Bibliographie
BIB
Gabriele Palasciano, Joseph Ratzinger et l’histoire de la théologie. Analyse et herméneutique des recherches patristiques des années 1950
Paris, L’Harmattan, 2023, 270 p.
Théologie médiévale et contemporaine
Ce livre se penche sur les rapports de Ratzinger à la théologie patristique, tout particulièrement à saint Augustin, mais aussi à Cyprien, Tertullien ou d’autres. Son auteur est doctorant en philosophie de la religion à l’Université de Vienne et a publié, comme éditeur, Dieu de raison ou de violence ? Confrontations théologiques sur le monothéisme suscitées par le Discours de Ratisbonne de Benoît XVI, Lyon, Olivétan, 2020, ainsi que Dieu, la raison et l’épée. Perspectives œcuméniques sur le Discours de Ratisbonne, Paris, L’Harmattan, 2019. Avec Christophe Chalamet et Elio Jaillet, il a co-édité La théologie comparée. Vers un dialogue interreligieux et interculturel renouvelé, Genève, Labor et Fides, 2021, et dirige un collectif à paraître en 2024 chez L’Harmattan, Christianisme, cancel culture et wokisme. Quel rapport au passé en société contemporaine ? (Cf. la traduction espagnole de son introduction, remarquablement informée : « ¿Quién quiere derribar al Dios cristiano? Apuntes sobre cancel culture, wokeism y cristianismo », Ciencia Tomista 151/474 [2024]).
Le livre ici recensé relit des écrits de celui qui deviendra le pape Benoît XVI en 2005 (une charge à laquelle il a renoncé en 2013), écrits des années 1950, comme l’indique le sous-titre du livre. La période sous revue est donc antérieure au Concile Vatican II. Mais on sait qu’elle en fut le berceau, en lien à la redécouverte des Pères justement et à ce qui en avait fécondé la « nouvelle théologie », nommée aussi « Resourcement », du milieu des années 1930 à 1950, de même que d’autres « Renouveaux » se décalant de la néoscolastique. La plongée dans ces écrits de Ratzinger conduit ainsi au cœur de ce qui se noue en ces années, avec ses débats et ses choix, sur fond d’options diverses alors repensées, Ratzinger participant en tous points de ce renouveau. Palasciano nous y fait entrer après un chapitre historico-biographique où sont passés en revue la Bavière, lieu de naissance et de jeunesse de Ratzinger, le contexte politico-culturel allemand des années 1930, avec, spécifiquement, les rapports au nazisme tant de l’Église catholique que des Églises protestantes. On notera qu’un manque de ressources fortes et du coup de résistance adéquate de ces dernières, trop enclines à un libéralisme dissolvant à ses yeux, marquera profondément le futur pape.
Impossible d’entrer ici dans le détail des lectures qui sont celles de Ratzinger et que restitue l’ouvrage, lectures des Pères parmi lesquels se trouve privilégié l’évêque d’Hippone, auquel il restera fidèle (dit en litote, Benoît XVI sera toujours plus augustinien que thomiste). La traversée qu’offre Palasciano est riche et circonstanciée, replaçant les écrits de Ratzinger sur l’horizon de discussions alors nourries. Je me contenterai, d’abord, d’en profiler l’horizon et la ligne directrice, de donner ensuite quelques échos de ces débats. Je le ferai autour d’une thématique centrale, celle de l’ecclésiologie (ce qu’est ou doit être la « substance » de l’Église ou, dit en d’autres termes, son statut et sa fonction).
Pour l’horizon, notons qu’est constant le travail visant à penser la place et la forme de la raison (cf. p. 9 ; Ratzinger lit aussi les philosophes, dont le personnalisme, Martin Buber compris, comme d’ailleurs la littérature, Dostoïevski, Bernanos, Claudel, Mauriac ou Gertrud von Lefort, cf. p. 61ss, et pour son maître lors de ses études à Munich, Gottlieb Söhngen, cf. p. 115ss), sur fond d’une reprise et d’une valorisation des réalités anthropologiques (cf. p. 13), négligées aussi bien par une scolastique de fait extrinséciste que, sur l’autre bord, par des programmes politiques en fin de compte idéalistes et volontaristes (on pourra encore le repérer dans ce qui sera la critique de Benoît XVI à l’endroit de théologies de la libération). Pour la ligne directrice, relevons un double réquisit, constant chez Ratzinger. Réquisit d’historiser la théologie : la comprendre et la penser dans son inscription socioculturelle, « acculturée » en ce sens (ici, la validation de ce que bien des protestants ont au contraire dénoncé comme « hellénisation du christianisme » peut être vue comme emblématique) ; et réquisit d’actualiser cette théologie, ce qu’elle porte et ce qui la porte. Les deux exigences sont liées, et on doit y satisfaire à mon sens. Il convient simplement de préciser que la modalité de l’actualisation requise est ici plus celle d’un approfondissement – elle est en ce sens interne à la tradition, fût-elle riche et diversifiée – que celle d’un passage par des discontinuités qu’il y aura certes à articuler, mais sans ni sous-estimer ni réduire les différences à chaque fois en cause. On sait que cette même différence d’options ou de postures se retrouvera au cœur de ce que le Concile Vatican II peut proposer d’aggiornamento : doit-on le voir comme un nouveau paradigme ou comme une reprise sur le fond d’une continuité ? Cette question traverse la réception du Concile, et déjà ses textes mêmes. Et elle se trouve au cœur du célèbre désaccord final de Lubac et Certeau (à ce propos, cf. l’exhaustif et perspicace Carlos Alvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau. Le débat entre théologie et sciences humaines en regard de la mystique et de l’histoire, Paris, Cerf, 2024). Dans ce débat, la position de Ratzinger serait à rapprocher de celle de Lubac.
Après l’horizon et la ligne directrice, cernons quelques-uns des points en travail, au cœur de l’époque préconciliaire comme chez Ratzinger. La focale est dirigée sur l’Église, et on y hérite de l’École de Tübingen de la première partie du XIXe (tout spécialement Johann Adam Möhler et Johann Sebastian Drey, p. 103ss, 128 et 202ss), de John Henry Newman aussi (p. 71ss, 106 et autres). On y met en avant l’Église comme « corps mystique » (cf. p. 128ss, le livre éponyme de Lubac se trouvant bien sûr à l’arrière-plan), plus attentif qu’on est à la dimension spirituelle de l’Église, en sa substance et son unité, qu’à sa constitution hiérarchique, un concept qui sera fortement reçu, mais qui peut conduire, et Ratzinger est entré dans cette discussion, à une identification du fait de la grâce et de l’appartenance à l’Église ainsi que, dans la foulée, à une considération de l’Église comme source et dispensatrice de la grâce (la vision de l’Église comme quasi sacrement à Vatican II, vision nouvelle hors théologiens privés, s’inscrit dans cette ligne, et j’ai assez dit, ailleurs, en quoi elle me paraissait problématique). On peut aussi y rapporter le motif devenu central de l’Église comme « peuple de Dieu », elle aussi problématique, sauf à d’abord valoir en contre-point à une primauté, voire à une exclusivité du hiérarchique, et du coup à encourager les nécessaires réformes à ce propos. Touchant le motif de l’Église comme « peuple de Dieu », Ratzinger aura alors dit le reprendre non au sens d’un peuple sur le modèle d’autres peuples, juif compris, mais selon une « transposition christologico-pneumatologique » (p. 132ss, 178ss, 196s., 231, avec un accent mis sur les moments « liturgique » et « eucharistique »). Ratzinger relut aussi, et reçut, avec ses nuances propres (mais le concept est de toute manière d’usage multiple), le motif augustinien ici décisif de la « cité de Dieu », à laquelle ne pas identifier l’Église (p. 226s.), puisque cette cité est transversale aux réalités du monde à maintenir et à valider dans leurs consistances propres (cf. p. 183, 187, 191ss). Notons que ce dispositif n’est pas allé sans une redéfinition de ce qu’il convenait d’entendre sous « religion », à l’encontre de ce qui valait pour les cités gréco-romaines (cf. p. 184s.). Et, bien sûr, cette « cité de Dieu » ne saurait ouvrir ni sur une conception « théocratique », quoi qu’en ait eu Eusèbe de Césarée investissant l’Empire comme Règne du Christ (p. 223s.), ni sur une Église comme « société parfaite » (p. 230), mais Ratzinger entendait qu’elle ne fût pas non plus renvoyée à une réalité « eschatologique » (p. 226, 231).
L’ouvrage ici recensé concerne l’avant-Concile et, pour ce qui concerne, Ratzinger l’avant de son pontificat. Mais on peut repérer, de ces années 1950 à celles du début du XXIe siècle, des lignes de continuité. Peut l’illustrer à sa manière un livre paru la même année, qui reprend à titre posthume des textes de Ratzinger datant d’après sa renonciation au siège de Pierre : Benoît XVI, Ce qu’est le christianisme. Un testament spirituel (Elio Guerriero et Georg Gänswein éd.), Monaco-Paris, Rocher-Artège, 2023.