Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Lahouari Addi, La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant

(2019), Louvain-La-Neuve, Presses universitaires de Louvain (collection « Pensées musulmanes contemporaines »), 2023 (nouvelle édition corrigée et augmentée), 260 p.

Leïla TAUIL

Théologie médiévale et contemporaine

Cet ouvrage défend la thèse selon laquelle le monde musulman traverse, non pas une crise de l’islam, mais une crise de la culture, liée principalement à une vision du monde qui demeure ancrée dans une épistémè médiévale, travaillée par la métaphysique platonicienne. Cela explique son décalage avec la modernité intellectuelle européenne qui a rompu avec l’idéalisme de Platon pour adopter, en passant par l’empirisme d’Aristote, la philosophie du sujet de Kant, propice à la liberté de conscience et à la sécularisation.

Ce livre émet une hypothèse centrale : le discours religieux musulman se fonde sur le dualisme platonicien, sur lequel s’est bâti toute la théologie des monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) qui y puise une « rationalité discursive » pour justifier l’eschatologie abrahamique. Ainsi, la théologie monothéiste, en postulant une métaphysique qui valorise la vie éternelle et parfaite de l’au-delà au détriment de la vie éphémère et corruptible de l’ici-bas, trouve chez Platon une « légitimité théorique ».

Selon l’auteur, la pensée religieuse musulmane s’élabore durant la période médiévale, en demeurant implicitement fidèle à la métaphysique platonicienne, tout en rejetant farouchement l’empirisme aristotélicien. En effet, les tenants de l’orthodoxie, dont la doctrine se fonde sur la primauté de la « révélation sur la raison humaine », s’opposent avec force aux philosophes-théologiens qui défendent notamment le postulat de la causalité aristotélicienne. Pour al Ghazali († 1111), défenseur de l’orthodoxie sunnite, adhérer à cette dernière équivaudrait à diminuer « la puissance et la volonté de Dieu », d’où la nécessité pour lui de circonscrire l’exercice de la raison « dans les limites de la révélation coranique ». Ibn Roshd († 1198) – Averroès –, le grand commentateur d’Aristote, qui postule le primat de la raison sur le « donné révélé », s’oppose à al Ghazali en affirmant que « la causalité aristotélicienne ne nie pas la puissance divine », puisque Dieu a créé la nature et les lois selon un critère de rationalité ; par conséquent, nier les causes revient à nier le savoir. Pour Ibn Roshd, qui qualifie al Ghazali d’antirationaliste, il est nécessaire d’établir une nette distinction entre science et métaphysique, et le rôle des théologiens doit se limiter à interpréter le Coran, sans intervenir dans ces deux disciplines. Selon l’auteur, le succès de l’œuvre d’al Ghazali en terres d’islam, au détriment de celle d’Ibn Roshd, marque le déclin de la civilisation musulmane, qui brillait précédemment dans les domaines scientifiques, intellectuels, philosophiques, etc.

La fidélité à la vision platonicienne et le rejet de la perspective aristotélicienne expliquent l’absence d’une autonomisation de la culture profane par rapport à l’autorité religieuse. Ibn Roshd, qui n’a eu aucun disciple en contextes islamiques, rencontre un énorme succès en Europe latine où ses commentaires des ouvrages d’Aristote sont traduits, donnant naissance à ce qu’on a appelé l’averroïsme latin. À travers, notamment, Thomas d’Aquin († 1274), Ibn Roshd joue un rôle majeur dans la théologie chrétienne, en lui faisant redécouvrir la philosophie d’Aristote, qui contient pourtant, selon l’auteur, les germes de son propre dépassement. En effet, quelques siècles plus tard, l’Europe s’affranchit de l’aristotélisme avec notamment Descartes, Spinoza et surtout Kant, tandis que la culture et la pensée musulmanes dominantes demeurent bloquées entre « l’orthodoxie dogmatique et la mystique néoplatonicienne ».

En mettant en lumière les limites de la raison humaine, Kant affirme que l’homme ne connaîtra jamais Dieu « en soi » mais uniquement « pour soi », à travers sa subjectivité. Kant élabore une philosophie de la morale qui constitue une véritable révolution copernicienne, en défendant la thèse selon laquelle la Bible trouve sa source dans la morale humaine et non l’inverse. En d’autres termes, le discours religieux émis par les théologiens n’émane pas de Dieu mais constitue une interprétation relative à l’idée de Dieu. Ce postulat, qui ruine l’idée d’un Dieu agissant dans le monde humain, a eu deux conséquences majeures : d’une part, la foi est désormais détachée de la raison et de la science, et se trouve renvoyée à la conscience qui se suffit à elle-même ; d’autre part, la naissance de la citoyenneté et de la sécularisation, où la recherche du salut individuel n’est plus une affaire publique, met un terme en Europe aux guerres des religions.

En contextes islamiques, Mohamed Abdou († 1905), l’un des plus grands théologiens du monde musulman contemporain, se donne pour tâche principale de moderniser le discours religieux en élaborant le réformisme musulman, qui rejette tant l’idéologie rigoriste du wahhabisme de Mohamed Abdelwahhab († 1792) que la sécularisation libérale de Rifa’a al Tahtawi († 1873). Cependant, pour Mohamed Abdou, il est possible de moderniser les sociétés musulmanes sans renvoyer la religion à l’espace privé car le Coran est ouvert au progrès. Mohamed Abdou est à l’origine du nationalisme arabe et de l’islamisme. Le devenir intellectuel du monde arabe se joue, durant les années 1920 en Égypte, au moment où l’université d’Al Azhar choisit d’adopter la thèse de la création d’un califat de l’islamiste Rachid Ridha († 1935), tout en rejetant la thèse de la sécularisation du théologien réformiste Ali Abderrazak († 1966), reconnus tous deux comme disciples de Mohamed Abdou.

Aussi, le monde musulman, en adoptant « un positivisme sans sujet » – ouvert aux sciences de la nature, mais refusant les sciences de l’Homme et de la Société, fruits de la philosophie du sujet, opposées au dualisme platonicien –, reste fondamentalement attaché au paradigme médiéval où le monde est perçu à la lumière de « l’Être suprême » et non à celle du « sujet connaissant ». Aujourd’hui, souligne l’auteur, les sociétés à majorité musulmane paient le prix fort de ce rejet des sciences humaines, car elles sont travaillées par un discours religieux et métaphysique qui, en ignorant totalement les avancées intellectuelles élaborées durant les trois siècles derniers, ne permet plus l’intelligibilité de notre monde. Autrement dit, les « sciences islamiques » demeurent des « savoirs spéculatifs » qui, en n’étant pas confrontés à la réalité empirique, empêchent les musulmans d’être les acteurs de leur devenir car ils les maintiennent dans la méconnaissance des enjeux intellectuels contemporains. C’est précisément là que réside, selon l’auteur, la crise des sociétés musulmanes depuis leur contact avec l’Europe au XIXe siècle. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une crise de l’islam mais d’une crise des élites intellectuelles et politiques qui demeurent incapables de produire une nouvelle culture du sacré. Le dépassement de cette crise des sociétés musulmanes est pourtant, selon l’auteur, aisé à réaliser : il s’agirait d’abandonner la philosophie platonicienne, qui a forgé l’islam médiéval, pour adopter la philosophie moderne kantienne du sujet qui a donné naissance à une sécularisation non hostile à la religion, mais favorable à la liberté de conscience, au sujet de droit et à la démocratie, en posant l’être humain comme une fin en soi.