Bibliographie
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Jacques Bouveresse, vol. I : Percevoir la musique : Helmholtz et la théorie physiologique de la musique / vol. II : Le Parler de la musique I : La musique, le langage, la culture et l’Histoire / vol. III : Le Parler de la musique II : La musique chez les Wittgenstein / vol. IV : Le Parler de la musique III : Entre Brahms et Wagner : Nietzsche, Wittgenstein, la philosophie et la musique
Paris, L’Improviste, 2016, 160 p. ; / Paris, L’Improviste, 2017, 205 p., 2023 (2e éd. corrigée), 216 p. ; / Paris, L’Improviste, 2019, 212 p. ; / Paris, L’Improviste, 2020, 190 p.
Philosophie de la musique
Dans ces quatre volumes, tous parus aux éditions « L’Improviste », malheureusement difficiles à obtenir dans le commerce, Bouveresse réalise un opus magnum consacré, d’une part à la théorie de la perception des sons, en particulier celle de Helmholtz (vol. I), d’autre part, à des questions de philosophie de la musique, ainsi qu’aux rapports entre la culture – essentiellement la culture viennoise du XIXe et du début du XXe siècle – et la musique.
Esprit philosophique universel, Bouveresse (1940-2021) poursuit ici ses recherches sur la philosophie de la perception et la philosophie de la culture (littérature et religion), par un examen approfondi de la perception du son (physiologique et psychologique), ainsi que de la musique, traitée jusqu’ici, à ses yeux, par quelques trop rares grands philosophes (cf. vol. II, p. 9). Comme toujours, le travail qu’il réalise, fondé sur des lectures immenses, englobant des ouvrages sur la physique et la psychologie du son, des biographies de musiciens, des traités d’harmonie, des essais de critiques musicaux et, bien entendu, des textes philosophiques, est remarquable dans sa précision et dans les perspectives qu’il ouvre. Dans son étude minutieuse des configurations théoriques qui permettent de comprendre des problématiques souvent sous-jacentes aux textes qui les énoncent, Bouveresse dégage les liens conceptuels unissant des univers apparemment séparés, mais que la perspicacité philosophique de l’auteur permet de mettre à jour et de relier les uns aux autres.
Malgré la longueur inhabituelle du compte rendu de cet ensemble de quatre volumes de près de 800 pages, il n’a été possible de dégager ici que quelques lignes directrices des idées principales qui, je l’espère, pousseront le lecteur à lire dans le détail cet ensemble exceptionnel.
Volume I. Le premier volume évoque les recherches acoustiques de Hermann von Helmholtz (1821-1894), physiologiste et physicien allemand, inventeur de nombreux appareils scientifiques, notamment de l’ophtalmoscope, toujours utilisé pour l’examen de la rétine. À côté de ses recherches en optique, le physicien, qui fut aussi un bon musicien, va révolutionner l’acoustique par ses recherches empiriques sur le son. Il fait montre d’une connaissance détaillée de la plupart des instruments de musique, et il va inventer ou perfectionner des appareils qui lui permettront d’analyser les sons, notamment l’oscillateur à diapason, le résonateur sphérique, ou encore la sirène double (cf. p. 60-65 pour leur description), appartenant « à l’espèce relativement rare des savants dont on peut dire qu’ils ont été à la fois des théoriciens exceptionnellement créatifs et des expérimentateurs incomparables » (p. 59). Dans La Théorie des sensations sonores comme fondement physiologique pour la théorie de la musique (dont la première édition date de 1863), il consigne « l’exposé synthétique et systématique » (p. 16) de ses travaux antérieurs. C’est l’ouvrage principal que Bouveresse examine dans ce volume.
Dans le chapitre 1, qui est la reprise de la conférence de rentrée du Collège de France de 2008 (disponible en ligne), il rappelle que Helmholtz est convaincu d’avoir « trouvé le moyen de faire reposer toute la théorie de l’harmonie sur une base qui n’a plus rien de spéculatif et est devenue enfin scientifique » (p. 17), susceptible donc d’une analyse et d’une description objectives : non seulement la hauteur et l’intensité d’une note peuvent être évaluées de façon expérimentale, mais le timbre lui-même, réputé être « un élément purement qualitatif à peu près inanalysable » (ibid.), peut trouver une explication empirique. Fondamentalement, Helmholtz cherche à dépasser la conception pythagorico-platonicienne de la musique, qu’il estime purement verbeuse. Le titre de son ouvrage est devenu dans la traduction française, pourtant agréée par le scientifique lui-même, Théorie physiologique de la musique, ce qui, note Bouveresse, renverse « complètement la perspective » : Helmholtz ne « proposait nullement de construire une théorie physiologique de la musique, il cherchait [...] à construire une théorie des sensations sonores susceptibles de fournir un fondement approprié [...] à la théorie de la musique » (p. 23). L’étude des phénomènes sonores doit être, d’après lui, divisée en trois parties distinctes : il faut étudier 1) « la manière dont l’agent extérieur » (le son) « pénètre jusqu’au nerf » ; puis 2) comment « les différentes excitations nerveuses correspondent aux différentes sensations » (acoustique physiologique), et enfin 3) comment les sensations « sont transformées en représentations d’objets extérieurs » (acoustique psychologique) (p. 25). Bien que, « dans le cas de la musique, [...] la psychologie n’intervie[nne] pas sous la forme de la transformation des sensations auditives en représentation d’objets » (p. 27), on ne peut cependant soupçonner Helmholtz, comme certains de ses adversaires le lui ont reproché, de vouloir réduire la psychologie à la physiologie.
Bouveresse analyse ensuite (chapitre 3) ce qui oppose Helmholtz au point de vue « pythagoricien », défendu encore au siècle qui le précède par Leibniz ou Euler. Même s’il rend un hommage appuyé à ses prédécesseurs, Helmholtz est « tout à fait conscient du fait que le changement qu’il propose est bien plus radical » (p. 39) qu’une simple continuation du point de vue « pythagoricien », comme il le suggère poliment çà et là. Pour lui, l’oreille humaine ne reconnaît pas les sons en vertu d’une concordance mathématique entre l’univers et l’être humain, comme le croyaient les « pythagoriciens », mais l’oreille « se comporte comme un analyseur de sons » (p. 40). Helmholtz a donc tenté de remplacer le « fondement métaphysico-ontologique que la conception pythagoricienne avait essayé de fournir à la musique par un fondement de nature bien différente [...], à savoir l’oreille physiologique elle-même » (p. 44). Ce projet est « étonnamment synthétique » (p. 47), puisqu’il cherche à unir la physiologie du son avec la perception musicale, en rapprochant « l’acoustique physique et physiologique [...] de la science musicale et de l’esthétique » (cité p. 47) et, plus généralement, permet de rapprocher « les domaines respectifs de la Science, de la Philosophie et de l’Art » qui « ont été séparés plus que de raison » (ibid.).
Dans le chapitre 6, Bouveresse décrit comment Helmholtz tente de montrer que sa théorie « semble capable d’expliquer pourquoi l’histoire de la musique a conduit à l’émergence et pour finir à la domination complète du système de la tonalité sur tous les autres types de solution qui avaient été essayés antérieurement » (p. 83). Helmholtz est convaincu que les fondements purement physiologiques « qu’il a essayé de procurer à la musique [...] étaient réellement les bons » (ibid.). Mais, même s’« il soutient que l’harmonie a des causes naturelles », il ne défend pas pour autant une théorie strictement « naturaliste », et rejette également toute forme de pur conventionnalisme, selon lequel « les règles du beau » ne reposeraient que sur « des conventions plus ou moins arbitraires » (p. 95). Helmholtz sait mieux que personne que « ce qui est perçu et accepté comme naturel est dépendant de la culture et de l’histoire » (p. 96), et il a ainsi tenté de prouver que la différence entre consonance et dissonance était davantage une question de degré que de nature, même si le monde musical de son époque répugnait à cette idée (p. 99). Mais, même si les résultats « auxquels il parvient, achèvent, d’une certaine façon, d’ébranler les certitudes auxquelles il cherchait justement à procurer un fondement », Helmholtz ne pouvait se résoudre lui-même à « aller jusqu’à remettre en cause le rapport de subordination qui était censé exister entre la dissonance et la consonance » (ibid.). Le langage musical est ainsi « dès le départ construit, et en ce sens-là artificiel » (p. 111), mais il ne doit pas, pour autant, être considéré comme purement arbitraire. Il rappelle que « la base essentielle de la musique est la mélodie » (cité p. 116) et que « l’harmonie est, dans la musique de l’Europe occidentale des trois derniers siècles, devenue un moyen essentiel et indispensable pour notre goût de renforcement des parentés mélodiques » (ibid.).
Dans le chapitre 9, Bouveresse aborde la difficile question de « la musique et l’expression des sentiments ». Si Helmholtz a toujours cherché à séparer nettement ce qui se rapporte à la physique et à la physiologie du son, de la perception esthétique que nous en avons et qu’il affirme, avec modestie, que sa recherche se rapporte « au domaine le plus inférieur de la grammaire musicale » (cité p. 130), « les choses réellement sérieuses ne commencent [...] que quand on en arrive à la question de la raison d’être de la musique », reposant à ses yeux « sur le besoin qu’éprouve l’âme d’utiliser des arrangements de sons obéissant à des règles [...] comme moyen d’expression pour extérioriser certains de ses états » (ibid.). La question qui se pose est de savoir si la musique exprime quelque chose et si oui, quoi exactement. Les opinions divergent : Stravinsky « considère [que] la musique [est], par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit » et que « l’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique » (cité p. 131). Wittgenstein, de son côté, pense que la musique, pas plus que la peinture d’ailleurs, n’affirme autre chose qu’elle-même, malgré l’illusion que l’air que nous fredonnons semble vouloir « dire » quelque chose : tout au plus, pouvons-nous dire, qu’il « n’exprime qu’une pensée musicale », ce qui ne veut rien dire de plus qu’« il s’exprime lui-même » (cité p. 132). Pour Wittgenstein, il s’agit d’une erreur de considérer que la pensée musicale serait une pensée sur le monde (p. 133), et qu’elle se situerait en quelque sorte dans l’âme, comme une sorte de résultante de l’expérience sonore qu’elle accompagnerait et expliquerait.
Helmholtz constate que le critique musical et professeur d’esthétique musicale Eduard Hanslick (1825-1904), proche ami de Brahms, n’a pas tort de constater que la musique a « quelque chose à voir avec le sentiment, ce qu’il nie est simplement que le rapport qu’elle a avec lui consiste dans le fait de l’exprimer et que ce soit cela qui lui donne son contenu et constitue son essence » (p. 136). La musique n’aurait donc pas selon lui pour but d’exprimer « des affections de l’âme » (p. 137), elle est à elle-même son propre but. Hanslick combat aussi l’idée que la musique serait un langage (p. 140), car pour lui le son n’est pas un signe qu’emploie le compositeur pour signifier autre chose, « il est un but en soi » (ibid.). « Autrement dit, la beauté ne peut être cherchée que dans les sons eux-mêmes et leurs arrangements, et non pas, comme on le croit la plupart du temps, dans ce qu’ils expriment » (p. 145), c’est-à-dire dans les sentiments que les sons sont censés provoquer en nous. Hanslick remarque aussi que, dans la théorie de Helmholtz, le plus important reste inexpliqué : comprendre « le processus nerveux par lequel la sensation (Empfindung) du son devient un sentiment (Gefühl), un état d’âme (Gemütsstimmung) » (cité p. 150).
Volume II. Dans ce volume, le premier tome d’une trilogie consacrée au « parler de la musique », selon une expression de Wittgenstein citée dans l’exergue, Bouveresse aborde des questions de philosophie de la musique, et commence par signaler que « la plupart des grands philosophes » ne semblent pas s’intéresser véritablement à la musique (p. 9 de la première édition à laquelle je me réfère), à l’exception de Schopenhauer, Nietzsche, Wittgenstein et Adorno. Pour Schopenhauer la musique ne doit pas être comprise comme « une sorte d’arithmétique de l’âme » (p. 21) comme le pense Leibniz, mais comme une métaphysique non verbale qui pourtant « n’est pas perçue comme telle par l’âme qui s’y adonne » (ibid.), et qui tiendrait son universalité précisément de ce caractère non verbal.
Bouveresse revient ensuite à la conception que Wittgenstein a de la musique, en s’avançant prudemment, notamment du fait que les propos du philosophe sont dispersés dans tous ses écrits et qu’ils ne font pas l’objet d’une réflexion systématique, à l’inverse de celle de Nietzsche, dans laquelle se manifeste un intérêt quasi constant pour la musique, qui traverse son œuvre, comme une sorte de basse continue. Lorsque Wittgenstein écrit : « il m’est impossible de dire un mot dans mon livre sur ce que la musique a signifié dans ma vie. Comment, dès lors, puis-je espérer être compris ? » (cité p. 13), Bouveresse considère qu’il ne faut pas interpréter cette affirmation dans le sens d’une forme d’irrationalisme ou de relativisme, selon laquelle « tout se ramène en fin de compte à l’“unité esthétique” de l’individu » (ibid.). On ne doit pas non plus la comprendre comme signifiant pour lui que « c’est la pensée de la musique qui guide [...] [s]a réflexion sur toute chose » (ibid.), car Wittgenstein veut trouver avant tout une méthode de clarification adaptée aux problèmes philosophiques à résoudre, fondée sur un « travail à effectuer sur soi-même, sur la façon dont on voit les choses et ce qu’on attend d’elles » (ibid.), et il rappelle surtout que la musique est, selon Wittgenstein, inexpressive, et donc « qu’elle ne nous dit rien d’autre qu’elle-même » (p. 13). La question centrale demeure de savoir « dans quel sens et jusqu’à quel point la musique pourrait être considérée comme un langage » (p. 54). Bouveresse remarque que l’une des interrogations fondamentales de Nietzsche demandait déjà : « Quel genre de langage peut-on tenir sur ce langage ? » (p. 39) qu’est la musique, question à laquelle Wittgenstein répond en notant que « la mélodie est une sorte de tautologie, elle est fermée sur elle-même ; elle se satisfait elle-même » (cité p. 55), une façon de rappeler qu’une mélodie a un caractère « auto-signifiant et auto-suffisant » et que l’importance de la tautologie « ne réside justement pas dans ce qu’elle dit, [...] mais plutôt dans ce qu’elle montre, à savoir la logique du monde lui-même » (ibid.). Dans son livre Pourquoi la musique ? (Fayard, 2014) Francis Wolff défend une thèse inverse : pour lui le langage musical n’est pas seulement expressif ou « “présentatif”, mais également référentiel et représentatif » (p. 61). Il note ainsi « la musique est figurative [...], mais elle ne figure pas des choses, mais des événements purs de toute chose. [...] Le rapport entre musique et image est donc analogique : le rapport de la musique aux événements audibles est le même que celui de l’image aux choses visibles » (p. 410-411, cité p. 61-62). Bouveresse n’est pas convaincu de cette application du « préjugé visualiste » (p. 62) à la musique, mais il écrit ne pas vouloir pousser plus loin, ici, l’analyse de la conception représentativiste de la musique, une conception qui mériterait sans doute, selon lui, une analyse plus complète, mais qui reste, dans tous les cas, complètement étrangère à des penseurs tels que Nietzsche ou Wittgenstein.
Dans les chapitres 4 et 5, Bouveresse examine les relations entre la modernité philosophique et la modernité musicale chez Wittgenstein, et décrit le combat entre les adeptes du progrès et les « déclinistes » comme le critique musical Heinrich Schenker ou encore Oswald Spengler, l’auteur du Déclin de l’Occident. Le cas de Wittgenstein est paradoxal ; si l’on peut dire qu’il est l’un des fondateurs du modernisme en philosophie, il s’avère méfiant à l’égard de l’idée de progrès en général, et du progrès dans les arts, en particulier. À cet égard, la comparaison que Bouveresse fait des textes du philosophe avec les textes théoriques de Schönberg, qui se considère lui-même d’ailleurs plutôt comme un continuateur de la musique classique que comme un destructeur et un révolutionnaire (p. 72), est particulièrement révélatrice. Wittgenstein qui estimait « que la musique proprement dite s’est arrêtée en quelque sorte à Brahms » (p. 83), exprime donc une conviction assez proche de celle de Schenker, qui dédie son livre Beethovens neunte Symphonie (1912) « à la mémoire du dernier maître de la musique allemande, Johannes Brahms » (cité p. 83), et qui parle de Schönberg comme d’un « criminel » et de ses œuvres comme de « forfaits » (cité p. 82). D’après Eran Guter (« “A Surrogate for the Soul”: Wittgenstein and Schönberg », 2011), l’hostilité que Wittgenstein manifeste envers les musiciens contemporains « n’était pas [dirigée contre] l’atonalité en elle-même, mais plutôt [contre] la nature construite de son langage musical [...]. En un sens, l’atonalité en elle-même était inintéressante pour Wittgenstein. Ce n’était même pas un problème » (cité p. 89). Schenker, quant à lui, condamne avant tout chez Schönberg l’aspect mécanique et artificiel de l’atonalité, qui s’oppose à l’aspect organique et spontané de la vie, auquel Wittgenstein donne aussi sa préférence, et qui parle à ce propos de « geste musical » : « L’expression pleine d’âme dans la musique, on ne peut tout de même pas la connaître d’après des règles [...]. Cette phrase musicale est pour moi un geste. Elle se glisse dans ma vie. Je me l’approprie. Les variations humaines de la vie sont essentielles à notre vie. Et donc justement à l’habitude [Gepflogenheit] de la vie. L’expression consiste pour nous dans l’incalculabilité » (cité p. 102). L’atonalité ne représente donc pas pour Wittgenstein une évolution naturelle ou organique de la tonalité, mais elle serait plutôt une sorte de langue nouvelle, artificiellement instituée, comme l’espéranto, pour lequel il éprouve un sentiment de « dégoût » (cité p. 90), contrairement à Carnap, par exemple, qui le considérait avec sympathie. Cette langue nouvelle qu’est l’atonalité remplace de manière arbitraire les règles de l’harmonie (p. 111), et elle ne pourrait trouver une justification que si les règles de la vie, telle qu’elle est, étaient différentes. Mettant en parallèle la théorie de l’harmonie avec la grammaire, Wittgenstein estime « que la signification d’un geste musical ne peut être connue réellement que si l’environnement auquel il appartient l’est aussi » (p. 112), ce qui entraîne comme conséquence que la compréhension d’un jugement esthétique implique la compréhension d’une culture entière. Bien que Wittgenstein ait vécu son époque comme une époque de déclin, notamment dans le domaine des arts, Bouveresse estime qu’il serait plus juste de dire « qu’il a vécu comme un déclin l’évolution qui était en train de se produire » ; étant donné qu’il ne s’agit pas d’une réalité complètement objective, existant d’une façon totalement indépendante de la manière dont nous la vivons, on devrait plutôt en parler comme d’« un changement d’aspect » (p. 123).
Les pages les plus denses et les plus complexes de ce deuxième volume sont celles où Bouveresse étudie les rapports entre les notions wittgensteiniennes de règle et de grammaire, avec la musique. « Les règles de l’harmonie ont un statut comparable à celui des règles de grammaire » (p. 135), mais comme ces dernières sont arbitraires et qu’elles ne révèlent donc pas « une essence préexistante » (p. 134), les règles de l’harmonie peuvent elles aussi, « être dites “arbitraires” » (p. 136), dans un certain sens. Le fait que les règles de l’harmonie soient, d’une certaine façon, arbitraires n’implique cependant pas qu’elles sont totalement dépourvues de fondement « naturel ». Lorsque Nietzsche dit que « dans la nature il n’y a pas de sons » (cité p. 135), cela n’implique pas, aux yeux de Bouveresse, que la musique, qui « constitue une institution humaine », ne puisse pas « en même temps reposer sur un fondement naturel d’une certaine sorte » (p. 136). Il résume ainsi sa position : « s’il est entendu que le système tonal [...] ne reflète pas un ordre naturel qui lui préexiste et dont il constitue la simple reproduction, cela n’interdit en réalité nullement de considérer qu’il repose malgré tout bel et bien sur un fondement naturel, sauf, bien entendu, si l’on tient à interpréter “fonder” comme ne pouvant signifier rien de moins qu’“imposer” » (p. 136). Ce sera grâce à Stumpf que Bouveresse va tenter de clarifier ces propos. Le philosophe Carl Stumpf est l’auteur d’une importante contribution à l’analyse psychologique du son, et défend dans Konsonanz und Konkordanz (1911) un point de vue analogue : il distingue la concordance harmonique qui « résulte du calcul de rapports [...] entre des grandeurs mesurables, et la concordance musicale qui fait intervenir d’autres facteurs, en particulier les habitudes, pour l’oreille, de l’éducation et de la pratique » (p. 144). Bouveresse nous invite lui aussi à garder un équilibre entre ces deux aspects, car il estime, contre certains défenseurs de la musique contemporaine, que les sensations ne peuvent être réduites à « ce que les habitudes font d’elles » (p. 145), et qu’il ne suffit donc pas d’abandonner les habitudes anciennes d’écoute pour être du même coup au diapason d’habitudes nouvelles, explorant des possibilités harmoniques inouïes. Il insiste sur la présence simultanée dans l’écoute musicale d’éléments naturels et culturels, et semble d’accord avec Stumpf pour dire que « la consonance est [...] une caractéristique constante de l’intervalle lui-même, alors que le sentiment [je souligne] de l’harmonie dépend de conditions psychologiques supplémentaires et peut être très différent selon les circonstances » (p. 151). Il s’agit donc, à nouveau de distinguer les qualités « naturelles » des intervalles qui sont « objectives », du sentiment d’harmonie que l’écoute de ces intervalles peut (ou non) provoquer dans le sujet, et qui relèvent des « conditions psychologiques ». Pour Stumpf, la sensation n’est pas complètement relative. Il écrit : « [dire] qu’il n’y ait pas du tout de sensations (de phénomènes) purs me semble fortement exagéré. On ne peut pas observer des sons sans les observer, mais ils ne sont pas forcément modifiés par là. D’après tout ce que nous savons de l’attention, elle rend ses objets plus distincts, favorise leur connaissance. Et ainsi je ne vois aucune raison pour le scepticisme stérile de cette objection chérie [à savoir que l’attention modifie la perception d’un objet], de même que je ne pouvais pas adhérer non plus au discours ambigu sur la “relativité” de la sensation » (cité p. 154). Mais Stumpf, qui est un des premiers à avoir systématiquement exploré les musiques non-européennes en s’intéressant à ce qu’on appellera l’ethnomusicologie, insiste simultanément sur le fait que « même le principe de consonance » essentiel dans la musique européenne « n’est au fond pas vraiment constitutif et originaire » et que « la sensation de l’harmonie a dû d’abord être éveillée et développée » (p. 166). Les éléments « naturels » et « culturels » sont donc imbriqués.
Dans les deux derniers chapitres, Bouveresse se penche sur les écrits de Schönberg, essentiellement sa Harmonielehre (qui reste d’ailleurs très « classique »), pour constater que si Wittgenstein avait de la peine à apprécier la musique moderne, Schönberg, de son côté, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même, « a jusqu’au bout ignoré pratiquement tout des recherches aussi bien de Helmholtz que de Stumpf sur les fondements physiques, physiologiques et psychologiques de la théorie de la musique » (p. 169). Même si une telle connaissance n’aurait sans doute pas eu d’influence sur sa manière de composer, elle aurait permis à Schönberg d’être « moins enclin à confondre les sensations auditives et les habitudes d’audition » (ibid.). Bouveresse constate, d’une part, que le compositeur défend l’existence de ce donné naturel qu’est le son, qu’il doit connaître dans sa nature à la fois physique et psychologique, mais que, de l’autre, il n’a pas, de son propre aveu, vraiment acquis les connaissances dont il pouvait disposer à l’époque, pour analyser « le son, l’oreille et le monde des sensations » (cité p. 176). Là où Wittgenstein s’avère être un moderniste dans sa pratique philosophique et un passéiste dans ses jugements esthétiques, Schönberg semble, lui, plutôt ignorant de la théorie moderne de la physiologie et de la psychologie du son, alors que sa pratique de compositeur est fondée sur cette liberté créative quasi illimitée, caractéristique du modernisme, qui peut, pour certains, sembler arbitraire. Dans un texte de 1949, Schönberg justifie en quelque sorte cette situation en écrivant qu’« il ne faut pas oublier que, théorie ou non, un compositeur n’a d’autre critère pour mesurer la valeur de son œuvre que son propre sens de l’équilibre et sa propre foi dans l’infaillibilité et la logique de ses conceptions musicales » (cité p. 183).
Volume III. Comme le sous-titre de ce second tome de la trilogie l’indique (« la musique chez les Wittgenstein »), ce volume est centré sur le rôle qu’a joué la musique pour la famille Wittgenstein, sur l’importance de celle-ci pour tous ses membres, surtout, pour le plus célèbre d’entre eux, Ludwig, mais aussi pour son frère aîné, Paul, pianiste remarquable, revenu de la Grande Guerre amputé de son bras droit, et pour lequel Ravel a écrit son Concerto pour la main gauche, ainsi que pour leurs sœurs et leurs parents. Bouveresse évoque des éléments biographiques de la chronique familiale pour tenter, une nouvelle fois, de comprendre par un biais moins théorique que dans le premier tome, les idées du philosophe sur la musique, en les insérant dans leur contexte familial et en insistant aussi sur les conceptions très différentes qu’ont eu de la musique les deux frères, malgré leur éducation commune. La famille Wittgenstein nourrissait « pour les génies et les héros de la grande tradition musicale [...] une forme de vénération de nature quasiment religieuse » et l’on peut même aller jusqu’à dire que pour les Wittgenstein « la musique était la seule et la vraie religion » (p. 27). Brian McGuinness insiste sur le fait que « pour eux, la musique était bien autre chose qu’un ornement ou un simple divertissement : elle était littéralement une partie de leur vie » (p. 135). Dans le palais Wittgenstein, il y avait plusieurs pianos à queue (Ludwig parle de sept pianos, p. 71), un orgue, et Karl, le père de la fratrie, un magnat de l’industrie, « prenait son violon partout avec lui et jouait des sonates quand il était en vacances avec sa femme [Léopoldine] et des suites sans accompagnement pendant ses voyages d’affaire » (cité p. 71). Léopoldine, de son côté, « semble avoir été une pianiste d’un niveau réellement hors du commun pour une non-professionnelle » (p. 72). La famille possédait des partitions autographes prestigieuses de Brahms et d’autres musiciens, dont certains étaient des habitués de la maison ; Paul lèguera ces précieux documents à la New York Public Library. Il possédait aussi des instruments de grande valeur (dont un Stradivarius et un Guadagnini) qu’il fit sortir clandestinement d’Autriche, après l’Anschluss (p. 29). L’occupation nazie fut pour la famille une véritable tragédie marquée par des ruptures entre les frères et sœurs. Ainsi Paul rompit avec ses sœurs, notamment avec Margarete (« Gretl ») Stornborough (portraiturée par Klimt), qui prétendait avoir « un devoir d’honneur envers les nazis » (p. 74), alors que Paul avait choisi d’émigrer et n’a jamais supporté de collaborer avec l’occupant nazi, ce d’autant plus que les Allemands avaient pris pied dans le palais Wittgenstein sur lequel flottait depuis 1938 un gigantesque drapeau à croix gammée. Il a dit que ses sœurs se comportaient avec les occupants nazis « comme un troupeau qu’on n’arrive pas à faire sortir d’une étable en feu » (cité p. 75), et ne les reverra plus après son émigration aux États-Unis. Paul dut subir d’autres humiliations, comme « la décision prise par Richard Strauss de re-dédier son Panathenäenzug au jeune pianiste allemand Kurt Leimer, qui allait en donner le premier enregistrement » (p. 82), alors qu’il avait été non seulement le dédicataire de l’œuvre, mais aussi son commanditaire, tout comme Heidegger avait supprimé sa dédicace à Husserl lors de la réédition de Sein und Zeit, une fois les nazis au pouvoir et après sa propre adhésion au parti.
Dans le chapitre 5, Bouveresse revient sur le talent musical de Ludwig : il jouait de la clarinette, qu’il avait apprise lorsqu’il avait décidé de devenir instituteur, pour répondre à la nécessité d’une pratique musicale dans son enseignement. Il était également capable de siffler les voix principales de partitions chorales ou de Lieder, lorsqu’on l’accompagnait au piano (p. 87). Ses musiciens de référence étaient, hormis Beethoven qu’il considérait « comme l’incarnation du génie à l’état pur » (p. 90), Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Bruckner et Labor, ce dernier étant relativement oublié, mais que Ludwig considérait comme le dernier représentant de la grande tradition musicale qu’il adulait (cf. chap. 6). Il estimait que cette tradition était marquée par le « déclin » ; il écrit ainsi : « Ma propre pensée sur l’art et les valeurs est beaucoup plus désillusionnée qu’elle ne pouvait l’être pour les hommes d’il y a cent ans. Et pourtant cela ne signifie pas qu’elle soit pour cette raison plus correcte. Cela veut dire uniquement qu’au premier plan de mon esprit il y a des déclins qui n’étaient pas au premier plan du leur » (cité p. 98). Bouveresse précise que le concept de « déclin », dans l’usage qu’en fait le philosophe, doit être dissocié « de toute espèce de jugement de valeur » (p. 99), et qu’il est plutôt une façon de voir les choses sous un changement d’aspect, plutôt que comme la manifestation d’une réelle diminution qualitative des valeurs. Il n’en demeure pas moins, dit Bouveresse, que Wittgenstein estime également que c’est « une erreur de croire que des choses » telles que la musique ou l’art en général puissent « connaître un développement illimité » et que, plus probablement, elles peuvent « atteindre quelque chose comme une forme définitive » (p. 106) de leur développement naturel ou organique. Une telle conception s’oppose à celle d’un Schönberg qui estime, au contraire, que l’histoire de la musique doit être considérée comme « celle d’un progrès pour lequel aucune limite assignable ne peut être indiquée » (p. 109).
Dans les derniers chapitres (7 à 9), Bouveresse centre son analyse sur les idées que Paul Wittgenstein développe sur la musique, en les confrontant avec celles de Ludwig. Le caractère entier de l’aîné des deux frères se reflète dans celles-ci ; ainsi, se considérait-il non seulement comme le propriétaire matériel, mais également comme le propriétaire « moral des œuvres qu’il avait commandées et payées » (p. 138). Ce droit s’étendait, estimait-il, à la manière d’interpréter celles-ci, et il s’octroyait « des libertés qui vont bien au-delà de celles qui sont reconnues normalement à l’interprète par rapport au compositeur » (ibid.). Les rapports entre Ravel et Paul et, plus tard, entre Paul et Britten, furent tendus. Invité chez les Wittgenstein, Ravel « est devenu [...] presque littéralement furieux » (p. 140) en entendant l’interprétation que Paul avait donnée de son concerto pour la main gauche, et il fut surtout exaspéré par son commentaire que cela « ne sonnait pas ». Paul devait changer d’opinion plus tard, après avoir longuement travaillé la partition, et il finit par reconnaître qu’il s’agissait « d’une grande œuvre » (p. 142). La première exécution parisienne du concerto (1932) a dû être annulée, parce que l’interprète ne voulut pas se soumettre « aux conditions imposées par le compositeur » (p. 167). Paul manifesta également une réaction d’incompréhension (p. 130) à l’égard de la partition du concerto qu’il avait commandé à Prokofiev. Ce dernier attendit avec curiosité la réaction de Paul à l’égard de cette pièce ; pressentant l’incompréhension du commanditaire et l’anticipant en quelque sorte, il lui écrit qu’il est un compositeur du XXe siècle, alors qu’il considère Paul comme un musicien du XIXe. Celui-ci précise cependant, quand Prokofiev écrit regretter que son concerto ne lui ait pas plu, qu’il ne l’a plutôt pas compris, car, ajoute-t-il, « il y a une grande différence entre ne pas aimer un poème et ne pas comprendre un poème » (cité p. 150).
Dans son épilogue, Bouveresse s’interroge sur la notion d’« effet » : si Paul a d’une certaine manière succombé après son handicap à la tentation d’en faire plus que nécessaire dans ses interprétations, ce qui fut l’une des sources des problèmes qui ont surgi entre ses frères et sœurs, Ludwig restait fidèle, dans sa pratique philosophique, à la tradition familiale du refus de l’« effet », en rejetant fermement « la construction de théories grandiloquentes et ambitieuses dont l’objet n’a aucun besoin réel et qui ne nous éclairent en rien sur lui » (p. 196). Sa philosophie, marquée par un refus de la théorie, qui est « un peu à la philosophie ce que la rhétorique est à la littérature et l’interprétation qui pèche par un excès d’emphase à la musique » (p. 198), met l’accent sur le faire plutôt que sur une quelconque affirmation métaphysique. Cette « répugnance à formuler des assertions théoriques quelconques et sa préférence délibérée et constante pour le plus familier et le plus concret constituent certainement une des choses qui font à la fois tout l’intérêt et la difficulté particulière de ses remarques sur la musique » (p. 199).
Volume IV. Dans ce dernier tome de la trilogie, Bouveresse reprend certains thèmes déjà abordés dans les volumes précédents, mais en plaçant la focale sur l’opposition de deux conceptions de la musique : d’une part, celle qui considère qu’elle est un langage autonome qui s’exprime complètement, avec les moyens purement musicaux qui sont les siens (c’était, on l’a vu, la position de Hanslick et de Brahms), et, d’autre part, celle d’une musique plus descriptive (parfois même « à programme »), qui tenterait d’exprimer par des moyens musicaux des éléments extra-musicaux, des idées ou des sentiments (la position de Liszt ou de Wagner). Bouveresse va éclairer cette opposition fondamentale qui a provoqué une véritable guerre culturelle, par les réflexions de Nietzsche – qui s’écrie que « la vie sans musique n’est qu’une erreur » (cité p. 19, note 2 et p. 166), lui qui fut aussi, il faut le rappeler, un compositeur sans succès – et celles de Wittgenstein. On a pu assister à « une sorte de guerre froide entre les deux camps, dont le premier, celui de Brahms, était censé représenter le classicisme et le conservatisme, et le deuxième, celui de Wagner, l’innovation et la révolution en musique » (p. 9). Cette opposition qui a structuré bon nombre de querelles esthétiques a suscité deux camps d’adeptes irréconciliables, défendant avec passion leurs champions, censés incarner deux conceptions esthétiques opposées. Sans reprendre l’ensemble des éléments des relations compliquées entre Nietzsche et Wagner, Bouveresse s’intéresse, en particulier, aux textes du philosophe qui confrontent Wagner et Brahms. Nietzsche estime que Brahms « ne constitue en aucun cas la solution du problème que représente Wagner » (p. 18). Brahms « ne fait pas de la “meilleure” musique » que Wagner, « mais seulement de la musique plus indécise, plus indifférente [...]. Wagner était le courage, la volonté, la conviction dans la corruption – qu’importe après cela Johannes Brahms ! » (cité p. 18). Ces lignes de Nietzsche extraites du Cas Wagner précèdent sa célèbre formule, selon laquelle Brahms appartient à un type d’hommes qui a « la mélancolie de l’impuissance » (er hat die Melancholie des Unvermögens qu’il serait plus correct, me semble-t-il, de traduire par « la mélancolie de l’incapacité »), car, comme Nietzsche le précise, Brahms « ne crée pas d’abondance, il a soif d’abondance » (ibid.). Nietzsche l’assimile à un plagiaire, mais reconnaît aussi qu’il « est émouvant tant qu’il rêve mystérieusement ou qu’il s’apitoie sur lui-même – c’est en cela qu’il est “moderne” ; il ne nous intéresse plus, aussitôt qu’il recueille l’héritage des classiques » (cité, p. 19). Le jugement est sévère. Pour Nietzsche, la musique de Brahms n’atteint que rarement ce qu’elle vise, et reste inaccomplie, incapable d’atteindre l’idéal auquel elle aspire. Dans le Gai savoir Nietzsche décrit les effets physiologiques que la musique de Wagner produit sur son organisme, et conclut qu’elle ne lui amène pas ce « soulagement » (Erleichterung) qu’il est en droit d’attendre de la musique. La musique de Wagner est « malsaine », elle empêche le philosophe de « respirer en mesure » (cité, p. 19), elle « provoque en [lui] une baisse de puissance (depotenziert), elle suscite en [lui] une impatience physiologique, qui se manifeste pour finir dans une légère transpiration » (ibid.). Pour Nietzsche, la musique de Brahms manque de cette abondance qu’il passe son temps à rechercher, alors que celle de Wagner est marquée par une sorte de surabondance constante et malsaine. Si les connotations sexuelles de la musique de Wagner sont évoquées par le philosophe, et que cette connotation existe aussi dans sa formule sur Brahms, Wagner lui-même utilise « “la rhétorique de la sexualité” [...] sans vergogne [...] dans Über das Dirigieren » (p. 31). Mais ce que Nietzsche reproche surtout au compositeur c’est d’être « avant tout un génie du mensonge » (p. 35), alors qu’il se présente lui-même, à l’inverse, comme « un génie de la vérité » (ibid.). Il conclut que les deux musiciens sont des « artistes de la décadence », la décadence de Brahms étant caractérisée par « l’inconfort, l’inquiétude, la mauvaise conscience et l’irrésolution », alors que la décadence de Wagner se caractérise par son goût corrompu, qu’il a le culot de faire passer pour « un goût supérieur, qui parvient à faire valoir sa corruption comme une loi, comme un progrès, comme un accomplissement » (cité p. 36). Si Wagner avait été « très flatté de voir un philosophe de la catégorie de Nietzsche se passionner pour sa musique » (p. 45), Brahms était, quant à lui, méfiant à l’égard des commentaires savants sur son œuvre, notamment lorsque ceux-ci émanaient de philosophes, qui plus est, lorsque ce philosophe lui a fait parvenir sa composition L’Hymne à la vie (pour chœur mixte et orchestre), à propos duquel il écrit à l’une de ses interlocutrices : « C’est exactement [...] ce à quoi on est habitué de la part de jeunes gens et d’élèves du conservatoire » (cité p. 47). Brahms a également exprimé son mécontentement devant le traitement que Nietzsche lui a réservé : « [Il] a expliqué, une fois, que je suis devenu célèbre grâce à un hasard : j’aurais été utilisé par le parti anti-wagnérien comme nécessaire en tant qu’antipape. Cela n’a aucun sens ; je ne suis pas quelqu’un d’apte à être mis à la tête d’un parti quelconque, je dois suivre mon chemin seul et je ne l’ai effectivement jamais croisé avec un autre » (cité p. 54-55). Nietzsche reconnaît parfois avoir tout de même aussi eu une certaine inclination pour la musique de Brahms, mais il ne voulait surtout pas donner l’impression, dans Le Cas Wagner, qu’il avait déserté le camp des wagnériens pour rejoindre le camp ennemi, celui des brahmsiens (p. 62).
On sait que Wittgenstein a survécu moralement au désastre de la Première Guerre par la lecture de l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï, mais on sait moins qu’il a aussi lu, à cette époque, des œuvres de Nietzsche, notamment Le Cas Wagner et Le Crépuscule des idoles et que ces lectures ont produit « une certaine influence » (p. 67) sur ses idées esthétiques. Bouveresse montre que l’on reconnaît entre les deux penseurs, outre « les remarques critiques qu’ils formulent à propos de Wagner, [...] une certaine communauté de pensée et de réaction sur des questions qui sont de nature beaucoup plus générale » (p. 81). Wittgenstein place « la musique et ses représentants dans un monde à part », et il attribue « aux compositeurs qu’il admire une forme de représentativité et d’exemplarité pour lesquelles il est difficile de trouver un équivalent ailleurs » (p. 83). Comme Nietzsche, il considère que dans l’art en général, et dans la musique en particulier, l’éthique et l’esthétique sont indissociables (p. 84), et « quand il rapproche le cas de Brahms de celui de Gottfried Keller [...], il souligne [...] que le compositeur [...] ne nous transmet pas simplement [...] une conception du beau [...], mais également une certaine conception du bien lui-même » (p. 168). Il distingue, en ce sens, une musique destinée à plaire, d’une bonne musique, telle que celle de Brahms, que le philosophe viennois considère à la fois comme constituant « un sommet et une fin de la grande tradition musicale austro-allemande » (p. 90), à laquelle il reste attaché et qui constitue « son » monde. Il estime vivre à une époque dans laquelle « les énergies se dispersent plus ou moins dans tous les sens et se dissipent sans produire réellement un travail utile » (p. 119), bref une époque de déclin. C’est le monde de Schumann, marqué par « une volonté de perfection dans tous les domaines » qui « correspond à son idéal culturel » (p. 125). Ce « monde de Schumann » qui, par ses filles, s’est prolongé quasiment jusqu’au milieu du XXe siècle (Eugénie, la dernière fille de Clara et Robert, née en 1851, n’étant morte qu’en 1938), ce qui permet de relativiser quelque peu l’attachement, à première vue rétrograde, de Wittgenstein à cet univers musical qui n’appartient pas à « un monde déjà très lointain et même depuis longtemps disparu » (p. 135) et ce, malgré les développements extraordinaires que la musique a connus entre 1880 et 1930. Bouveresse ressuscite la figure oubliée de Marie Filliger (1845-1929), enterrée aux côtés des deux sœurs Schumann « dans le petit cimetière de Wilderswyl, près d’Interlaken » (ibid.). Celle-ci établit, en quelque sorte, le lien entre le monde de Schumann et l’époque moderne. Marie Filliger – une soprano à la voix d’une « beauté exquise » (p. 136), qui a fait carrière surtout en Angleterre dans les années 1890, où Marie et Eugénie ont vécu jusqu’en 1912, après des démêlés avec Clara Schumann qui n’acceptait pas qu’une de ses filles vécût en couple avec une femme – a créé les Liebesliederwalzer de Brahms et a, de surcroît, connu et fréquenté deux générations de Wittgenstein. Les relations de Marie avec les parents Wittgenstein semblaient assez proches, la chanteuse ayant donné des récitals chez eux, et ces relations se sont poursuivies après la mort de la mère du philosophe en 1926, notamment avec sa sœur Hermine et avec Ludwig (on trouve une photographie de Marie dans l’album personnel du philosophe [p. 157]). Bouveresse conclut en affirmant que « Marie Filliger a joué, à côté de Brahms et de Joachim eux-mêmes, le rôle d’une sorte de trait d’union supplémentaire important entre le monde de Schumann, celui dans lequel Wittgenstein aurait aimé vivre, et celui auquel il appartenait » (p. 164).
Dans sa conclusion, Bouveresse reprend quelques thèmes fondamentaux de sa traversée esthético-philosophique. Nietzsche considère indiscutablement Brahms comme un « épigone », mais il l’inclut aussi dans la liste des compositeurs romantiques, ce qui n’est pas un trait négatif, puisqu’il considère que le romantisme n’a réussi qu’en musique : « tout ce mouvement [le romantisme] n’est véritablement arrivé au but que comme musique (Schumann, Mendelssohn, Weber, Wagner, Brahms) : comme littérature, il est resté une grande promesse » (p. 166). Après avoir tourné le dos à la musique de Wagner, Nietzsche a recherché dans le sud et sa musique (dans celle de Bizet, notamment) la guérison de « la tentation de l’idéalisme et des combats qu’il inspire », alors que Wittgenstein est resté « marqué en priorité par l’empreinte du nord et de sa musique » (p. 167) et il a été attiré, physiologiquement pourrait-on dire, par « le climat des régions nordiques et son absence de lumière et de chaleur, insupportable pour un homme comme lui » (ibid.). Nietzsche avoue qu’il ne peut pas justifier ses préférences esthétiques par une théorie, et qu’il en reste à des sensations « de légèreté et de bien-être [...] ou de pesanteur, de malaise, d’inquiétude et d’impuissance » (p. 168).
Pour Bouveresse, la « difficulté qui subsiste [...] est celle de savoir si l’on peut ou non rendre compte de ce que la musique est censée nous “dire” dans les termes d’une théorie “causale” de la signification, pour laquelle le sens peut être identifié à un effet d’une certaine sorte qui est produit sur l’âme et dont il n’importe guère en fin de compte de savoir s’il est réellement psychologique, au sens usuel du terme, et non pas plutôt, en réalité physiologique et corporel » (p. 168-169). De son côté, Wittgenstein rejette toute théorie causale du langage et insiste sur le fait qu’on devrait, plutôt que de concevoir la musique comme un langage, s’en inspirer pour tenter de comprendre la manière dont fonctionne le langage verbal lui-même, qui ne renvoie, pas plus que la musique, à une réalité extérieure qu’il est censé « signifier ». Il relève aussi une « proximité réelle entre son propre “cas” et celui de Schumann : “Est-ce une nostalgie insatisfaite qui rend un homme fou ? (je pensais à Schumann, mais aussi à moi)” » (cité p. 177), qui va au-delà du partage de valeurs esthétiques communes.
Bouveresse estime avoir « essayé, dans ces quatre volumes, de rendre un peu plus compréhensible ce qu’[il a] appelé le sérieux spécial [...] avec lequel [Nietzsche et Wittgenstein] ont traité la musique et affronté la question de la réponse qu’elle est susceptible d’apporter au problème du sens (ou peut-être du non-sens) de la vie » (p. 178). Cette question implique de s’interroger sur le « genre de vérité que la musique est en mesure de conférer à la vie » (ibid.), impliquant à son tour la fameuse question de Nietzsche de savoir « combien de “vérité” supporte et ose un esprit » (cité p. 178), et montre aussi que les deux penseurs estiment « que la musique est non seulement signifiante, mais également capable de signifier sur le mode de la vérité et de la fausseté et susceptible d’être jugée sous cet aspect » (p. 181). Mais Bouveresse estime aussi qu’« il n’est pas du tout certain » que Nietzsche et Wittgenstein aient réussi à rendre plus claire cette utilisation du vrai et du faux appliquée à la musique, ce d’autant plus que « l’évolution de la musique elle-même semble l’avoir rendue manifestement beaucoup moins naturelle et autrement plus problématique qu’elle ne l’était pour eux » (p. 184).