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Le regard sur l’autochtone : Sainte Enimie en Gévaudan

Gérard GOUIRAN

Université Paul-Valéry (Montpellier III)

Il ne faut pas moins que la lèpre pour décider Enimie, princesse franque, fille d’un Clovis et sœur d’un Mérovée, à entreprendre le pénible voyage qui va la conduire sans retour au pays de Gévaudan dont elle devait devenir une des principales illustrations. En effet, pour cette noble vierge qui avait choisi d’épouser le Christ, la lèpre que lui envoyait son divin époux était assurément une bénédiction, puisqu’elle la délivra instantanément de tous les prétendants qui l’assiégeaient à cause de son haut rang et de son extrême beauté, mais elle n’en éprouva pas moins un net soulagement lorsque le Seigneur lui dépêcha un ange dont le discours ne manquait pas d’autorité : « Dieu te fait dire par moi en toute certitude de partir pour le Gévaudan, car tu y trouveras une source qui te rendra le corps pur et beau si tu te laves dans son eau transparente ; cette source est très sainte et très précieuse, et porte le nom de Burle : rends-toi là bas et ne te dérobe en aucune manière »1.

Pour un tel voyage, le roi Clovis, son père, ne lui marchande pas son appui, particulièrement sans doute parce qu’il n’a pas perdu l’espoir de marier avantageusement sa fille quand il la récupèrera guérie, et donc, « il fit préparer pour sa fille une extraordinaire quantité de provisions et lui choisit une escorte de puissants seigneurs, de chevaliers, de barons prestigieux, avec quantité de dames et de demoiselles pour la servir noblement »2.

Evidemment, le voyage est long, mais on ne peut pas dire que l’auteur insiste notablement sur ce point, expédié en peu de vers : « Après de nombreuses étapes, ils sont parvenus dans les contrées du pays de Gévaudan »3.

En fait, tant qu’on restera sur les routes, on ne ressentira pas l’impression d’extrême sauvagerie du paysage qui s’imposera peu à peu au fur et à mesure que la troupe s’engagera dans une terre qui n’a pas encore reçu la bénédiction que représente l’arrivée de la sainte vierge franque : « Après bien des journées passées à parcourir de longs chemins dans un pays très âpre et très dur, ils arrivèrent par hasard dans une vallée sauvage et encaissée où Burle se trouvait sur la rivière du Tarn. Tandis qu’ils descendaient la vallée au milieu des éboulis, des rochers, de la pierraille et des aspérités, car en ce temps-là il n’y avait ni route ni chemin dans la vallée, ils entendirent (et cela se faisait par la volonté de Dieu) des bergers qui recherchaient leurs vaches au milieu des chênes »4. Ainsi la source miraculeuse se cache au sein d’un de ces paysages qui ne trouveront grâce aux yeux des voyageurs qu’après le Romantisme : le minéral y règne en maître avec des pentes abruptes, comme on le verra lorsqu’Enimie installera son ermitage : « puis elle monte sur un rocher qui semble s’élever jusqu’au ciel… Pendant qu’elle explorait le rocher et qu’elle gravissait cette hauteur, elle trouva une grande grotte qui s’ouvrait au milieu du rocher »5, et lorsque saint Hilaire poursuivra un démoniaque dragon qui s’est fixé pour tâche de détruire l’église que la sainte veut bâtir en l’honneur de Dieu : arrêté dans sa fuite par une paroi rocheuse, c’est dans le rocher même que le dragon se réfugie (1145-1152), puis c’est encore un rocher qui garde la trace du sang de ce démon (1173) qui s’enfuit de rocher en rocher (1194) ; avant que le saint ne lui ordonne de choir du haut des rochers (1222). Enfin, le serpent « tomba immédiatement dans le Tarn en une telle chute qu’il se brisa en pièces. Ah, si vous aviez vu alors le tumulte que firent à ce moment-là les rochers sur l’ordre de saint Hilaire : voici que dans le Tarn, de saillie en saillie, tombent les pierres, les roches, les rochers, les montagnes sauvages et les grands rochers, pour ensevelir le sauvage dragon, afin qu’il ne puisse plus jamais sortir. Je puis vous affirmer en toute certitude qu’on peut encore y voir l’éboulement qui témoigne de la puissance du Christ, car, moi qui vous le dis, je l’ai vu : au-dessus du fleuve, il y a un endroit resserré où s’est accompli ce déluge ; il est entouré de part et d’autre par de grandes montagnes, hautes, âpres et sauvages et, au milieu de l’encaissement du fleuve, il y a posés là deux rochers qui tombèrent sur le dragon en ce temps-là. Vous pourriez même voir encore ici des montagnes et de gros rochers qui dirigent férocement leur pointe vers le Tarn ; celles-ci restèrent en haut ; quand le dragon fut tué et anéanti, elles se préparaient à tomber pour le tuer jusqu’à l’anéantissement de ce serpent6. On en vient à se demander si l’occitan est capable de fournir assez de synonymes pour rendre compte de la terrible minéralité de ce paysage où, avant que la médiation de la sainte ne vienne le transformer, ne pousse qu’une végétation si rabougrie qu’un mauvais esprit se demanderait ce que pouvaient bien manger les vaches que les bergers recherchaient près de Burle. Au demeurant, même ce qui ordinairement apporte un air riant est presque effrayant dans un tel environnement, jusqu’à la description que fait l’ange de la sainte source où Enimie doit se baigner « dans l’eau froide, sous la roche, où le soleil a peine à parvenir »7.

On a froid dans le dos quand on se demande comment sont les gens qui vivent dans une si terrible région et l’on ne sera pas franchement surpris que, alors même qu’on ne les connaît encore que par leur échange à propos des vaches, l’auteur commente le dialogue par ces mots : « un de ces sauvages répondit »8 : jamais, comme on a pu le voir, le salvatge n’a si bien répondu à son sens étymologique d’habitant de la forêt.

Au demeurant, la férocité semble bien avoir été en Gévaudan l’apanage du seul dragon : en effet, nos bouviers sont beaucoup plus farouches que féroces et, lorsqu’ils voient venir vers eux à bride abattue les chevaliers de l’escorte d’Enimie, « les bergers ont pris peur en entendant ce vacarme et, en voyant les chevaliers, ils s’enfuient par des sentiers dissimulés »9. D’ailleurs, ils ne sont pas si timides puisqu’il suffira que les chevaliers s’écrient « Vous n’avez pas à fuir »10, pour qu’ils reviennent, faisant ainsi la preuve d’un naturel bien confiant.

De fait, on se rend compte que c’est d’un œil, somme toute bienveillant, que sont examinés ces autochtones qui jouent un peu un rôle de poteaux indicateurs sur la voie qui conduit Enimie à son destin ; il s’agit d’abord d’une pro femna11, puis de l’un des bouviers qui se montrera plus hardi que les autres12. A la recherche, probablement prématurée d’ethnotypes, tentons de voir les traits qui rapprochent ce couple de Gévaudanais dont chacun se détache sur un groupe plus important d’hommes ou de femmes silencieux devant le spectacle de la splendide suite de la princesse franque. Leur premier trait commun semble bien être qu’il n’ont, ni l’une ni l’autre, froid au yeux : la commère n’hésite pas à sortir du groupe protecteur pour se mettre en avant dans tous les sens de l’expression, s’individualisant fort bien, et surtout, répondant à la question de la voyageuse par une autre question. Rien n’échappe à l’œil exercé de la commère, ni le haut rang d’Enimie, ni la lèpre qui la marque, mais, ce qui est plus intéressant et constitue peut-être un marqueur de cette sorte d’état de nature des Gévaudanais, c’est que sa parole ne laisse dans l’ombre rien de ce qu’elle voit : elle ignore le silence que la politesse pourrait lui imposer. Toutefois, ce qui pourrait être pure curiosité n’a rien de déplacé, car elle n’est animée que par le souci de secourir son prochain ; en tout et pour tout, elle ne possède que sa connaissance du pays et elle est toute disposée à la mettre au service d’Enimie. Inutile d’ailleurs d’entrer dans un long échange pour être au courant : que peut bien faire en Gévaudan cette princesse ? Les taches de son visage rendent en réalité inutile toute réponse, ce qui ne va pas sans conférer à notre commère un sens de l’analyse et de la synthèse fort surprenant.

Evidemment, à ce premier stade de l’exploration, la source précieuse est encore inconnue et, assurément, notre pro femna si fière de bien connaître sa région, se trouve fort penaude d’être prise sans vert. Mais ce serait se tromper sur la vivacité de son caractère que de croire qu’elle allait se contenter de reconnaître son ignorance. Oh, certes, l’honnête femme qu’elle est ne tente pas d’induire Enimie en erreur, mais, dans son souci de lui fournir un produit de remplacement, elle lui recommande des bains, qui, comme par ha – sard, sont voisins. Enfin, et c’est là que notre roublarde Gévaudanaise mérite toute notre admiration, elle fait la preuve d’une culture religieuse pour le moins inattendue qui ferait la preuve que le Gévaudan n’a rien d’une terre de mission. Au demeurant, plus que la culture biblique, ce qui frappe ici, c’est la culture théologique, car l’idée qui sous-tend le raisonnement de la pro femna est bien celle du non sum digntis du centurion romain de l’Evangile : seule compte la puissance de Dieu qui peut faire du premier établissement thermal venu l’instrument de sa volonté. On serait d’ailleurs tenté d’ajouter que, dans ces conditions, Il pouvait aussi bien guérir Enimie chez elle.

En tout cas, nous sommes assurément devant un fort joli portrait de femme du peuple, bien observé et bien nuancé.

Si l’on en vient maintenant au bouvier, nous retrouvons au premier plan la curiosité : alors que son groupe a été bien effrayé par l’arrivée dans la vallée perdue des chevaliers d’Enimie, la curiosité s’avère vite un moteur plus puissant que la peur, particulièrement pour celui-ci “qui était plus près que tous les autres ». Comme on peut le voir, les deux scènes sont parallèles et le bouvier, comme la commère, remarquera et fera remarquer la puissance d’Enimie et sa maladie. Toutefois, une différence intervient, qui est d’abord présente dans la question de la future sainte : elle n’avait pas parlé de récompense à la commère qui la renseignait gratis pro Deo. Faut-il penser que le voyage d’Enimie lui fait aussi acquérir la science des hommes ? Toujours est-il que cette partie de son discours a fort bien été entendue par le bouvier et, s’il reprend assez étroitement le discours de la commère, s’il promet de dévoiler Burle à cause du rang d’Enimie et pour la soulager, il pose une condition : l’argent ne viendra pas comme une conséquence de sa bonne action, mais bien comme un préalable. Il ne s’agit pas de récompenser notre homme, mais bien de l’acheter, même si la chose est dite avec une certaine élégance, qui n’empêche d’ailleurs pas la fermeté du propos. Au demeurant, cela ne sert qu’à ajouter la vertu de largesse à toutes celles dont Enimie nous avait déjà régalés.

C’est donc à nouveau un intéressant portrait qui nous est rapidement brossé avec ce bouvier, assurément curieux et intéressé, ce qui ne l’empêche pas de montrer une réelle habileté en ce qui concerne les relations humaines. En tout cas, il faut bien reconnaître que les autochtones que rencontre la future sainte ne manquent pas de personnalité.

Mais voici que ce qu’Enimie supposait être un simple pèlerinage se transforme en une aventure de longue durée puisque Dieu lui interdit de quitter la vallée et que la lèpre la reprend dès qu’elle en sort. Elle se décide donc à s’installer, avec l’enthousiasme que marque le proverbe qu’elle utilise : « le bœuf ne peut résister à l’aiguillan »13 et elle fonde une communauté censée se perpétuer sous des formes diverses jusqu’à l’établissement qui commandera à Bertran de Marseille la vie de la sainte.

Puisque le pays est habité, comme on l’a vu, on s’attendrait qu’Enimie, faute d’évangéliser des populations qui le sont déjà fort bien, ainsi que l’a montré la pro femna, organise avec les habitants de la vallée la communauté religieuse qui lui permettra de mieux servir Dieu. En fait, il n’en est rien et la petite communauté dont Enimie assumera la charge morale est entièrement composée de la suite qu’elle avait amenée de Paris : « A la fin des paroles d’Enimie, ce ne fut qu’un cri de la plupart d’entre eux ; ils promettent à la demoiselle qu’ils resteront toujours avec elle… Enimie fit rassembler tous ceux qui voulaient partir ; mais ils n’étaient pas nombreux, ceux qui voulurent retourner chez eux… Alors, les autres s’en vont à travers la vallée sauvage et s’installent dans leurs cabanes suivant l’ordre de la jeune fille et chacun d’eux demeura ensuite comme ermite ou comme reclus en se réglant en tout point sur le commandement de leur dame »14. Les Gévaudanais sont franchement tenus pour quantité nulle : leur statut dans la nouvelle entreprise ? Ils fourniront les spectateurs ou la matière des expériences qui démontreront l’extrême sainteté d’Enimie : « Par la suite, quand la vie qu’elle menait fut connue à travers le Gévaudan, les gens se rendirent en quantité auprès d’elle pour voir les miracles de Dieu… alors, comme je l’ai dit, sans discontinuer, les gens venaient du Gévaudan pour voir les extraordinaires miracles que Dieu accomplissait par l’intermédiaire de la jeune fille, car les aveugles, les éclopés, les lépreux, quelle que fût leur maladie, recouvraient sur le champ la santé sur son ordre »15. On pourrait croire que ces hommes qui ont eu la chance d’éprouver dans leur chair la miraculeuse bienfaisance de la vierge franque vont devenir ses sectateurs les plus fidèles, que non pas : « En se sentant purifié, le lépreux s’en alla »16. Mieux encore : le miracle le plus important d’Enimie consiste bien évidemment à ressusciter par ses prières un enfant mort noyé dont la mère la supplie à grands cris. De nouveau, on est surpris par l’écart qui sépare la sainte des populations locales qui s’empressent d’entourer la malheureuse mère, essentiellement dans le but d’assister à l’exploit : ils semblent faire toute confiance à leur championne, mais c’est bien d’une championne qu’il s’agit, elle ne fait pas partie de leur monde : « En entendant ses plaintes et ses pleurs, tous les bergers et les bouviers abandonnèrent leurs occupations et suivirent la malheureuse mère pour voir le beau miracle que ferait la sainte jeune fille »17. D’ailleurs, avec la guérison de l’enfant, on retrouve le même schéma qu’avec le lépreux : « Puis la mère prit son enfant qui vivait et elle retourna chez elle, pleine de joie et d’allégresse pour avoir retrouvé son enfant »18. Enimie semble donc bien rester étrangère, même si, à mon sens, son étrangeté première est, bien entendu, celle du sacré.

Un autre élément confirme encore la réduction des indigènes à des primitifs inefficaces : le groupe nouvellement installé parvient à tirer du pays ingrat tout ce que la population précédente, par ignorance ou par paresse, ne parvenait pas à exploiter. Il va de soi que cet élément se combine à un ressort religieux : la présence même de la sainte ou de son corps suffit à faire fleurir le désert : « afin que cette grande et large vallée qui, en ce temps-là, comme nous le savons tous, ne portait aucun fruit et rien dont on puisse vivre, tant ce val était hostile, pût toujours, grâce à sa présence, porter des vignes, du blé et des fruits ; et en vérité il porte tout cela grâce à elle, et vous pourriez le voir, car en cet endroit demeurent de nombreuses personnes, plus de deux cents au total ; il y a bien cent-vingt feux ; l’endroit connaît l’abondance et la richesse »19, même si nous croyons nous souvenir que ce désert était encore assez fréquenté. Il est vrai que le passage de l’élevage, fût-ce de vaches, à l’agriculture porte la marque traditionnelle d’un progrès en civilisation.

Un peu plus tard, la sainteté d’Enimie a franchi toutes les frontières, ce qui, à sa mort, va faire d’elle un de ces « corps saints » que l’on se dispute ardemment, comme l’histoire religieuse en a tant connu. A ce moment-là, son frère, le nouveau roi Dagobert nous est décrit comme un extraordinaire… précurseur de la centralisation : « Quand il devint roi du pays, il para l’église de Saint-Denis de belles étoffes de soie et de rideaux et d’autres objets précieux ; il lui portait une grande révérence et chaque fois qu’il trouvait un corps de saint de cette province ou d’autres, proches ou éloignées, où que ce fût, il prenait ce qu’il trouvait dans la fosse, le corps et les os, et il emportait tout en France, à Saint-Denis, avec de grandes marques d’honneur ; et ainsi, pendant toute sa vie, il combla d’honneurs le monastère de Saint-Denis20. Le royal collectionneur n’hésitera pas à venir lui-même en Gévaudan, à la tête d’hommes armés, arracher la sainte à la tombe qu’elle s’est choisie, pour ajouter une pièce de choix à sa collection de reliques. Ni les larmes des religieuses, ni les paroles de la nouvelle abbesse ne pouront le fléchir, tout au plus promettra-t-il de combler de ses faveurs le monastère aussi cruellement dépouillé. Or, cette violence franque n’atteindra pas son but – c’est même en fait le point fondamental, sinon utilitaire de la vida – parce qu’il s’est produit un très remarquable retournement : si, tout d’abord, Enimie était l’étrangère dans les solitudes rocheuses du Gévaudan, c’est elle désormais qui assume la figure un peu ronde en manière, un peu roublarde, qui me paraît établir un lien entre la pro femna et le bouvier.

De fait, dans sa profonde sagesse qui embrasse même l’avenir, Enimie savait fort bien qu’on tenterait de la ravir à son lieu d’élection. Elle a donc fait préparer deux tombeaux : sa modestie voudra qu’on la place dans la tombe du bas, anonyme, tandis qu’on préparera la plus élevée pour sa filleule ; on a compris que ce tombeau-ci n’est pas anonyme et qu’on y a inscrit le nom de la filleule, bien sûr, c’est-à-dire : Enimie.

On imagine la suite du récit : quand Dagobert se précipite dans l’église, au milieu des gémissements des rusées religieuses qui ont refusé de lui désigner le saint tombeau, l’inscription ambiguë l’égare, et il emporte le corps de la filleule.

On m’accordera que, pour une sainte, cette mise en scène est assurément à la limite du licite : il y a bien intention de mensonge, et Bertran de Marseille le voit bien qui se sent obligé d’esquisser une justification : « Et en donnant tous ces ordres, elle ne commit pas le moindre péché, car sa filleule portait le même prénom qu’elle »21, mais on avouera que l’habileté de la sainte rusée l’assimile fort bien à la patrie qu’elle s’est choisie. Quant aux religieuses, qui sont, en quelque sorte, son image continuée, elles ne semblent pas éprouver le besoin d’une quelconque justification et il leur suffit amplement de ne pas mentir de leur bouche et peu leur importe que tout leur corps soit un vivant mensonge : « Ce voyant, les religieuses se réjouirent en elles-mêmes en voyant qu’il croyait réellement avoir trouvé le corps de sa sœur, mais elles ne le manifestent ni ne le disent pour ne pas le détromper ; elles font au contraire semblant d’être tristes : « Hélas, c’est pour notre malheur que nous existons, car on emporte notre trésor ! Qu’allons-nous devenir désormais dans cette vallée ? Hélas, qu’allons-nous pouvoir faire si l’on nous vole ainsi ? Elles disaient tout cela en pleurant pour confirmer le roi dans sa pensée que le corps qui se trouvait dans ce tombeau était bien celui de sa sœur »22. Et, puisqu’elles ne peuvent opposer que leur faible ruse à la violence, pourquoi, après tout ne pas tirer avantage de la situation, assumer profitablement leur faiblesse pour que le roi soit encore plus assuré de la réussite de son expédition alors même qu’on le berne : « Mais, seigneur, puisqu’il en est ainsi que tu l’emportes, souviens-toi d’être bon et charitable envers ce pieux monastère »23. On serait tenté de dire que les bonnes religieuses ne perdent pas plus le nord que ne faisait le bouvier.

De fait, désormais, les gens de Dieu qui vont se succéder à Sainte-Enimie semblent présenter cette savoureuse épaisseur de chair, un peu paysanne, un peu matoise, que je me suis souvent plu à souligner.

Lorsque le temps a passé et que, sans doute parce que le secret de la présence du corps était trop bien gardé, l’idée s’est répandue que le corps d’Enimie se trouvait à Saint-Denis, Dieu envoie une vision à un moine de l’ordre nouvellement installé afin qu’il dévoile à l’univers qu’Enimie a choisi le Gévaudan. On imagine volontiers l’enthousiasme de l’élu… Pas du tout, sa réaction est toute de méfiance : tout le monde sait bien qu’Enimie est à Saint-Denis, à quoi bon se ridiculiser en se mettant en avant parce qu’une curieuse vision, peut-être un rêve après tout, s’en est mêlée ? Et notre élu, mal choisi en dépit de toute sa sainteté, garde le silence malgré une seconde visite de l’ange. Il faudra une troisième apparition où le saint messager de Dieu devra élever assez rudement sa voix angélique pour que Jean l’écoute. Encore sa première réaction en voyant revenir l’indiscret coelicole est-elle de se cacher sous les draps avant d’employer une formule de conjuration. La vie de saint, on va le voir, tourne à la comédie : « Il n’avait pas encore eu le temps de s’assoupir qu’il entendit un bruit soudain qui l’emplit de crainte et d’épouvante ; alors il sortit la tête du lit pour écouter d’où venait ce tapage. Dès qu’il eut levé la tête, il vit une lumière aussi resplendissante que celle du jour dans la rue. Alors, stupéfait, il rentra sous les draps, épouvanté, éperdu. L’ange apparut et lui dit avec hauteur : “Jean, Jean, tu dors ? ” Jean, qui ne voulait pas répondre, ne bougea pas : il ne pensait qu’à se cacher. L’ange a repris : “Jean, Jean, qu’est-ce là ? Tu dors ou tu es éveillé ? Réponds-moi ! ”. Alors, l’autre lève la tête du coussin et se dépêche de répondre : “Au nom du Père, qui es-tu ? Si tu es chose mauvaise, va-t’en, si tu es chose bonne, aies la bonté de dire qui tu es, ce que tu veux et ce que tu me demandes. – Je suis en vérité un ange de Dieu”, lui a dit la vision, “et je te trouve bien fâcheux de m’obliger à revenir si souvent pour ne pas vouloir faire connaître ce que je t’ai révélé à deux reprises par la volonté de Dieu”. Jean répond : “Est-ce que je puis vraiment croire que tu sois un ange de Dieu ? – Tu peux bien le croire”, dit l’ange »24. Comme on le voit, en Gévaudan, la sainteté ne répugne pas à se combiner à une bonne dose de bon sens et les flots de piété qui submergeront la scène lors de l’invention du corps de la sainte auront d’abord dû emporter un solide barrage de raison très humaine. Par son mélange de foi solide et de bon sens bien matériel, le moine Jean est bien un personnage de la même substance que cette lignée gévaudanaise qui va de la pro femna au bouvier, puis aux religieuses, sans en excepter, à mon avis, la sainte elle-même.

De fait, il ne faut pas oublier que si le texte offre bien des thèmes qui pourront par la suite illustrer de déplaisantes idéologies, le regard n’est jamais ici si méprisant ou supérieur qu’on n’y puisse trouver une trace de tendresse pour les faibles. Et cela revient bien évidemment à poser la question de l’auteur lui-même : entre les puissants, le plus souvent gens du nord, et les simples, le plus souvent gens du sud, où se situe donc notre Bertran de Marseille, dont nous ignorons absolument tout, sauf ce qu’il veut bien nous dire, à savoir que la vida lui a été commandée par le prieur et le couvent qui, comme il dit en un euphémisme où je crois l’adverbe très significatif, « l’en ont prié chèrement » ? Comment cet homme du sud peut-il présenter ainsi d’autres gens de son « langage » comme de bons sauvages face à une civilisation supérieure ? D’abord tout simplement peut-être parce qu’il reprend de très près une vita latine, ensuite parce qu’il existe des exigences, une typologie de la vie de saint, également parce que l’on sait que l’idéologie a une force de pénétration qui la fait s’installer même chez ceux qu’elle dessert, et nous sommes au XIIIe siècle, temps de la pénétration de l’influence française, enfin probablement aussi parce que les solidarités et les assimilations sont diverses et je crois qu’un urbain de Marseille (pour autant que ce soit le cas) peut fort bien se sentir plus proche d’un habitant d’une ville du nord que d’un paysan de sa langue. Pour toutes ces raisons, il n’existe pas de ligne de démarcation sensible entre la religieuse, conquérante ou civilisatrice, selon le point de vue qu’on adoptera, et les Gévaudanais. Mais pour la même raison, le regard que l’auteur porte sur ses personnages secondaires, pour amusé qu’il soit, ne les rejette jamais totalement et ne les réifie pas absolument. Il faut dire qu’en plaçant son point final au vers 2000 précisément, on a bien l’impression que Bertran de Marseille se conformait à un contrat avec le monastère de Sainte-Enimie qui assurait ainsi la gloire de la sainte et la permanence d’un pèlerinage d’un bon rapport. En livrant une commande qui atteignait ce chiffre rond et pas un seul vers de plus, Bertran nous donne tout à fait l’impression de se placer lui aussi dans la lignée des Gévaudanais dont les jolis portraits qu’il nous a brossés étaient peut-être l’esquisse de son auto-portrait.

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1 Per me ti manda Dieus de pla / que t’en anes en Gavalda, /car lay trabaras una fon / que-t redra ton cors bel e mon, / si te lavas en l’aygua clara ; / molt es la fons sancta e cara, / et a nom Burla : vay t’en lay ! / non ho mudar per negun plai ! (243-250). Les citations seront empruntées à l’édition de Machio Okada, Bertran de Marseille : La Vie de sainte Enimie, texte établi d’après le manuscrit unique 6355 de la Bibliothèque de l’Arsenal.

2 et apparelha ha sa filha / grans despessas per merivilha, / e rics homes per companhos, / cavaliers et onratz baros, / e dompnas ganre e donzelas, / qu’ilh fos servida gen per elas (263-268).

3 Et enapres ganre jornadas, / son vengut en las encontradas / de la terra de Gavalda (273-275).

4 Mas quan venc, apres ganre dias, / que agron anat per longas vias, / per terra molt aspra e dura, / esdevengron per aventura / en una val prionda e fera, / on Burla e-l fluvi de Tarn era. / E domeyns que e miey la val / descendion d’aqui aval, / per us desrancs, per us belenes, / per unas rochas, per us bencs, / – car adoncas non hi avia / per la val estrada ni via – / auziro, si com a Dieu plac, / pastors laÿns per miey lo blac, / que anavan vacas sercan (393-407).

5 Pueys s’en monta per una rocha / que diratz que sus al cel tocha. / [… ] Domehns que la roca sercava / e per las autezas montava, / e traba una bahna gran / en miech de la roca istan (827-828, 831-34).

6 aqui eus cay aval en Tarn / un tal esclat que totz s’espam. / Adonc viratz lo remestili / per lo mandamen de sanh Yli / que feron las rocas adoncz, / car ins el Tarn, de bruncs en broncs, / cazon belencs, rocas e rancs, / montanhas feras e grans rancs / pel fer drago a sebelhir, / que ja mays non pogues issir. / – E puesc vos ben dir per certansa / qu’encar hi par la trabucansa / per proar la virtut de Crist, / car y eu que-us o dic o ay vist. / Us locs es estrehs sobre-l fluvi, / on fo fachs aquest esdeluvi, / de say e de lay grans montanhas, / altas e feras et estranhas, / et el mey de l’estreycedat / del fluvi, a dos rancs pauzatz / que caseron sobre-l drago / adanes en aqueta sazo, / que neys encar vezer poyriatz / aquí montanhas e rocatz, / que tenon ves Tarn per fereza / enclenada lur agudeza, / car aquetas resteron sus, / cant fo to dracs mortz e confis, / que s’adobavant del descendre / per lo draco aucir e fendre / entro que-l serpens fo coffus, / et enayssi resteron sus (1225-56).

7 en l’aygua freyda, sos la rocha, / on a penas lo solelhs tocha (379-80).

8 Respondet us d’aquels salvatges (414).

9 Li pastor an paor avuda / quant auziro aquela brada, / e quant viro los cavalyers / fugon pels escondutz sendiers (429-32).

10 « No-us cal fugir ! » (434)

11 et ha als bomes demandat, / que ha en aquel mas trobat : / « Baros, prohomes, mostrat mi / la drech ’estrada e׳l ch ami ! » / E donmenchs que fay son deman, / una femna li venc davan / que s’era traita ves la via / quant vi aquela companhia, / pueys li a dich : « E qui es tu, / que aissi passas ad estru / per sesta nostra encontrada / ab aitanta bela maynada ? / Car be-m semblas, senes bausia, / que sias de gran baronía ; / ma no say quina tocadura / vey sobre ta hela faytura ; / per que non cre que ses razo / venhas en esta regio. / E digas mi, senes bisten, / la causa que say vas queren, / car per aventura seria / que yeu te endreyssar sabría / e ti poyria tener pro / en so que quers, e digas m’o, / car yeu fui en aquest loc nada, / e say ben tota l’encontrada. / E se-m vols creire veramen, / so que quers trabaras breumen. » / Cant Enimia l’au parlar, / comensa se a perpessar / si ja-lh diria la razo / de la divina visio. / E cant so ac molt perpessat, / creset que per Dieu voluntat / li fos aquilh femna vengada, / et a l’o dich tot a saubuda : / « Pro femna, tu m’as demandat / que vauc queren, e say t’en grat. / La fon de Burla vauc queren, / sapehas, pel Dieu comandamen, / car si m puesc sol esser lavada / d’aquel’aygua, seray mundada. » / La pro femna un pauc istet, / e per aventura pesset / de Burla on esser poyria, / car ges d’ela re no sabia. / E pueys cant ac un pauc istat, / respon et a lo cap levat : / « Dompna, fay silh, per sa virtut / ti don Dieus de ton cors salut ! / Car aquist aygua que demandas / no say yeu per aquestas landas, / ni anc mays parlar no n’ausi. / Mays una aygua nays prop d’aissi, / que es profeytabla e bona / a tota malauta persona. / E venon hi de loinh banhar / cilh que volun lur cors mundar, / e si lavar hi te valias, / yeu cre que ben gerir poyrias. / E vay y, non ho mesprezar, / car aquel te pot ben sanar, / que sanet de sa lebrosia / Naaman, princep de Siria, / el flum Jorda, per Helyseu. / Vay t’en tost lay, el nom de Dieu ! » (283-348).

12 mas un n’a fayt vas se propiar, / a cuy las puescha demandar, / car l’era plus pres de nengu : / « Amics », fay silh, « digas mi tu, / que sabes aquestas montanhas / e las ayguas e las fontaynas, / on es ni en cal encontrada / la fon que Burla es apelada ? / Car per ela n’em vengut nos / de molt lonhadas regios, / e si tu lay nos vols menar, / grant aver ne potz gazanhar. » / Lo vila, cant au la donzela, / grant aver cuida aver d’ela, / e respon li de mantenen : / « Dompna, dompna, segon mo ssen / tu es de molt gran baronia, / mas par que aias malautia. / Car as aitan bela companha, / essenhar t’ay, ans que remanha / Burla que m’as aysi gen quista, / per so que ueymay no sias trista. / Mas empero, aquel aver / que m’as promes, ho vuelh aver. » / Enimia molt largamen / li fay donar aur et argen. / Apparec bett a la largeza / que era de molt gran nobleza. / Lo vilas pres l’aur jausion / et a-ls guidatz pueys vas la fon (43 9-468).

13 bous non pot contr’agulho (716).

14 Cant Enimia ac parlat / tot lo mai cridet ad un glat, / e prometon a la donzela / que tostemps remanran ab ela. / […] Enimia fes ajustar / totz cels que s’en volgnin anar ; / mas ges d’aquels non y ac gayre / que tomesson en lor repayre. /[…] Adoncs aquilh per la val fera / s’en van e prendo lur cazela / pel mandamen de la pieuzela, / et istan poissas cadaüs / si com hermitas o reclus, / e fan tot lo comandamen / de lur dompna entieyramen (769-72, 788-89, 858-64).

15 Mas enapres, cant fa auzida / per Gavalda la sua vida, / vengro hi las gens a gran pieu / per vezer las virtus de Dyeu […] / Adoncs venon de Gavalda, / si com ay dich, ad una ma, / a la virtut miravilhosa / que Dyeus fazia per la toza, / car li cec, e l clop, e ls lebros, / de cal que malautia fos, / recebieu de mantenen / salut pel sien amtandamen (871-74 883-90).

16 Cant lo lebros mondatz se sen, / lanza Dyeu e retoma s’en (919-20).

17 Tuch li bayer e li pastor, / cant auson lo gran dol e l plor, / desamparo tot lur afayre / e segon la caytiva mayre / per veser la mirada bela / que fara la sancta pieuzela (953-58).

18 Pueys pres son effan vyeu la mayre / e tornet s’en en son repayre, / ab gauch et ab alegretat, / car ac son effan recobrat (1017-20).

19 per so que la vals grans e lada, / que non portava negu fruch / adoncs, et aquo sabem tuch, / ni neguna ren don hom viva, / tan era sela vals esquiva / pogues tostemps pel sieu istar / vinhas e blatz e fruchs portar. / E tot aysso porta per ver / per ley, e poyratz bo vezer, / car aqui istau ganre gens / cuminalmen mays que dos cens, / et ba hi ben cent et vihnt fuecs /ples e vestitz es bens lo luecs (1636-48).

20 Cant aquest fo reis del païs / onret lo mostier saint Danis / de bels palis e de cortinas / e d’altras onradas aizinas / e tenc lo en gran reverensa, / car dels santz de quela proensa / e de las altras, loinh e pres, / en qual que loc los atrobes, / prendía lo cors e la ossa, / so que trobava en la fossa, / e portava n’o tot en Fransa, / a Saint Danis, ab grant onransa ; / et enayssi tan cant visquet / lo mostier saint Danys onret (1485-98).

21 E ges en aysso non pechet, / si tot enayssi ho mandet, / car atressi nomnava hom / la filhola per lo syeu nom (1625-28).

22 Las mongas, cant vezon aquo, / dins lor coratge lur sap bo, / cant vezon qu’el cuida aver / lo cors de sa soror per ver. / Mas no fau ges semblan ni bruck, / per so que el no fos descuch, / ans fau semblan que sion tristas : / « Lassas qua mala fom anc vistas, / c’om ne porte nostre thesaur ! / Que farem mays en cesta vaur ? / Lassetas, e que poyrem far, / c’om nos vulha aissi raubar ? » / Tot ayso dison en ploran / per so que-l rets s’an mielhs pessan / que lo cors d’aquel monumen / fos de sa soror veramen (1663-78).

23 Mas, seither, pos es enayssi / que tu l’en portes, membre ti / d’aquest mostier religios / que-l sias bas e caritos ! (1693-96).

24 Mas ges a dormitz no si fo / que el auzi un sobde so, / Et ac paor e grant esglach, / pueys ha lo cap de foras track / Per auzir que a tabustat. / Dece que ac lo cap levat, / vi una resplanden lumnieyra, / si com de jorn en la carrieyra. / Adonc s’es fort miravilhatz / et es s’en sos los draps tomatz, / espaventatz et esperdutz. / Ab tan l’angels es avengutz / et a li dit per gran estru : / « Johan, Johan, e dormes tu ? » / Johans istet, no volc respondre : / non pessava mas de rescondre. / L’angels li ha dit ultra ves : / « Johan, Johan, aysso que es ? / Dormes ho velhas ? Respon mi ! » / Adoncs si leva del coyssi / e respon per molt gran estru : / « Nomine Patris, qui es tu ? / Si mala causa es, vay t’en ! / Si bona, digas belamen / qui es, que vols ni que mi quers. / – Angels de Dyeu soy vertadiers, » / so li ha dich la vizios, / « car tantas ves mi fas tomar, / que nos vulhas manifestar / aisso que t’ai manifestat / doas ves per la Dyeu voluntat. » / Jobans respon : « Puesc t’en creire yeu / que tu sias angels de Dyeu ? / L’angels dis : « Creire ho potz be. »