Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Jürgen Habermas, Histoire de la philosophie. Tome I : La constellation occidentale de la foi et du savoir / tome II : Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir

(2018), Paris, Gallimard, 2021, 851 p. ; / (2019), Paris, Gallimard, 2023, 782 p.

Denis MÜLLER

Histoire de la Philosophie

Parodiant Herder, Habermas a écrit en fait une autre histoire de la philosophie (Auch eine Geschichte der Philosophie, « encore une histoire de la philosophie », tel est le titre exact de l’ouvrage). Il s’agit d’une reconstruction monumentale, à la fois surprenante et magistrale, de l’histoire de la philosophie. Elle est placée sous le signe des rapports entre la foi et le savoir, comme cela est documenté amplement dans le tome I, qui procède à partir de Platon et de Paul, jusqu’à Guillaume d’Ockham et Duns Scot en passant par Plotin, Augustin et Thomas d’Aquin notamment. La perspective de l’auteur est originale, notamment par la place qu’il attribue à la théologie dans l’histoire de la philosophie. Non qu’il s’intéresse à la théologie ou à l’ecclésiologie comme telle ; mais il prend au sérieux philosophiquement les contenus théologiques rencontrés.

Le premier chapitre du tome I donne à comprendre (au moins implicitement) la différence entre les religions et les métaphysiques d’une part, la pensée postmétaphysique d’autre part. Les premières se situent dans ce que Karl Jaspers a appelé la période axiale (entre 800 et 200 avant Jésus-Christ, Chine, Inde, Perse, Mésopotamie, Palestine, Grèce ; l’Égypte, on le notera, n’en fait pas partie). Cette période axiale, objet du deuxième chapitre, se scinde en deux différences fondamentales : celle du mythe et du rite, d’une part, celle des religions et des métaphysiques, d’autre part.

Une longue et immense période nous transporte de l’Église ancienne aux philosophies du sujet (empirique, chez Hume, transcendantale, avec Kant) en passant par Thomas d’Aquin, Duns Scot, Guillaume d’Ockham et Luther. Un axe Plotin-Augustin se détache et se dégage, puis une conception de l’Europe chrétienne.

La puissante dialectique habermassienne distingue les jalonnements conceptuels, la comparaison, la symbiose, le détachement, la césure plus ou moins radicale. Toute cette œuvre tourne autour une série de différenciations croissantes aboutissant à la certitude inquestionnable de la pensée postmétaphysique et du découplage qu’elle accomplit entre la foi et le savoir. Un tel tournant – totalement différent de la posture platonicienne – s’accomplit selon Habermas dans l’œuvre d’Aristote qui, tout en découplant la pratique de la théorie (Éthique à Nicomaque), rédige, à la suite d’Albert le Grand, la première synthèse chrétienne d’une métaphysique déplatonisée. La pensée postmétaphysique se donne dès lors à comprendre comme le dépassement de toute métaphysique aussi bien la platonicienne que l’aristotélicienne et par là même son homologue chrétienne (I, p. 552). Toutefois, c’est par le découplage de la théorie et de la pratique qu’Aristote annonce et anticipe la rupture avec la structure métaphysique des images du monde de la période axiale (I, p. 554) et c’est dans ce tournant aristotélicien que se réalise paradoxalement le passage à venir à une pensée postmétaphysique.

Au début du tome II, reprenant les analyses du tome I, l’auteur place la modernité d’entrée de jeu sous le signe de la théologie de Martin Luther et de sa doctrine des deux règnes. Une première césure fondamentale s’opère ici par rapport aux métaphysiques classiques. Nous entrons dans une ère postmétaphysique, basée sur une réinterprétation de la période désignée comme axiale par Karl Jaspers. Habermas se sépare néanmoins de Jaspers sur la question de la transcendance, tout en admettant qu’une conception non séculariste de la raison permet d’entrevoir les étincelles magnifiques de la transcendance. D’une certaine manière, on pourrait dire que la dialectique de la foi et du savoir adopte toutes les modalités possibles, de la séparation radicale la plus poussée (au risque de céder au dualisme, bien loin de la dialectique luthérienne) à l’articulation la plus resserrée (moniste à son extrême). La période axiale sert à la fois de repoussoir et d’inspiration.

La pensée moderne est ensuite présentée à partir de la dualité de base entre Emmanuel Kant et David Hume, autrement dit entre la philosophie théorétique du sujet et la philosophie empiriste. L’auteur penche clairement en faveur de la première. Il reconstruit la position kantienne en la soumettant au double test la critique hégélienne et de la critique marxienne. Marx est en effet, avec Kierkegaard et Feuerbach (avec Nietzsche, devons-nous ajouter), de ceux qui dépassent la métaphysique et nous font accéder à la pensée postmétaphysique.

La philosophie de Kierkegaard est présentée, un peu comme cela est classiquement le cas chez Heidegger, comme une « pensée religieuse ». Mais l’auteur lui confère cependant une place centrale dans la pensée de la modernité. La césure radicale qu’il opère entre la foi et la raison fait a contrario du « jeune-hégélien » danois un exemple saisissant de la dialectique qui parcourt la reconstruction habermassienne de l’histoire de la philosophie. Plus profondément encore que Kant et plus radicalement que Hegel, Kierkegaard pointe la liberté rationnelle propre à toute existence humaine singulière. L’opposition radicale qu’il établit entre Climacus et Anti-Climacus fait de ce dernier le porte-parole d’une théologie sans sacrements, et c’est pourquoi la théologie actuelle ne saurait se réclamer de la théologie sans rites de Kierkegaard (p. 583).

C’est une des originalités et un des mérites indéniables de cette reconstruction de la philosophie que d’attribuer une importance non seulement aux maîtres classiques de la théologie (d’Augustin à Thomas d’Aquin, jusqu’à Duns Scot, Ockham et Luther), mais aussi aux théologiens qui ont contribué eux-mêmes à la construction de l’espace philosophique moderne, Friedrich Daniel Schleiermacher en tête. L’auteur se permet en particulier de discuter de main de maître la question des sacrements en décrivant la dualité sur ce point entre Hegel le luthérien et Schleiermacher le réformé ; il va même jusqu’à montrer l’importance proprement philosophique de la Concorde du Leuenberg et des textes catholiques modernes sur la sacramentalité (Karl Rahner, etc.). Mais Habermas tend à découpler l’individualisme chrétien (dans lequel il voit un rétrécissement) de l’autonomie nominaliste et de la sécularité large de la modernité postmétaphysique.

Le tournant linguistique occupe une position-charnière dans l’argumentation de l’auteur. Si l’empirisme de Hume fait l’objet d’une mise à distance, c’est bien parce que le tournant linguistique, initié par Peirce à la suite de Humboldt, Herder et Schleiermacher, a permis de surmonter le dualisme de la première et de la troisième personne pour accéder au pragmatisme communicationnel se déclinant à la deuxième personne du pluriel. Ceci explique pourquoi Habermas consacre une importance décisive au jeune hégélianisme tardif de Peirce (fin du deuxième volume).

Une thèse centrale de l’auteur touche à la notion de pensée post-métaphysique. En réalité ce concept est plutôt présupposé qu’introduit de manière argumentée. À la lecture rétroactive du tome I, on détecte cependant de plus en plus fortement que la pensée classique (de la période axiale à son interprétation totalisante) constitue le bloc métaphysique dont il convient de se détacher par le passage à la pensée postmétaphysique. Le nominalisme sert ici de transition en direction de l’empirisme et du transcendantalisme modernes. En effet, parler de pensée postmétaphysique, c’est présupposer non seulement une différence chronologique (par exemple entre l’époque classique et la Réforme), mais aussi un écart logique entre la métaphysique et la philosophie contemporaine. L’auteur passe ainsi à côté du débat contemporain sur le « retour » de la métaphysique. Il propose une réponse unilatérale à la problématique de Heidegger et de Kant touchant le statut de la métaphysique. De même, son concept de détranscendantalisation demeure ambigu. Pour faire court, nous pourrions proposer d’interpréter la notion habermassienne de pensée métaphysique comme une pensée basée sur les images du monde et visant l’affirmation d’un système.

Une caractéristique de l’ouvrage est de passer complètement à côté de la perspective de Friedrich Nietzsche, ainsi que l’auteur le note et le reconnaît lui-même. De notre point de vue, ce silence constitue une véritable faiblesse, une sorte d’angle mort de la philosophie habermassienne. À force d’insister sur la dialectique de la foi et de la raison, l’auteur en perd de vue la crise radicale qui les oppose. Une mise en perspective de la critique nietzschéenne des arrière-mondes (Hinterwelten) aurait à notre avis permis de conférer à la généalogie de la pensée postmétaphysique une portée cruciale.

Il n’en demeure pas moins que, si elle recourt parfois à une érudition écrasante, la reconstruction de l’histoire de la philosophie présentée ici est puissante et éclairante. Non seulement le couple foi et savoir en constitue le fil rouge, au gré de ses interprétations subtiles et plurielles, mais la dialectique de la foi et du savoir trouve dans la modernité une expression postmétaphysique radicalement nouvelle. On ne dira pas cependant que la posture postmétaphysique représente pour l’auteur un point d’aboutissement de synthèse définitif. Il demeure en effet évident que le travail de reconstruction de la philosophie se poursuit dans notre époque, au prix d’une détranscendantalisation incessante ; la pensée postmétaphysique, loi d’incarner une posture totalisante ou un système, demeure en effet une pensée ouverte, constamment mise à l’épreuve. On peut même affirmer rétroactivement que toute pensée, y-compris la pensée métaphysique, conjure la tentation de clôture, ne parvenant jamais à se constituer elle-même comme une totalité épocale et datable. Car il se pourrait bien que la pensée post-métaphysique soit elle-même une pensée méta – et non pas simplement une pensée post. Une des questions centrales que pose ainsi Habermas sans la résoudre est celle du rapport entre la pensée et l’histoire. La modernité est-elle « simplement » le passage postnominaliste à la pensée postmétaphysique ou s’accomplit-elle dans la posture métamoderne de cette dernière ? D’autre part, Habermas ne peut valoriser l’immense portée de la théologie dans la construction permanente de la philosophie occidentale qu’en en faisant éclater la symbiose axiale qui tendait à les faire vivre en osmose parfaite. La pensée postmétaphysique y trouve en conséquence la justification à la fois historique et structurelle de sa « domination ». Le point de vue habermassien est-il vraiment la symbiose de l’historique et du transcendant (question que nous trouvons également centrale chez Paul Ricœur et dans a reconstruction métamoderne de l’âge séculier chez Charles Taylor) ? Quel est le starting point de la pensée personnelle de Habermas et de toute théorie philosophique qui prétend à la fois s’appuyer sur une herméneutique langagière et donner à la transcendance une signification constitutive ? La théologie a-t-elle encore un mot à dire aujourd’hui dans cette redoutable reconstruction philosophique des rapports entre théologie et philosophie ?