaque et de défense, de l’armement, des risques et du courage, des violences, des brigandages, pillages et incendies, de la guerre juste ou de la guerre sainte2. Tout cela sera hors de nos perspectives. Notre propos sera d’étudier les guerriers étrangers au monde de la noblesse, ceux qui sortent de l’ordre commun.

Outre le texte de la Chanson en langue d’oc nous utiliserons aussi deux textes latins rédigés par des témoins oculaires : d’une part l’Historia albigensis3 si importante, si passionnante écrite par Pierre des Vaux-de-Cernay, jeune moine cistercien de cette abbaye sise en Ile-de-France, au sud-ouest de Paris. On estime que l’auteur devait avoir une trentaine d’années en 1213 lors de la composition de sa chronique4. Il a accompagné son oncle en 1212 dans le midi de la France au pays des Albigeois. Il a participé aux équipées des croisés en 1212 et 1213 aux côtés de Simon de Montfort5. Il a tout à fait l’esprit des croisés ; d’autre part, la Chronique de Guillaume de Puylaurens, plus courte, plus tardive aussi puisqu’on l’estime terminée en 1273-12766. Malgré ses lacunes, ses silences (elle tait les atrocités de la guerre), elle est l’œuvre d’un esprit distingué et nuancé.

Les mercenaires : routiers et mainadiers

Commençons par un problème de vocabulaire : le mot de routier. Il est question de roters (laisse 4, v. 10), qui combattent au service du comte de Toulouse et, nous dit le texte, « qui ne cessent de piller le pays », que-l païs van rauban (v. 10). Entendons par le mot routier, des soldats assez proches des brigands, se déplaçant en bandes. Le mot de route désigne dès le dernier tiers du XIIe siècle une troupe, une fraction d’hommes d’armes, rupta en latin médiéval, d’où le terme de ruptarius7.

Guillaume de Puylaurens dit clairement qu’en 1201, donc très tôt, le comte de Toulouse faisait venir des routiers d’Espagne auxquels il permettait de courir librement par le pays (entendons de faire des razzias, car currrere est un terme technique) : De Hispania sibi ruptarios advocabat quibus licentiam dabat per terras libere discurrendi8. Ces gens-là se déplacent constamment, ce sont des voltigeurs comme on pourrait dire, vivant de rapines. On les appelait parfois « Aragonais »9. Signe de l’origine de la plupart de ces soldats d’occasion, de ces bandits de grand chemin. Pour entretenir de telles troupes le comte de Toulouse a, d’ailleurs, été excommunié par l’Eglise10.

Le mot de routier en ancien français est attesté à peu près à la même époque, c’est-à-dire au début du XIIIe siècle, la première attestation pour désigner ces aventuriers, ces brigands de grand chemin, attirés par le butin, les déprédations et les violences se trouvant chez Gautier de Coinci11. On peut se demander si à cette époque le mot routier n’a pas été influencé par route au sens non seulement de « troupe d’hommes, détachement », mais aussi de « voie de communication » puisque les routiers étaient des vagabonds, des errants12. Cette idée a été justement suggérée par von Warburg dans son FEW, t. X, p. 570. Le premier sens qu’il dégage est celui de « vagabond, voleur de grand chemin ». Gautier Map dans son De Nugis Curialium appelle les routiers des « hors la loi, des fugitifs »13. Ph. Contamine les qualifie de « pauvres gens déracinés par leur misère même et des exclus des cadres réguliers de la société » (La guerre au Moyen Age, p. 398). Il s’agit, sans doute de bandits de grand chemin, délibérément en marge des lois. La fracture sociale, ils l’ont cherchée.

En tout cas on remarquera que dans notre texte le mot est chargé de connotations péjoratives. La notion de pillage est sans cesse associée à ces personnages.

On notera aussi que généralement ils n’appartiennent pas aux troupes des croisés. Pourtant dans la chronique de Pierre des Vaux-de-Cernay on voit des routiers qui changent de camp. Il en va ainsi du capitaine de routiers d’origine espagnole, nommé Martin Algai. Il a changé de maître, et il est passé un temps au service de Simon de Montfort (§ 268). On voit aussi dans le même texte Simon de Montfort licencier (faute de finances) des gens du pays qu’il a engagés et ne garder avec lui que les croisés : dimissis indigenis quos adunaverat, peregrinos tantum ducens secum (§ 280).

Au sein de l’armée des croisés des chevaliers font parfois des expéditions de razzia, des « courses » comme on disait alors. Quelques-unes sont mentionnées dans les textes, très rarement à vrai dire. Seul Guillaume de Pylaurens nous apprend qu’en 1219 des guerriers énergiques parmi les croisés, les frères Foucaud et Jean de Bergy, allèrent piller les terres toulousaines et ramenèrent comme butin des moutons, exeuntes in predam in finibus Tholose cum omni audacia cucurrerunt et predam ovium collegerunt (p. 104). On notera le mot de « butin » preda, qui revient deux fois, et aussi le verbe currere, mot courant pour désigner les raids de pillage. Ici il n’y a pas de différence de comportement entre les croisés et les routiers.

Les routiers sont normalement de la mouvance du comte de Toulouse, Raymond VI. Etaient-ils payés par le comte à la façon de mercenaires ou bien se payaient-ils directement sur le pays ? Les deux explications ne sont pas contradictoires. Elles peuvent être complémentaires. Outre une solde fixe obtenue du seigneur qui les avait appelés, ces soldats obtenaient un complément substantiel de leur salaire en pratiquant la rapine et le pillage. Observons qu’ils infestaient sans doute la Provence, terre où le comte de Toulouse lançait des troupes contre son neveu. Plus loin dans le texte, on voit maints routiers au service du comte de Foix (laisse 97, v. 7 et laisse 98, v. 14). Cent d’entre eux sont tués par les croisés (laisse 97, v. 9). Les autres routiers s’emparent de tout ce qu’ils trouvent sur le champ de bataille. Après leur passage il n’y reste plus rien (laisse 98, v. 21-24). Ces pratiques se retrouvent aussi parmi les gens du peuple au sein des troupes de croisés. En 1213 lors de la bataille de Muret, le corps du roi d’Aragon, tué au cours de l’engagement est retrouvé nu sur le sol (§ 465). Le texte de Pierre des Vaux-de-Cernay déclare : « Il avait été dépouillé par nos piétons qui après la victoire étaient sortis de la ville pour achever les blessés » (pedites siquidem nostri ipsum nudaverant, qui visa victoria, egressi sunt de castro et quos adhuc vivos jacentes invenire potuerant peremerant). La piétaille cherche à s’enrichir en dépouillant les morts.

Contre des guerriers expérimentés et courageux comme les croisés de Simon de Montfort les routiers font triste figure. Ils sont vite déconfits (laisse 102, vers 6-7). Ces personnages apparaissent rarement à l’intérieur de villes assiégées par les croisés. Ils préfèrent sans doute courir les aventures en rase campagne plutôt que de lutter dans des villes attaquées par des envahisseurs. On les trouve, toutefois, dans l’épisode du siège de Penne-d’Agenais (laisse 115, v. 5) et dans celui de Moissac. Les routiers se trouvent à l’intérieur de la ville. Ils la défendent contre les croisés qui l’assiègent. L’auteur les qualifie de « manants » (aicela vilanalha, laisse 120, v. 3). A vrai dire dans les troupes de croisés il y a aussi des croisés « à pied ». Pierre des Vaux-de-Cernay les mentionne (pedites peregrinos). Lors de la prise de la ville le 8 septembre 1212 le texte nous dit que les croisés ont tué plus de 300 d’entre eux (laisse 124, v. 3).

Normalement les routiers font des incursions et se livrent à des pillages. Comme dit Ph. Contamine, ils ont des « activités belliqueuses et prédatrices » (p. 399). On le voit par exemple dans les scènes d’affrontement qui ont lieu autour de Castelsarrasin à l’automne 1212 : les routiers se mettent en campagne, vont jusqu’aux fossés de Castelsarrasin et enlèvent force brebis (mota berbits an preza, laisse 127, v. 17). Leur troupe est importante. Le texte dit (avec quelque emphase) qu’on estime leur nombre à plus de mille cavaliers : Plus de mil a caval los a om aesmets (v. 18). Ce chiffre rond est certainement excessif. Comprenons qu’il doit y avoir quelques centaines d’hommes dans cette opération de razzia. Ce chiffre, même approximatif, même incertain, suggère que les bandes de routiers n’étaient pas toujours composées de dizaines de combattants14. Elles pouvaient constituer des troupes importantes. On notera au passage qu’ici ce sont des troupes montées15. Parfois il arrive que les routiers lancent des flèches avec des arbalètes (cum balistis sagittas jacie bant), comme dit Pierre des Vaux-de-Cernay (§ 346). Voilà un trait qui distingue sans doute les routiers des hommes d’armes à pied, de petite extraction, accompagnant les chevaliers, leur servant d’auxiliaires. On devine le mépris dans lequel on tient ces personnages lorsque l’on voit un capitaine de routier, traître aux croisés, capturé traîné par un cheval et enfin pendu (laisse 116, v. 5-6).

Sur les malfaisances des routiers nous avons bien des témoignages. Achille Luchaire dans son étude sur Innocent III, La croisade des Albigeois (2é éd., Paris, 1908, p. 26) rappelle que ces « hordes de bandits », c’est ainsi qu’il les nomme, « prenaient plaisir à souiller les lieux saints et à donner à leurs ravages une saveur de sacrilège ». Pierre des Vaux-de-Cernay indique qu’en 1211 des routiers du comte de Foix brisent les membres des crucifix qu’ils trouvent dans une église (§ 203, ymaginibus Crucifixi crura et bracchia abscindentes), qu’ils ont installé leurs chevaux dans un lieu consacré et qu’ils les ont fait manger sur les autels (§ 203, In ipsa ecclesia equos suos collocantes ruptarii, ipsos supra sacrosancta altaria comedere faciebant). On a affaire ici à de l’impiété et de la provocation.

Luchaire observe que malgré les prohibitions et les excommunications, les comtes de Toulouse, de Foix, de Comminges, les vicomtes de Béziers, les seigneurs de Béarn ont eu recours à leurs services. L’Eglise voyait à tort en eux des hérétiques. En fait, c’étaient des bandits, des pillards à la solde des nobles. « Dans quelque partie de la France où il se promenait, le routier, impie par profession, commençait par aller droit aux églises et aux couvents dont les trésors l’attirait » (p. 27). Je dirai que ces personnages violent les immunités ecclésiastiques. Ils ne respectent pas les églises, le droit d’asile. Ils ne connaissent que la force.

L’auteur anonyme ne leur fait plus la moindre place. On chercherait en vain la mention de leur nom dans la suite. Aucune trace. Tout au long du tome II et du tome III de l’édition de Martin-Chabot il n’est plus parlé d’eux ni lors du siège de Pujol ni au cours de la bataille de Muret ni à l’occasion du siège de Beaucaire ni lors des affrontements devant la ville de Toulouse. La raison tiendrait-elle à l’absence du comte de Toulouse, parti à l’étranger et qui ne subventionnerait plus ces personnages ? Je ne crois guère à cette explication. En effet, le comte de Toulouse revient sur ses terres et entre à Toulouse en septembre 1217.

Les routiers auraient-ils vidé les lieux après la défaite de Muret ? Il avaient, peut-être, plus à perdre qu’à gagner. Ils ne semblent pas intervenir dans les combats du siège de Beaucaire qui occupent une centaine de pages dans le texte. On ne les revoit pas davantage durant les représailles de Simon de Montfort contre Toulouse à l’automne 1216, ni durant les conflits qui suivent, jusqu’au retour de Raimond VI à Toulouse en septembre 1217 ni même après la rentrée du comte dans Toulouse. Pas une seule fois il n’est fait mention de routiers dans le texte.

Les routiers se seraient-ils soudain évaporés ? Il n’en est rien. Ne disons pas que dans la fin de la chanson, comme les Toulousains sont assiégés par Simon de Montfort depuis octobre 1217 jusqu’à la mort du chef de l’armée croisée le 25 juin 1218, les routiers n’ont plus aucune raison d’intervenir. Cet argument ne vaudrait pas après la levée du siège.

Deux ou trois fois, le mot apparaît dans les propos des croisés : après la perte de Toulouse l’épouse de Simon de Montfort demande quels sont les rotiers qui ont repris la ville (laisse 183, v. 27). Le terme de routier n’est certainement pas élogieux. Ensuite le mot reparaît dans la bouche de Simon de Montfort en 1218 (dans la laisse 192, au début du tome III). Le chef des croisés se plaint d’avoir perdu la ville de Toulouse à cause du retour de Raimond VI, de l’action de ses hommes, des habitants de la ville, des sergents et des routiers (v. 36). Un autre emploi est fait par le frère de Simon, le comte Gui de Montfort le 25 juin 1218 lorsqu’il est blessé par une flèche. Il se plaint que Dieu mette à mal les croisés et protège les routiers (laisse 205, v. 119). Ici encore le mot est prononcé avec mécontentement pour désigner des êtres méprisables. Ces témoignages isolés sont révélateurs. Le mot n’apparaît plus que dans la bouche des ennemis des Toulousains.

Observons, en effet, que le mot de routier n’est jamais utilisé dans le récit par le continuateur anonyme si favorable au comte de Toulouse. Il est mis seulement dans la bouche des croisés. Manifestement le rédacteur de la seconde partie de la chanson, qui est un ardent partisan du comte de Toulouse, ne tient pas à mentionner ces personnages douteux, dont le nom est péjoratif. Dans le corps du récit il ne les mentionne plus.

Il remplace cette appellation par d’autres mots comme soldadiers « soldats à gages, mercenaires » (laisse 198, v. 29, laisse 205, v. 8, laisse 213, v. 25), sirvens loguadiers « sergents rétribués » (laisse 198, v. 67). A vrai dire, le terme de soldadier est utilisé pour des soldats à gages des deux camps. Les défenseurs de Toulouse en 1218 comportent non seulement des gens du pays, mais aussi des Brabançons (laisse 202, v. 22), des Allemands du Nord, les Tiois, (ibid.), sans doute aussi des gens de l’Aragon puisqu’on voit un combattant de ce pays, Peron Domingo, se signaler dans la défense de la tour du Pont-Neuf (laisse 198, v. 74), également des gens de Navarre (laisse, 83, v. 2, laisse 210, v. 29).

Les troupes de Simon de Montfort comportent aussi des soldat payés par le comte, une fois que sont passés les premiers quarante jours de combat gratuits, faits au titre de la croisade16. Il est mention du mot de quarantaine à plusieurs reprises (carantena, la 18, v. 9. laisse 126, v. 13) pour désigner les jours de service militaire dûs à Simon de Montfort au titre de l’indulgence (perdon, laisse 126, v. 13) attachée à la croisade17. Le rédacteur anonyme emploie alors les mots de mainaders « mercenaires » (laisse 198, v. 27, laisse 205, v. 87), de soldadiers (ibid., v. 29 ; laisse 199, v. 56 ; laisse 200, v. 78 ; laisse 201, v. 27). Certains sont sans doute des croisés à qui une solde est versée, d’autres de purs mercenaires. Nous savons par de brèves allusions que dans l’armée de Simon de Montfort il y a des Allemands du Sud ou du Nord (laisse 83, v. 3)18, des Frisons (laisse 114, v. 24), des Lorrains (ibid.) des Flamands (laisse 200, v. 58), des Bretons (ibid., v. 58) et même des combattants d’Europe centrale, d’Esclavonia (laisse 111, v. 19)19.

Il faut s’arrêter aussi sur le mot mainadier. Le mot est fait sur mainada, l’équivalent occitan de la maisniee, de la mesnie du nord de la France. Du sens de « maisonnée, ensemble des membres de la famille et des serviteurs de la maison » on est passé à celui de « compagnie d’un seigneur, compagnons d’armes, groupe d’hommes d’armes ». Déjà dans la Chanson de Roland le sens militaire de maisniee apparaît20. En langue d’oc dès le dernier tiers du XIIe siècle mainada est employé pour désigner une troupe de mercenaires. Le FEW a justement noté cette acception (VI, 244). Le Provenzalisches Supplement Wörterbuch d’Emil Levy (Leipzig, 1907, reprint Hildsheim, 1973) en donne maints exemples, la plupart empruntés à notre texte (V, 19). Il traduit justement « Kriegsschar, Soldaten, Söldnerschaar ». Il ne s’agit plus des membres de la maisonnée d’un seigneur, mais de guerriers mercenaires. Le nom d’action mainadier s’applique au conducteur, au chef d’une troupe de soldats. On pourrait traduire « condottiere » ou bien au simple membre d’une mainada. E. Levy traduit « Söldnerführer » et aussi « Soldner » (ibid.). En latin médiéval maisnada, maisnadarii ont les mêmes valeurs. Du Cange a relevé que le mot maisnadarii au pluriel est courant en Aragon pour désigner des soldats payés par le roi21.

Le terme est rare, mais présent dans les deux parties du texte. Au début dans la laisse 34 après la prise de Carcassone par les croisés le 15 août 1209, il est question d’un chef de bande venant de l’Aragon, nommé Peire Aragones « Pierre d’Aragon » (v. 5), qui est qualifié de mainader ardit « hardi chef de bande » (v. 5). Ce personnage combat avec les croisés. Il gagne beaucoup d’argent après la prise de la ville. Nous voyons donc que des gens d’Espagne peuvent se trouver dans les deux armées, même si normalement ils appartiennent au camp du comte de Toulouse. Le sens normal du mot est « mercenaire ». C’est avec cette valeur que l’emploie Simon de Montfort en 1218 lorsqu’il évoque l’arrivée d’argent provenant de biens ecclésiastiques destiné à payer des mercenaires, des mainaders (laisse 192, v. 49), mainaderii dans les textes latins. Il est fait mention à nouveau du même terme lors du siège de Toulouse (laisse 198, v. 27) parmi les troupes croisées.

Inversement il est question de mainader felo (laisse 83, v. 13) parmi les troupes toulousaines en 1211 dans la version de Guillaume de Tudèle. Il y a plus loin, dans la seconde partie, des combattants d’une mainada à l’intérieur de Toulouse pour défendre la ville (laisse 214, v. 84). Auparavant dans la première partie de la chanson il est question de la mainada du comte de Foix (laisse 93, v. 14), c’est-à-dire de la troupe qui l’accompagne, et il est dit tuit li rotier i son (v. 15). Cette précision est significative. Autrement dit, la mainada n’est pas composée de soldats de la mesnie, de la parenté. Elle est formée de soldats professionnels recherchant le butin et l’aventure, qui se trouvent dans tous les camps où l’on guerroie.

Sur les mercenaires dans les armées du Moyen Age Philippe Contamine a écrit de bonnes pages dans son étude sur La guerre au Moyen Age (Paris, 1980, p. 192-207). Si l’on se souvient qu’un cavalier ne chevauche jamais seul, mais se trouve accompagné de deux ou trois auxiliaires : un valet (latin valletus), un écuyer (latin scutifer, armiger) et un garçon (latin puer, garcio)22, si l’on sait que les gages d’un soldat restaient élevés, on peut se demander si le montant des soldes permettait de couvrir les frais d’une campagne, compte tenu du prix de l’équipement (armes défensives, armes offensives et chevaux)23. On devine dès lors que les mercenaires étaient fatalement amenés à se rembourser sur les pays traversés ou conquis et aussi sur les adversaires vaincus. L’intérêt l’emportait, y compris chez les chevaliers. En tout cas, on retiendra la définition du mercenaire donnée par un historien de la guerre antique et acceptée par Ph. Contamine « Le mercenaire est un soldat professionel, dont la conduite est avant tout dictée non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». Il ajoute « Le mercenaire devra réunir la triple qualité de spécialiste, d’apatride et de stipendié » (op. cit., p. 205).

Les soldats d’aventures ne sont plus représentés du tout dans la deuxième partie de la chanson. Il n’est plus question de brigands vivant de rapine, fuyant promptement lors des attaques des adversaires, vivant sans foi ni loi. Au plan lexicologique c’est une preuve supplémentaire de l’existence de deux auteurs différents.

Les faidits de l’armée toulousaine

Après avoir examiné les mercenaires, jetons un coup d’œil sur ces personnages caractéristiques de la société méridionale que sont les faidits. On sait qu’un troubadour de la fin du XIIe siècle et de la première moitié du XIIIe siècle porte ce nom, Hugues Faidit, dont l’œuvre a été éditée par Jean Mouzat. Le nom de faidit signifie « banni, exilé ». C’est un terme d’origine germanique24. Du Cange dans son Glossarium mediae et infimae latinitatis a très utilement distingué les deux valeurs du mot : d’abord et surtout faiditus signifie « ennemi », hostis qui in faida seu guerra est (la plupart des exemples cités par Du Cange possèdent ce sens), ensuite « banni », bannitus25.

Dans la chanson de la croisade albigeoise le mot de faidit ou faizit revient avec une certaine insistance. Il apparaît dans les deux parties du texte, aussi bien chez Guillaume de Tudèle (par exemple, dans la laisse 102, v. 14) que chez le continuateur (par exemple, laisse 145, v. 17, où il est fait mention côte à côte des rotiers e faizits « des brigands et des vagabonds » comme on pourrait traduire. Mais il est surtout fréquent dans la deuxième partie du texte. Le mot de faidit désigne toujours des combattants qui œuvrent contre les croisés.

Qui sont ces guerriers ? Ils appartiennent sans doute à toutes les classes de la société (chevaliers, écuyers, bourgeois, paysans), mais ils se caractérisent par la fait qu’ils ont perdu leurs biens. Ils en ont été dépossédés, expropriés, spoliés par les croisés, soit qu’ils aient abandonné spontanément leurs terres sans attendre l’arrivée des envahisseurs, soit qu’ils aient obtenu la vie sauve et qu’ils aient dû quitter leur demeure et leurs fiefs Lors de la reddition de Carcassonne le 15 août 1209 les gens de la ville reçoivent l’autorisation de quitter la ville sans rien emporter : « en grande hâte ils s’en allèrent, vêtus seulement de leurs chemises et de leurs braies, car les croisés ne leur laissèrent rien de la valeur d’un bouton. Ils allèrent les uns à Toulouse, les autres en Aragon ou en Espagne, qui vers le nord, qui vers le sud. » (laisse 33, v. 9-13)26. On peut dire qu’ils deviennent tous des faidits.

Les personnes déplacées et spoliées sont légion pendant la croisade albigeoise. Simon de Montfort, en effet, redistribue les terres au fur et à mesure des conquêtes et des victoires militaires. Guillaume de Puylaurens déclare que Simon répartit les terres « aux grands et aux chevaliers » magnatibus et militibus (p. 94). Ces nouvelles attributions de biens et de fiefs sont constantes tout au long de la croisade. Le service de Dieu n’excluait pas la guerre de conquête.

Nous en avons plusieurs exemples dans la chanson. A la fin de l’œuvre en 1218 lorsque les Toulousains ont chassé les croisés de la ville, l’épouse de Simon de Montfort, réfugiée dans la forteresse du Château Narbonnais demande aux barons qui l’entourent quels sont ceux qui se sont emparés de la ville. Ils répondent en nommant les divers seigneurs et en ajoutant « et les chevaliers faidits et les légitimes héritiers (E-lh cavalier faidit e li dreit eretier), et des autres il y en a tant qu’ils sont plus d’un millier. Puisque Toulouse les aide, les désire et les soutient, ils vont mettre tout le reste du pays en rébellion. De les avoir tenus dans une situation aussi misérable, nous allons recevoir notre récompense et notre salaire » (laisse 183, v. 35-40).

On notera que le terme de faidit est associé à celui de chevalier. C’est surtout dans la classe chevaleresque que les bannis font parler d’eux et s’avèrent de redoutables guerriers puisqu’ils n’ont plus rien à perdre. Les seigneurs méridionaux que Simon de Montfort a privés de leurs biens aspirent à les reconquérir, et pour ce faire ils combattent hardiment les croisés au sein des troupes toulousaines. Raimond VI, le premier, s’exile, et le mot de faidit est prononcé à son sujet (laisse 142, v. 9). On comprend que les barons faidits soient présents dans la ville de Toulouse à la fin de l’année 1217 (laisse 193, v. 45, los baros faizit). Il s’agit de personnages importants puisque le mot de baron est prononcé.

On assiste à des scènes où s’opèrent des changements de fiefs. Ainsi, pour prendre un exemple, après la reddition de Moissac le 8 septembre 1212, « messire Guillaume de Contres reçut Castelsarrasin, on donna Montech au comte Baudouin, Verdun-sur-Garonne à Perrin de Cissey » (laisse 124, v. 7-9). Bien d’autres dépossessions se produisirent. Il est normal dès lors que les faidits soient nombreux à combattre aux côtés du comte de Toulouse. Lors de l’annonce de l’arrivée de l’armée croisée conduite par le prince Louis il est noté que le comte de Toulouse appelle à lui barons, chevaliers, soudoyers et aussi faizitz de boscatge (laisse 213, v. 26) : « faidits errants » traduit faiblement Martin-Chabot. Il faudrait dire « exilés réfugiés dans les forêts ». L’expression est instructive. Le comte de Toulouse fait appel à tous.

Pour les croisés les faidits sont des tristes sires, des misérables sans feu ni lieu, presque sans foi ni loi puisqu’ils n’ont pas voulu prêter hommage à Simon de Montfort et prendre son parti. Dans la bouche de Simon il est fait mention parfois des faidits. On notera les qualificatifs désagréables qui accompagnent le terme. Simon parle de faidits « vagabonds » dans la laisse 199 (faizit caminador). A ses yeux ce ne sont que des errants, des traîtres. Il se flatte que ces misérables s’enfuient par Bordeaux jusqu’à la mer (laisse 186, v. 47, e que-l faidit s’en fuio per Bordel a la mar). On assiste à une expédition d’un chef croisé, Joris, qui envahit le Comminges en 1218 « il parcourt le pays à cheval et il menace les faidits » nous dit le texte (laisse 209, v. 2, et serca e cavalga e menassa-ls faizits). Il veut apparemment faire prisonniers ou bien tuer les anciens tenanciers des fiefs pour s’emparer définitivement du pays. Ces personnages représentent pour les croisés les rivaux à la fois les plus démunis et les plus redoutables, ceux qui tentent toujours de recouvrer leurs fiefs, de récupérer leurs terres.

Voilà pourquoi lors d’une trève vers 1215 entre Simon de Montfort et le comte de Toulouse on permet aux faidits de se déplacer dans le pays sous condition. Guillaume de Puylaurens nous dit « on donna la permission aux chevaliers faidits d’aller par le pays, mais sans entrer dans les lieux fortifiés ni sur un cheval rapide, mais sur un simple roussin, montant avec un simple éperon et sans armes »27. Ces précisions ont une saveur de vérité. Elles sonnent juste. Elles montrent combien on craignait dans l’armée croisée ces gens dépossédés de leurs biens. Jean Duvernoy (p. 90, n. 4) a relevé qu’à partir de 1229 les faidits allaient se confondre avec les condamnés pour hérésie par contumace.

Ne disons pas comme E. Martin-Chabot, que le mot faidit est intraduisible. Si l’on réfléchit aux divers emplois du mot on comprend qu’il signifie à la fois « déraciné, privé de ses biens, exilé, vagabond, ennemi ». Tous ces concepts sont étroitement liés.

Ces faidits ont bonne conscience. Ils combattent pour venger des torts qu’on leur a faits, pour récupérer des biens dont ils ont été spoliés. Ce sont là représentations classiques de la guerre juste au Moyen Age28.

Les gens du peuple et les truands

Il convient de s’arrêter un instant sur les gens du peuple présents dans les armées médiévales. Ils sont mentionnés dans notre texte. Guillaume de Tudèle mentionne plus de 200.000 « vilains et paysans » (que vilas que pages, laisse 13, v. 3). Une note de l’éditeur indique qu’à ses yeux (p. 37, n. 6) ces derniers sont les écuyers, palefreniers, valets d’armée et aussi servants des machines de guerre et artisans divers qui accompagnaient l’armée. Même si les chiffres données sont fantaisistes, même s’ils sont considérablement amplifiés29, on notera qu’il y a pour l’auteur dix fois plus d’auxiliaires que de guerriers confirmés. La proportion est intéressante, même si elle est exagérée.

Ailleurs, à la fin du texte en juin 1219 il est fait mention des manants qui marchent à pied dans l’armée du prince Louis de France. Le texte nous dit qu’on ne peut les compter et il ajoute « Ils menaient les charrettes remplies d’armes et de ravitaillement » E menan las carretas e-ls arnes e-ls condutz (laisse 212, v. 31). On comprend que les charrettes soient les véhicules obligés des armées : c’est là que l’on empile les tentes, les harnachements, les instruments de la vie quotidienne ou de la guerre.

L’auteur anonyme nous donne aussi l’idée d’une levée en masse des habitants de Toulouse contre les croisés lors du siège de 1218 en parlant de sirvent frontalier « sergents du front de bataille » (laisse 199, v. 77). Mais aucune précision ne nous est donnée sur l’importance des contingents populaires.

En outre, certains gens de pied ont des spécialités guerrières : laissons de côté les archers et les arbalétriers, mentionnés dans le texte. Il ne semble pas qu’ils soient des arbalétriers montés30. Notons que parmi les défenseurs de Toulouse il y a des lanceurs de javelots, dardacers, des « lanceurs de dards » comme dit le texte (laisse 205, v. 103). Lors de la défense de Toulouse contre l’armée du prince Louis il est fait mention de 500 lanceurs de javelots (laisse 213, v. 32), ce qui est énorme, même si le chiffre est chargé d’hyperbole. Il est fait mention de dardejador « lanceurs de dards » (laisse 199, v. 77), de frondejador « soldats armés de fronde » (ibid., v. 78) lors du premier siège de Toulouse en 1211. On notera ces termes. La pratique de lancer des javelots sur l’ennemi est quelque chose de tout à fait exceptionnel, inconnue dans la France du Nord. Pierre des Vaux-de-Cernay signale le fait comme une particularité méridionale31. Retenons l’existence d’une sorte de corps d’armée composé de lanceurs de javelots, qui devaient rivaliser avec les tireurs à l’arbalète, mais qui ne pouvaient lancer leurs dards que sur des ennemis tout proches, montant à l’assaut.

Nous aimerions savoir dans quelle mesure la milice communale a participé à l’action. Malheureusement nous n’avons aucune information précise à ce sujet dans le texte. Ph. Contamine a relevé que les communes constituaient « des combattants virtuels auxquels il n’était fait appel (non sans appréhension ni réticence) que dans des situations critiques » (op. cit., p. 481).

L’utile étude de R. Limouzin-Lamothe La commune de Toulouse et les sources de son histoire (1120-1249), Toulouse-Paris, 1932, ne parle guère des milices. Elle a relevé que la milice communale est organisée pour la défense de la ville, qu’elle est placée sous l’autorité, non point du comte, mais des consuls, ces bourgeois du chapitre (capitulum), « qui avaient le commandement de la milice, dirigeaient les opérations de guerre »32. Le service militaire était dû par leshommes en état de porter les armes33. L’armée communale faisait, par exemple, des attaques contre les seigneurs de La Salvetat, de Saverdun, de Verfeil, etc. pour supprimer des péages ou des taxes (p. 210). Une levée en masse pour la défense de Toulouse relève naturellement de l’autorité communale. Elle est prescrite par les consuls. Mais elle n’est pas décrite comme telle dans la Chanson, qui procède par allusion.

Il était naturellement interdit aux gens de Toulouse (peuple, bourgeois ou chevaliers) de venir en aide aux croisés34. Mais la Chanson ne parle guère des gens du peuple. Guillaume de Pylaurens fait allusion aux milices lorsqu’il évoque d’un mot milites et plebes Vasconie (p. 130). Jean Duvernoy traduit justement « les milices de Gascogne ». Quand il est question de soldats à pied, de fantassins (pedites en latin)35, il s’agit généralement de ces milices ou bien des valets d’armée accompagnant les chevaliers. Aucune précision ne nous est fournie à leur sujet. Les milices populaires n’intéressaient guère les écrivains, qui se souciaient surtout des combattants de plus haute extraction ou de plus redoutable envergure.

D’autres personnages méritent attention : ceux que le texte appelle des ribauds. Ils n’apparaissent que dans la première partie de la chanson et seulement dans un épisode : celui de l’attaque de la ville de Béziers le 22 juillet 1209. Ils sont brièvement dépeints dans quatre laisses : les laisses 19, 20, 21 et 22.

Plusieurs mots sont employés pour les désigner : arlotz (laisse 19, v. 1 ; laisse 20, v.2 ; laisse 22, v. 1), truans (ibid., v. 5 ; laisse 20, v. 3 et v. 13), ribaut (laisse 20, v. 15 et laisse 21, v. 16), gartz « goujat » (laisse 21, v. 21 ; laisse 22, v. 4). Ce dernier terme est pourvu des qualificatifs infamants de tafur pudnais (laisse 22, v. 4). On remarquera qu’à quatre reprises il est question du « roi des ribauds », lo rei dels arlotz (laisse 19, v. 1 ; laisse 20, v. 2) ou lo reis arlots (sic, laisse 23, vers 4) ou simplement le reis (laisse 22, v. 1).

Avant de nous interroger sur ces termes regardons ce que font ces personnages. A peine arrivés devant Béziers, les ribauds voient certains habitants de la ville courir vers l’armée en brandissant des drapeaux blancs et en poussant des hurlements pour effrayer les croisés (laisse 18, v. 13-19), comme on fait pour écarter les oiseaux d’un champ d’avoine. Il s’agit d’escarmouche (le mot palotejar, qui signifie à proprement parler « se battre le long des palissades »36 est prononcé par l’auteur (laisse 18, v. 12 et laisse 19, v. 1).

A la vue d’un croisé isolé mis à mal par ces personnages, le roi des ribauds appelle tous les truands à l’assaut. Ils prennent des massues, armes vulgaires. Au nombre de 15.000 (laisse 19, v. 9), ils se précipitent dans les fossés en braies et en chemises (donc dans une tenue misérable qui montre la bassesse de leur condition), et ils se mettent à démolir les murailles (los murs derocar, v. 11), à donner des coups de pics, à briser les portes de la ville (las portas franher et peciar, v. 13). L’épouvante gagne les habitants de Béziers, d’autant que les barons croisés s’arment aussitôt. Les bourgeois vont se réfugier dans la cathédrale, les prêtres revêtent les ornements sacerdotaux et font sonner les cloches comme pour célébrer la messe des morts (laisse 20, v. 7-10). Les ribauds entrent, sans doute, les premiers dans la ville, s’emparent des maisons, massacrent tous les habitants qu’ils voient, saisissent une foule de biens. On a l’impression qu’ils sont les premiers et les seuls à entrer dans la ville, qu’ils s’en sont emparés sans coup férir. Ensuite, les ribauds (l’auteur les qualifie de fols ribautz mendics, laisse 21, v. 15, « les ribauds, ces fous et ces gueux » comme traduit Martin Chabot) tuent tous les habitants de la ville, femmes, enfants, mêmes les clercs, y compris ceux qui se sont réfugiés dans la cathédrale et les autres églises (laisse 21, v. 13-20). Une sorte de fureur insensée s’est donc emparée de cette populace. En entrant dans la ville, les croisés les trouvent installés dans les maisons des riches bourgeois. A cette vue les barons deviennent furieux : ils les jettent dehors à coup de bâtons et installent leurs propres montures à l’intérieur (laisse 21, v. 23-25).

L’auteur ne dit rien de plus. Il nous cache sans doute la participation des guerriers nobles au sac de la ville et à la tuerie collective. Auparavant il a rappelé que l’ensemble des croisés, y compris les hauts barons et les ecclésiastiques qui les accompagnaient, avaient décidé d’un commun accord de passer au fil de l’épée les habitants des villes fortifiées qui refuseraient de se rendre, à titre d’exemple pour contraindre les autres cités à la capitulation (laisse 21, v. 1-6). A en croire notre texte, les ribauds seraient seuls responsables du massacre et de l’incendie de Béziers.

D’après Guillaume de Tudèle, voyant qu’ils perdent tout le butin qu’ils avaient amassé puisque que les barons le leur enlèvent, ils incendient la ville. Ils se répandent dans les rues en criant « Au feu, au feu ! » (A foc, a foc, laisse 22, v. 4). Ils prennent des torches, font des bûchers, y mettent le feu. L’incendie se répand dans toute la cité (on le comprend aisément si l’on se souvient de l’étroitesse des rues, de la proximité des maisons, du bois utilisé dans la construction des demeures, des matériaux inflammables, de l’absence de pompiers). La plupart des édifices flambent. Même la cathédrale sous l’effet du feu s’écroule par le milieu (laisse 22, v. 5-19). Ainsi est anéantie la ville de Béziers. Guillaume de Tudèle répète au terme de son récit que le roi des ribauds (laisse 23, v. 4, lo reis arlotz) et ses misérables truands (ams los caitieus truans) ont brûlé la ville, les femmes, les enfants, les vieillards, les jeunes gens, et même les prêtres qui chantaient la messe dans l’église (laisse 23, v. 5-7).

On a parfois douté de ce témoignage, corroboré pourtant par celui de Pierre des Vaux de Cernay37. Guillaume de Puylaurens ne mentionne pas les valets d’armée. Il se contente de dire que les habitants de Béziers ne purent repousser le premier assaut de la multitude (chap. 13) que les murailles furent escaladées et les habitants massacrés même dans l’église de Sainte Marie-Madeleine où ils s’étaient réfugiés. Guillaume le Breton parle des massacres commis par les ribauds, mais pour l’assaut donné à la ville il se contente de dire « les assiégeants »38. Les légats du Pape dans leur rapport signalent que les ribauds se sont précipités les premiers, ont franchi les fossés et les murailles, que la ville a été prise en deux ou trois heures, puis ils ajoutent : « les nôtres » ont fait périr par l’épée 20.000 personnes, ensuite la ville a été pillée et brûlée39. Michel Roquebert accepte ce chiffre de 20.000 personnes, qui lui paraît raisonnable, compte tenu du périmètre de Béziers au début du XIIIe siècle.

Faut-il croire que la prise de la ville, le massacre, le pillage et l’incendie soient le fait des seuls ribauds ? Ni Guillaume de Puylaurens ni Pierre des Vaux-de-Cernay n’éprouvent la moindre pitié pour les habitants de la ville. Pour eux le sort terrible qui les frappe est justice. C’est un châtiment voulu par Dieu. Nos auteurs font peu de place aux chevaliers dans cette attaque sans doute parce que les chevaliers n’ont fait que suivre les ribauds. Ils ont passé du temps à s’armer, pendant que la populace s’en prenait aux habitants de Béziers qui avaient dû faire une sortie et avaient lancé des flèches aux croisés, à en croire Pierre des Vaux-de-Cernay.

On trouve une scène semblable lors du siège de Saint-Antonin narré par Pierre des Vaux-de-Cernay en 1212 (§ 315). Les habitants sortent de la ville pour lancer des flèches sur les croisés qui se trouvent dans leurs tentes. Les sergents de l’armée (servientes exercitus) s’élancent sur les ennemis, les repoussent, les forcent à rentrer dans le château. De pauvres croisés sans armes (pauperes peregrini inermes) se joignent à eux, leur lancent sans discontinuer des pierres et en une heure réussissent à s’emparer de trois barbacanes (§ 315). Affolés, les gens de la ville s’enfuient du côté opposé. Le chroniqueur parle en témoin oculaire. Il le rappelle qu’il a vu lui-même en entrant dans la ville les traces des jets de pierres sur les murs (§ 315). Nous avons affaire à une attaque du même genre que la prise de Béziers. Les petites gens de l’armée croisée se lancent spontanément à l’assaut et triomphent des ennemis.

Les narrateurs n’ont pas tenté d’excuser les chevaliers. Comme le fait très justement remarquer Michel Roquebert, les chroniqueurs favorables aux croisés trouvent légitimes les pendaisons, les terribles exécutions qui ont lieu plus tard, par exemple lors de la prise de Lavaur, ou encore les bûchers dans lesquels on jette les hérétiques. Ils n’y voient que « de justes représailles »40. Il est vraisemblable que derrière les truands les chevaliers se sont précipités aussi dans la ville. Ils ne sont pas restés les bras croisés, assis sous leur tente, à contempler le spectacle. Le butin d’une ville prise d’assaut intéresse tous les combattants. Sur ce point je m’accorde tout à fait avec ce qu’a soutenu Μ. Roquebert.

En revanche, il me semble erroné d’affirmer, comme il le fait, que sous le terme de ribaut il faudrait voir en fait les routiers, et non les valets d’armée41. Nos textes distinguent soigneusement ces deux types de combattants. Même si dans l’armée de Simon de Montfort il y a eu quelques mercenaires (ainsi Simon envoie un chef de bande, un Aragonais, occuper Fanjeaux), il n’est pas permis de contredire les textes en arguant que Béziers n’a pu être prise « par une simple valetaille habituée seulement a donner l’eau et l’avoine aux chevaux » (Ibid., p. 257). Si Michel Roquebert avait lu les épopées des croisades, il aurait vu que des gens du peuple, des êtres mal équipés pouvaient s’opposer hardiment à des ennemis et se faire redouter.

Il est donc exagéré d’affirmer que les chroniqueurs ont voulu cacher sous ce terme de ribauds que les croisés employaient eux aussi les services des routiers. Cela semble une pure invention de l’historien moderne, une contre-vérité que rien ne justifie, une affirmation invraisemblable car le clergé si important au sein de l’armée croisée n’aurait pas toléré que ces brigands de grand chemin qui ont fait tant de mal aux gens d’Eglise et qui ont commis tant de sacrilèges fussent présents à leurs côtés sous la bannière du Christ pour combattre les hérétiques. On ne saurait douter du témoignage des textes et il faut ici les prendre au pied de la lettre.

Le vocabulaire employé par nos auteurs est convaincant. S’il est vrai que les mots ont un sens, on ne peut donner au mot ribaut le sens de routier, et inversement. L’armée régulière des croisés avait forcément dans ses rangs une masse d’hommes à pied chargés des besognes matérielles, par exemple de s’occuper des charrois, des machines de guerre, des montures, des armes, des harnachements, du ravitaillement, des cuisines, des tentes, de la surveillance des ennemis, bref de tous les problèmes d’intendance d’une armée en campagne. Par la force des choses ces auxiliaires de modeste origine, issus du peuple ont des armes simples (des couteaux, des bâtons, des massues). Mais ils ne manquent pas de courage. Surtout ils sont en nombre considérable. Ils mettent leurs bras au service des chevaliers montés. Comme toujours, aux côté d’un petit nombre de chevaliers, constituant la cavalerie lourde, se trouvent une masse de piétons. Parfois ces personnages ont envie de se frotter à l’ennemi. Une ville riche qui s’offre à leurs regards suscite forcément leur envie. S’ils sont les premiers à y entrer, le butin dont ils s’empareront pourra les enrichir. D’où sans doute la frénésie qui s’empare d’eux.

Revenons sur ces personnages, que nous ne reverrons plus apparaître au premier plan dans le récit. Le mot de gartz « garçon, goujat, valet d’armée » indique assez bien la condition de ces personnages. Sans doute issus du bas peuple, ils ne sont mus que par l’intérêt et un besoin élémentaire de vengeance. Le mépris du rédacteur à leur égard est visible. Il les compare à des chiens (laisse 21, v. 24). Il use de termes péjoratifs pour les désigner. De même, sa pitié pour les malheureux habitants de Béziers est visible42.

Il sera très peu question d’eux par la suite. On verra « des gens de bas étage » (vilas e avals gens, laisse 54, v. 3) au service des croisés conduire des machines de guerre sur des charrettes ou encore, dans l’autre camp, au cours d’un combat, des garson parmi les troupes du comte de Foix. Ces « valets d’armée » sont qualifiés de tafur garson (laisse 69, v. 17), ensemble où le premier terme est adjectif et le second substantif. Ils tuent les croisés à coups de pierres, de pieux et de bâtons (v. 18). On observera que dans la suite du texte les termes péjoratifs de arlotz et de tafurs n’apparaissent plus. En quel sens sont-ils employés ici ?

Le mot de Tafur est courant dans le cycle de la croisade pour désigner les gueux qui accompagnent l’armée. Le mot vient peut-être de l’arabe tafour « misérable » d’après C. Cahen43. Mais il y a d’autres étymologies proposées44. On les voit dans la Chanson d’Antioche. Leur aspect, à la fois misérable et redoutable, est bien évoqué par le poète : ils sont au nombre de 10.000 dit-il. Ce sont des ribauds déguenillés (aux viens dras depanés), qui portent de longues barbes, des cheveux hérissés (chiés hurepés), qui sont très maigres. Ils épouvantent ceux qui les voient. Dans son étude sur les Tafurs de la Première croisade Lewis A. Μ. Sumberg estime qu’il s’agit de paysans des Flandres45. Le mot de roi Tafur se rencontre, d’ailleurs, dans la Chanson d’Antioche en ancien français46. Ce roi Tafur est leur chef. Dans la Chanson de Jérusalem on les voit brandir des massues47. Leurs armes sont sommaires. Ce sont les mêmes dans notre texte.

Le terme d’oc serait-il emprunté à l’ancien français ? Il se peut. Notre auteur a des connaissances en ce domaine. Il cite la chanson de Raoul de Cambrai dans la laisse 22. Il connaît l’histoire de Merlin, dont le nom est mentionné dans la laisse 150 au vers 43. Dans le morceau conservé de chanson d’Antioche en langue d’oc48 il n’est pas question des Tafurs. Mais ce n’est qu’un fragment.

On ne saurait préciser la source exacte de notre texte concernant les Tafurs. Il faudrait, d’ailleurs, aller plus loin, car il est question des Tafurs dans d’autres textes. Outre la Chanson d’Antioche en ancien français, il en est fait mention dans la Chanson de Jérusalem49, dans celle des Chétifs50, enfin dans les Continuations de la Chanson de Jérusalem51. Ces ribauds étaient si pittoresques par leur aspect, leur comportement, leur sauvagerie (notamment leur cannibalisme, car ils ont dévoré des Turcs) qu’ils restent une référence horrible pour l’auteur de ces chansons. Comme les ribauds de notre texte, les Tafurs de la Première croisade échappent à l’autorité des hauts barons. Le texte de la Chanson d’Antioche fait dire à Bohémont à leur sujet « Par nous ne puet estre li rois Tafurs domtés » (éd. P. Paris, II, 9). La phrase est révélatrice.

Un autre terme mérite quelque commentaire : c’est le mot arlot dont use l’auteur de la Chanson de la Croisade52. Il s’agit d’un terme rare, écrit tantôt arlot, harlot, herlot. On peut parler à son sujet de terme d’injure. Un exemple se trouve dans le Tristan de Béroul. Cette injure est lancée à Tristan travesti en lépreux, demandant l’aumône au Mal Pas : truant le claiment et herlot (3644). Le mot revient encore à deux reprises : aux vers 3648 et 3976. Ce vocable populaire et bas a été laissé de côté et n’apparaît ni dans le glossaire de l’édition Muret-Defourques (1947) ni dans les notes de celle d’Ewert (1979). Le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit « vagabond » (Landstreicher) et « gueux » (Lump) pour les emplois faits par Béroul. Godefroy a relevé quelques exemples dans des lettres de rémission de 1375 et de 1411 ainsi que chez Froissart et leur donne le sens de « fripon, coquin, ribaud ». Auguste Scheler dans son utile Glossaire de Froissart (Bruxelles, 1874, p. 253) a consacré un développement au mot. Il traduit « putassier ». L’étymologie du mot est obscure. Nous restons dans le vocabulaire de la gueuserie, où se mêlent les idées de misère, de mendicité, de vagabondage, parfois de prostitution, presque toujours de friponnerie, de vol, bref de mauvaise vie. Le terme est fortement péjoratif. Il dégrade celui à qui on l’applique.

La Chanson de la croisade emploie à trois reprises le mot lo rei dels arlots pour désigner le chef des valets d’armée qui s’élancent vers les murailles de Béziers (laisse 19, 20 et 23). Le terme est synonyme de truan utilisé quatre fois, de ribaut utilisé deux fois, de gartz « goujat » employé une fois (laisse 21). Le terme était peut-être moins rare en langue d’oc qu’en ancien français. Dans son Lexique roman (I, 122) Raynouard en cite deux exemples. On y voit la nuance de mœurs déshonnêtes, car arlot est rapproché non seulement de truan, mais aussi de putan. Raynouard relève l’existence du mot en ancien espagnol et en ancien italien. Retenons le mépris pour les goujats, ces auxiliaires, ces gens du peuple qui ignoraient le sentiment de l’honneur et qui n’hésitaient pas à accomplir avec férocité et cupidité de basses besognes.

Ajoutons que le mot existe encore en anglais pour désigner une « prostituée, une fille de joie ». L’Oxford English Dictionary, qui reprend le New English Dictionary on historical principles (1928), éd. par James Murray, H. Bradley, W. Craigie and C. Onions, (Oxford, 1933, s. v. arlot) mentionne les emplois du mot en middle english. L’Oxford Dictionnary of English Etymology de C. T. Onions (Oxford, 1966) relève également ce terme populaire. Le Concise Oxford Dictionnary of English Etymology, ed par T. F. Hoad (Oxford, 1986) note les sens disparus de « vagabond, racaille, personnage de bas étage » (XIIIe s.) et aussi « jongleur itinérant » (XIVe s.), enfin « prostitué » (XVe siècle). Le mot anglais est naturellement d’origine française.

Pour conclure, les divers combattants du texte que nous avons examinés ne sortent pas du monde chevaleresque. Par leur origine ils appartiennent au grand peuple des pauvres. De leur gueuserie première ils gardent des traces visibles : impétuosité, violence, parfois férocité, dans quelques cas impiété. Ils commettent à l’occasion des pillages et des massacres, sans honte ni états d’âme. Le mépris des poètes et des chroniqueurs s’étale souvent à leur égard.

Les mercenaires payés par les seigneurs du Midi ne brillent pas non plus par la délicatesse. Il y a des ressemblances incontestables entre les routiers et les ribauds. La seule différence importante est que les premiers disposent d’un équipement guerrier (cheval, armure, armes d’hast, armes de jet, surtout armes de main) qui fait d’eux des soldats, des aventuriers professionnels. On notera que mainadier, terme plus rare, est moins chargé d’opprobre que routier.

Les faidits, ces personnes spoliées de leurs biens, qu’il s’agisse de bourgeois ou de seigneurs, proviennent d’un milieu social apparemment plus élevé. Ils restent, toutefois, dans l’ombre, au second plan. A vrai dire, ni eux ni les seigneurs croisés n’ont une conduite irréprochable. Les uns et les autres se conduisent avec une constante violence. L’appât du butin reste chez eux un puissant ressort. Dans les textes favorables aux croisés routiers et faidits sont fréquemment rapprochés. Le désir de reconquête des biens dont ils ont été dépossédés portent les faidits à des actions répréhensibles.

Autrement dit, si l’on met à part le mysticisme de certains croisés, tout le reste des combattants dans la Chanson de la croisade constitue des troupes inquiétantes, indisciplinées, qui usent leur temps à prendre, à perdre, à reprendre les châteaux des campagnes méridionales, à passer leurs ennemis au fil de l’épée, parfois à les pendre sans la moindre pitié.

Loin être idéalisée, la peinture des combattants du Moyen Age possède une puissante couleur de vérité. Elle nous restitue dans toute sa spontanéité la violence des hommes de guerre au cours du premier tiers du XIIIe siècle.

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1 Voir l’éd. d’E. Martin Chabot, Paris, 1960, t. I, p. 34, n. 2, qui cite les archevêques de Sens et de Rouen, les évêques de Nevers, d’Autun, de Clermont, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres.

2 Sur les boutefeus, les incendiaires des armées médiévales, voir Ph. Contamine, dans son intéressante étude, La guerre au Moyen Age, Paris, 1980, p. 397, n. 2.

3 J’utilise l’excellente édition de P. Guébin et Ernest Lyon, Paris, 3 vol. 1926-1939 (Société de l’Histoire de France).

4 Voir Histoire albigeoise, nouv. trad. par Pascal Guébin et Henri Maisonneuve, Paris, 1951, p. IX, n. 3 H. Maisonneuve fait justement remarquer que l’auteur avait déjà participé à la Quatrième croisade en 1202 aux côtés de son oncle Guy des Vaux-de-Cernay, abbé dudit monastère depuis 1184.

5 Il est passé successivement à Albi, à Castres, à Narbonne, à Puylaurens, à Saint-Michel-Laguépie, à Saint-Antonin, Montcuq, Penne d’Agenais, Moissac. Il a assisté en 1213 à la bataille de Muret, puis il est allé à Pamiers, à Béziers. Il a assisté au concile de Lavaur. En 1214 il a, à nouveau, beaucoup voyagé, à partir de Nevers avec l’armée croisée. Il est allé à Montpellier, à Carcassonne, il a traversé le Rouergue, le Quercy, l’Agenais, le Périgord. Partout des combats, des sièges, des prises de châteaux, des alternances de succès et d’échecs pour les croisés. Il a dû assister au concile de Montpellier en janvier 1215 avec son oncle, puis il a accompagné l’armée du prince Louis à Lyon, Vienne, Valence, Saint-Gilles, Montpellier, Béziers, Carcassonne, Fanjaux, Toulouse. En 1216 il est présent à Nîmes, Bellegarde, Beaucaire. Il asssiste au siège de Toulouse. Son récit s’arrête en 1218 à la mort de Simon de Montfort. On ne sait ce que l’auteur est ensuite devenu.

6 Je renvoie à la bonne édition de Jean Duvernoy, Paris, CNRS, 1976.

7 Voir ruptarii dans Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, s. v. rumpere, Paris, 1738, t. 5, col. 1544 Il les définit comme des brigands d’origine populaire rassemblés en bandes qui dévastaient les provinces et parfois devenaient des soldats au service des princes (quidam praedones ex rusticis potissimum collecti et conflati, qui provincias populabantur et interdum principum militiae sese addicebant). La définition est excellente.

8 Ed. Duvernoy, p. 42.

9 Voir l’éd. Martin-Chabot, t. I, p. 14, n. 3.

10 Voir l’Histoire des Albigeois de Pierre des Vaux-de-Cernay, éd. P. Guébin et E. Lyon, Paris, 1926-1930, Société de l’Histoire de France, § 4 E. Martin-Chabot (t. I, p. 14, n. 3) signale que la bulle du pape Innocent III adressée au comte de Toulouse Raymond VI le 29 mai 1207 lui fait grief de la même chose (Migne, Patrologie latine, t. 215, col. 1166). Il les appelle des Aragonais (Aragonenses). Le mot révèle une des principales régions d’où provenaient ces personnages douteux.

11 Voir Tobler-Lommatzsch, VIII, 1512-1513 On notera dans les deux exemples cités d’une part l’union des termes routiers ne coteriaus, d’autre part ribauz, routier et coterel. Ces mots désignent des brigands, des combattants méprisables. Tobler-Lommatzsch traduisent Trossleute « hommes du train, homme chargés des bagages d’une armée », ce qui semble inexact. Il s’agit de bandes de soldats pillards, de vagabonds (sens connu de Godefroy, VII, 252) au XIIIe siècle. Le second sens dégagé « Strassenräuber » c’est-à-dire « voleurs de grand chemin », attesté aussi dans le roman de Cristal et Clarie et chez Gautier de Coincy où le terme est associé à larron, robeor est évident. Le FEW, X, 570 et 572 enregistre sous rumpere « séparer en plusieurs parties, mettre en pièces », Zerbrechen en allemand, le mot rotier, d’abord au sens de « qui vole sur les routes, voleur de grand chemin » (le mot route, connu au sens de « troupe, bande » (T-L, VIII, 1507), est également attesté très tôt au sens de « voie, chemin » chez Wace au milieu du XIIe siècle, dans la Chanson de Guillaume (T-L, VIII, 1506), au sens de « chemin percé dans une forêt » (FEW, X, 569) ; puis d’après le FEW, X, 572 routier signifierait « homme de guerre faisant partie de de bandes de soldats d’aventures » et « homme de guerre expérimenté » depuis Gautier de Coinci qui écrivait dans le premier tiers du XIIIe siècle (il meurt en 1236).

12 Sur ces personnages redoutables voir H. Grundmann, « Rotten und Brabanzonen, Söldner-Heere im 12 Jahrhundert », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 1942, p. 419-492 ; J. Boussard, « Les mercenaires au XIIe siècle, Henri II Plantagenêt et les origines de l’armée de métier », dans Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, t. 106, 1945-46, p. 189-224 ; G. Duby, « Guerre et société dans l’Europe féodale : la guerre et l’argent », dans Concetto, storia, miti e imagini del Medio Evo, Atti del XIV corso intemazionale d’alta cultura, ed. V. Branca, Firenze, 1973, p. 461-471 ; Ph. Contamine, La guerre au Moyen Age, Paris, 1980, p. 397-405.

13 Ph. Contamine, op. cit., p. 397.

14 Ph. Contamine mentionne un chef de mercenaires à la tête de 300 cavaliers en Angleterre (p. 398). Les effectifs sont toujours difficiles à évaluer. Ils pouvaient former une armée de quelques milliers d’hommes au temps de leur splendeur, estime Ph. Contamine (p. 399), sans doute de la fin du XIIe siècle jusqu’en 1220 En 1166 Frédéric Barberousse, par exemple, recrute 1500 Brabançons pour aller guerroyer en Italie. Les routiers sévissent en masse jusqu’en 1190 dans la France occidentale (Ph. Contamine, p. 399-401). Les dévastations des routiers sont si grandes qu’un canon du concile de Latran III en 1179 les condamne au même titre que les hérétiques. Au XIIIe siècle dans la France du Nord ils ne sont plus que de petites bandes. Ainsi en 1202-1203 Philippe Auguste ne verse une solde que pour 300 aventuriers (Ph. Contamine, p. 401). On peut se demander si la diminution de leurs troupes en France ne tient pas à leur présence en Languedoc. Leurs contingents venaient, en effet, surtout de trois régions : les montagnes Pyrénéennes, la Provence, enfin la Flandre, le Brabant et le Hainaut (Contamine, p. 398). On notera que le nom de Cotereaux, d’origine obscure (serait-ce « membre d’une association » ou bien « vêtus d’une petite cotte », nommée coterel ?), leur est parfois appliqué (Ph. Contamine, p. 398). Au XIVe siècle la Compagnie catalane (dont les aventures nous sont racontées par Ramun Muntaner, chroniqueur de la confrérie) représentera une force de plusieurs milliers d’hommes : voir R. Sablonier, Krieg und Kriegertum in der Cronica des Ramon Muntaner, Bern-Frankfurt, 1971 Sur les compagnies au temps de la guerre de Cent Ans voir Ph. Contamine, « Les compagnies d’aventure en France pendant la guerre de Cent Ans », Mélanges de l’Ecole française de Rome, Moyen Age-Temps modernes, t. 87, 1975, p. 365-396.

15 Ph. Contamine note qu’ils pouvaient combattre à cheval, mais aussi à pied (p. 399).

16 Le service d’host est de quarante jours à cette époque : voir Ph. Contamine, La guerre au Moyen Age, Patris, 1980, p. 177.

17 Sur les croisés voir E. Bridey, La condition juridique des croisés et le privilège de croix, Paris, 1900.

18 Guillaume de Puylaurens déclare que l’armée des Croisés est composée surtout d’Allemands (exercitus peregrinorum in quo Teutonicorum fuit maxime multitudo, p. 72, chap. 17). Les Allemands devaient être sans doute des guerriers expérimentés.

19 Les gens venus d’Esclavonie sont en fait des Croates, des Bosniaques, des Serbes et des Slavons. Parmi les routiers Ph. Contamine mentionne les gens du Hainaut, les Catalans, les Aragonais, les Navarrais, les Basques, les Allemands (p. 397).

20 Voir Tobler-Lomatzsch, V, 886 (par exemple, v. 1407, Adubez vus, si criez vostre enseigne, / Si succurez vostre maisniee gente) et FEW, VI, 244.

21 Voir Du Cange, op. cit., t. IV, 1733, col. 353 et 354.

22 Ph. Contamine, op. cit., p. 161 Il observe qu’en 1253 Mathieu Paris considère la présence d’un écuyer et d’un garçon comme tout à fait normale aux côtés d’un chevalier en armes.

23 Ph. Contamine produit des données éparses, mais très révélatrices : à Gênes dans la première moitié du XIIIe siècle un heaume coûte entre 16 et 32 sous, un haubert entre 120 et 152 sous. Les chevaux sont particulièrement chers : le prix moyen étant de 30 livres, certains coûtent beaucoup plus chers, parfois deux fois plus (p. 199-200). On comprend dès lors que cet historien rappelle à titre de comparaison que « vers 1250 en Angleterre l’équipement d’un chevalier, chevaux compris, équivalait à une année de revenus, soit 20 livres sterling » (p. 202).

24 Voir FEW, t. XV, p. 96 s. v. l’ancien francique * faihida, traduit Fehde « hostilité, querelle, défi » en allemand. C’est un vieux terme du droit de vendetta attesté dans le monde germanique. Le latin médiéval faida se trouve dans les textes lombards, dans les documents carolingiens, ainsi que faidimentum, faidiare, faiditus. En ancien français, comme on sait, la faide, c’est le droit de vengeance d’un parent assassiné, c’est une inimitié profonde et durable entre deux familles, d’où le sens de « guerre privée ». L’adjectif faidif, faidiu, faidieu est connu au sens de « ennemi juré » (Godefroy, t. III, 697 en donne des exemples du début et du premier tiers du XIIIe siècle, par exemple Baude Fastoul, Gerbert de Montreuil, Colart le Bouteiller ; voir aussi Tobler-Lommatzsch, III, 1557), et aussi avec la valeur de « banni, proscrit ». L’évolution sémantique s’est faite en ce sens là. On est passé du sens de « ennemi » à celui de « personnage proscrit ». Tel est justement l’avis du FEW, XV, 96. Le verbe faidier ou faidir a signifié « traiter en ennemi, faire la guerre, poursuivre », puis « bannir, exiler ». Le substantif occitan faidimen désigne la « possession confisquée d’un banni » (FEW, op. cit., 96). Le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch (III, 1557) a eu tort de donner à faidiu comme première acception verfehmt « banni, exclu » et comme second sens feind « hostile ». L’évolution sémantique s’est faite dans l’autre sens. De toute façon les deux valeurs sont liés. Celui qui est proscrit nourrit des sentiments de vive hostilité à l’égard du responsable de son exil. Comme dit le roman de Wistasse le Moine : che sont faidiu Ki sont de lot païs eskiu (v. 1558) « Les exilés sont des ennemis » (cité par T-L, III, 1557).

25 Le substantif faida, fréquent à date ancienne dans les Lois des Lombards, est traduit par lui inimicitia « hostilité », vindicta « vengeance » quae pro mortem propinqui aut agnati exigitur ou encore gravis et aperta inimicitia ob caedem fere aliqua suscepta, éd. de 1733, t. III, col. 309.

26 Trastoz nutz s’en isiron a cocha d’esperon, / En queisas e en bragas, ses autra vestizon : / No lor laicheren als lo valent d’un boton. / Li un van a Tholosa, li autre en Aragon / E l’autre en Espanha, qui aval, qui amon.

27 Op. cit., p. 90 (data licentia militibus faiditis ire per territoria, non in opida introire, nec in equis velocibus, sed in roncinibus, cum uno calcari equitando, solummodo sine armis).

28 Voir Ph. Contamine, op. cit., p. 425, qui cite la formule de saint Augustin justa bella ulciscuntur injurias.

29 Ph. Contamine note justement qu’au Aloyen Age « le morcellement politique rend compte de la modicité des effectifs » (p. 483).

30 Ph. Contamine a relevé l’existence d’arbalétriers à cheval (balistarii equites) dans plusieurs armées, op. cit., p. 165.

31 Ed. cit., t. I, p. 243, § 241 (unus ex adversariis, jacto jaculo, ut eis mos est, dictum Eustachium in latere percutiens ipsum occidit).

32 Op. cit., p. 151.

33 Op. cit., p. 151. L’étude de John H. Mundy, Liberty and Political Power in Toulouse (1050-1230), New York, 1954, p. 153, parle du citoyen de la ville comme d’un « citizen-soldier », mais n’étudie pas du tout l’action militaire de la Commune.

34 On observera que dans la réalité des représailles sont organisées à Toulouse contre les gens qui prennent le parti des Croisés. Une décision du comte datée de 1220 déclare « Tout homme ou femme qui aura fait la guerre au comte ou aux habitants de Toulouse sera banni à perpétuité. Aucune poursuite ne pourra être intentée contre ceux qui auront tué, blessé, mutilé ou rançonné ces bannis » (Si aliquis homo vel femina de Tolosa faidibat, ut guerram faceret comiti vel alicui homini vel femine habitanti in civitate Tolose vel in suburbio vel in rebus eorum mobilibus et immobilibus, quod post malefactum postea non redeat in civitate Tolose vel in suburbio ullo modo. » (Limouzin-Lamothe, op. cit., p. 271).

35 Guillaume de Puylaurens, éd. Duvernoy, p. 126.

36 En latin médiéval paletare est connu en ce sens (voir Du Cange s. v.), en ancien français paleter. Godefroy en donne de nombreux exemples (V, 707) au sens de « combattre aux palissades » depuis Wace, le roman de Horn, Raoul de Cambrai jusqu’à Froissart (paleter et escarmouchier) et jusqu’à la chanson de geste de Cuvelier consacrée à Bertrand du Guesclin. Les mots français sont faits sur le substantif palet employé au sens de « pieu, palissade ». Le dérivé paleteïs désigne l’escarmouche qui se fait aux palissades d’une ville ou d’un château. Même si le substantif occitan palota ne semble pas relevé par les dictionnaires au sens de « pieu » (seul le sens de « balle » est noté), on ne saurait douter du sens de palotejar ni de son origine.

37 Voir sa chronique § 90 « les serviteurs de l’armée, qu’en langue vulgaire on nomme ribauds, pleins d’une très grande indignation, vont jusqu’aux remparts de la cité sans avoir prévenu ni consulté le moins du monde les nobles de l’armée. Ils donnent l’assaut et ô prodige ! ils prennent la ville à l’instant même. Que dire de plus ? Aussitôt rentrés, ils massacrent presque tous les habitants, du plus petit jusqu’au plus grand et mettent le feu à la ville ». Le chroniqueur parle de la tuerie, puis de l’incendie. Il ne mentionne pas le pillage comme le texte de la Chanson.

38 Guillaume le Breton, Gesta Philippi, éd. Delaborde, Paris, 1882.

39 Michel Roquebert, L’épopée cathare, 1198-1212, L’invasion, Toulouse, 1970, p. 254.

40 Roquebert, op. cit., p. 255. La phrase « Tuez-les tous. Dieu y reconnaîtra les siens », prêtée à l’abbé de Citeaux, grande autorité morale et religieuse de la croisade n’apparaît pas dans nos textes. Cette phrase se rencontre dans le Dialogue des miracles de Césaire de Heisterbach (Dialogus miraculorum, éd. Strange, Köln, 1851). Les croisés demandant à l’abbé ce qu’ils devaient faire puisque dans la ville les chrétiens étaient mêlés aux hérétiques, il répondit « Tuez-les, Dieu sait bien qui sont les siens ». Même si le texte de Césaire est postérieur d’une quarantaine d’années au début de la croisade, l’esprit de cette réponse est bien conforme à ce que l’on voit dans les textes. Les croisés avaient décidé de passer au fil de l’épée les habitants des villes qui leur résisteraient afin de faire impression sur les autres. Le refus de l’ultimatum lancé par les croisés aux habitants de Béziers par l’entremise de l’évêque entraîne la guerre à outrance. Une ville prise de vive force est toujours exposée à de terribles destructions.

41 Roquebert, op. cit., p. 257-258.

42 Il s’écrie « Puisse Dieu recevoir leurs âmes, s’il lui plaît, dans son paradis » (Dieus recepia las armas, si-l platz, en paradis ! (laisse 21, v. 18).

43 C. Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des croisades, Paris, 1940, p. 15, n. 1.

44 Par ex. de l’arménien thakafor « roi ». Voir l’étude de L. Sumberg, « The Tafurs and the First Crusade », Mediaeval Studies, t. 21, 1959, p. 226.

45 Op. cit., p. 224-246. Voir notamment les p. 225-226 (renvoi à la Compilation de Bruxelles de la Chanson de Jérusalem), p. 227-229 (à propos de l’écu appelé talevas et de la pique nommée goedendag « bon jour » en flamand), p. 232-33 (références à la Picardie et au Nord de la France dans la Chanson d’Antioche).

46 Voir Sumberg, op. cit., p. 234.

47 Voir l’étude de Sumberg, p. 244.

48 Voir l’éd. de P. Meyer, « Fragments d’une Chanson d’Antioche en provençal », dans les Archives de l’Orient latin, t. 2, Paris, 1884, p. 467-509 et tirage à part, Paris, 1883.

49 Voir l’éd. Nigel R. Thorp, 1992 à l’index.

50 Voir l’éd. Geoffrey M. Myers, 1980.

51 Voir l’éd. de P. Grillo, 1994.

52 Une brève note a été consacrée à arlot par Antoine Thomas, dans la Romania, t. 34, p. 197.