Revue de Théologie et de Philosophie

Dossier

DOSSIER_156.2

Ouverture

François FÉLIX

Laboratoire Métaphysique allemande et Philosophie pratique, Université de Poitiers

Bernard ANDRIEU

Université Paris-Cité Institut des sciences du sport santé de Paris

Comme tout champ de recherches, et bien que récente, la philosophie du sport connaît des évolutions et se réinvente. Apparue institutionnellement à l’occasion de la fondation de la Société philosophique pour l’étude du sport (PSSS) le 28 décembre 1972 à Boston, arrivée à la fin de la même décennie en Europe et dans le monde francophone, elle s’est d’abord consacrée à des questions éthiques, s’attachant à redéfinir la valeur éducative du sport et la vertu morale des athlètes – ces piliers déclarés de l’olympisme coubertinien dès la fin du XIXe siècle –, alors qu’éclataient un peu partout tricheries et dérives de tous ordres : absence de fair-play, affairisme, paris sportifs, matchs truqués, ainsi que, bien sûr, les scandales liés au dopage, qui allaient se multipliant. Et que se posaient à nouveaux frais les questions de l’amateurisme et du professionnalisme, des conditions de participation aux Jeux Olympiques, et de la place des femmes dans les disciplines et fédérations sportives. Largement conditionné à une détermination du sport comme compétition, ce pan éthique de la philosophie du sport reste très important1, d’autant qu’il intègre aujourd’hui les problématiques émergentes liées aux différentes formes de violence, au racisme, au sexisme et aux discriminations touchant les athlètes, comme aussi celles concernant le genre, le handicap, l’hybridation du corps et de la technologie.

Mais, pour décisive que demeure cette préoccupation éthique, elle n’est plus seule dans le champ de la philosophie du sport. Venue des pratiquants, une tendance de fond s’est manifestée en effet qui vise à dégager les activités sportives de la seule logique compétitive, pour les aborder sous l’angle de la santé, de l’éducation, mais aussi, et de plus en plus, en vue d’un rapport densifié à soi-même et à son vécu corporel, à la nature, aux éléments, et où sont recherchées pour elles-mêmes la valeur des sensations, la sollicitation physique, parfois l’exposition au risque, reçues comme une intensification de l’existence. Une tendance désormais bien reconnue : le mot « sport » aujourd’hui désigne un ample éventail de pratiques, qui ne se réduisent pas – plus – aux caractéristiques liées à l’institutionnalisation et l’universalisation des règles ou à la codification des compétitions. Du reste, les Nations unies, emblématiquement, en adoptent désormais une définition large qui inclut toutes les formes d’activités contribuant à la forme physique, au bien-être mental et à l’interaction sociale, comme les jeux, les loisirs, le sport organisé, informel ou de compétition, ainsi que les jeux et les sports autochtones2. Une redistribution qui conduit à repenser les frontières entre sport, éducation physique et loisirs, et qui prend quelques distances avec la compréhension majoritairement occidentale du sport ayant prévalu au long du XXe siècle.

Sans doute dira-t-on – avec raison – que l’attention au sensible dont témoigne cette focalisation nouvelle des pratiques sportives sur le vécu d’un corps en relation avec son environnement indépendamment des critères compétitifs ne revient pas à quitter la sphère éthique : à tout le moins la délectation pluri-sensorielle de l’exposition aux éléments – soleil, eau, terre, air, vent... –, les expériences d’immersion dans la nature, la confrontation à la matérialité des terrains ou la fréquentation de grands espaces, tout particulièrement, se doivent-elles de rejoindre une réflexion d’ensemble sur la relation individuelle et collective à cette nature, et alors sur la responsabilité à l’égard de l’environnement, et pointer en direction d’un eudémonisme partagé. Aussi bien, ces pratiques récentes feront-elles que la réflexion éthique ressaisisse à leur aune plusieurs de ses thèmes, et questionne avec elles l’axiologie encore dominante de la compétitivité, de l’émulation concurrentielle agonistique et du rendement, la marchandisation, la normativité des corps athlétiques, ou encore la dévastation des sites à fin d’implantation d’installations sportives. À l’éthique, la philosophie du sport est fondamentalement liée, et doit y prendre toute sa part.

Pour autant, autre chose encore est en jeu dans ce souci du vécu corporel et la revendication de sa pleine valeur : il y va d’une authentique position philosophique. Les pratiques sportives viennent en effet contredire « par l’acte » l’idée – de tradition cartésienne – d’un simple face à face du sujet avec le monde, d’une relation de seul vis-à-vis entre eux, où ce sujet consisterait comme sauf de son rapport, en somme secondaire, à ce qui l’entoure, et manifestent au contraire l’écologie première et radicale de ce sujet, son inscription préréflexive fondamentale, corporelle, au sein de son environnement qui le modalise et à quoi, sans toujours bien le savoir, il ne cesse de répondre et de s’adapter. Un sujet « climatique » plutôt qu’une conscience plénière et constitutive en surplomb de ses objets, et qui ne se reçoit ou ne fait l’épreuve de soi qu’à même cet enracinement charnel à son milieu vivant auquel il se trouve adonné. Rechercher et intensifier les expériences de cette vitalité corporelle en situation dans les environnements naturels est aujourd’hui devenu le but premier de tout un pan des activités physiques et sportives ; décrire aussi précisément que possible ces expériences, où l’on rejoint la vie depuis l’existence, afin de réfléchir ce qu’elles nous enseignent de notre condition incarnée, constitue le champ neuf de la philosophie du sport.

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Décrire, bel et bien. Les trois articles présentés ici se font l’expression de pratiques singulières, situées, terreau et corpus premier de la philosophie du sport : il sera question d’arts martiaux, d’acrobaties de cirque, de voltige – ailleurs, ce serait d’escalade, d’alpinisme, d’immersion en milieu marin ou de courses d’endurance dans la nature. D’où que l’on parlera d’exercices et de mouvements répétés, d’habitus et de techniques du corps, et alors de sensations, de ressentis, d’impressions, souvent à la lisière de la conscience, et dont la reprise réflexive passe premièrement par la description, le récit, le témoignage, la relation d’observation. De là le caractère souvent illustratif de ces textes, relayé par les photographies ou les schémas parfois proposés à l’appui du propos : il s’agit de saisir ce qui s’indique au vif de l’exécution d’un geste, de la perte d’équilibre, du mouvement adaptatif, de la réaction spontanée à une modification du milieu, ce pour quoi l’image ou la narration sont plus vite et plus souvent disponibles que le concept. Sans compter que celui-ci n’est pas toujours à même de recouvrir de façon satisfaisante la mobilité du vivant ou la vivacité de l’expérience, sur quoi, on le sait, achoppe fréquemment l’outillage rationnel. Trouver un langage adéquat à ce qui s’annonce à cette jointure en soi-même du vivant et du vécu, à l’effectivité de son existence incarnée, constitue l’un des défis majeurs de la philosophie du corps – et, alors, de la philosophie du sport.

Cela d’autant que, pour cette dernière, la philosophie proprement dite est paradoxalement affaire relativement récente, et inégalement partagée. À constater leur histoire, et jusqu’à bon nombre des publications récentes, les disciplines auxquelles les réflexions sur le sport ont puisé et puisent toujours leurs modèles théoriques sont la plupart du temps d’abord l’anthropologie et la sociologie, parfois la psychologie, de relevance comportementale surtout, et ce même à propos de morale sportive. À quoi sans doute les prédisposait d’être elles aussi des disciplines de terrain, éprouvées, au bénéfice de résultats probants, et dont il était possible d’importer – souvent avec succès – les outils et les méthodes. Moins fréquent, le corpus philosophique reste encore largement à être arpenté, et les ressources qu’il recèle davantage exploitées. Aujourd’hui, dans l’aire francophone au moins, les recours principaux sont – on ne s’en étonnera pas – Merleau-Ponty et ses développements consacrés au corps propre, ainsi que l’émersiologie de Bernard Andrieu, cette nouvelle discipline à la croisée de la phénoménologie, des neurosciences in vivo et des techniques immersives, attachée à l’étude de l’activité corporelle spontanée et de la communication entre cette vivacité préréflexive du corps vivant tel qu’inséré dans son monde environnant et la conscience du sujet qui en fait l’épreuve – attachée, autrement dit, à l’articulation corporelle du vivre et du vécu3. En revanche, les fortes réflexions d’Erwin Straus sur la communication intuitive-sensible liminaire avec les phénomènes, l’appariement écologique du sujet à son entour, et l’intime liaison de cette communication avec le mouvement sont, quant à elles, encore trop rarement sollicitées4. Tout comme le sont les analyses classiques de Goldstein et de von Weizsäcker, et l’intérêt qu’elles offrent pour penser les modes de relation de l’organisme vivant à son milieu, et y inscrire les spécificités humaines. Entre autres références. Plutôt qu’une discipline véritablement constituée, la philosophie du sport est aujourd’hui un projet à mener, et sa teneur comme ses assises philosophiques sont appelées à se densifier.

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Les trois textes à suivre illustrent quelques-unes des préoccupations aujourd’hui de la philosophie du sport. Tout d’abord, s’emparant du fameux « coup de boule » de Zinédine Zidane en finale de la coupe de monde de football de 2006, Bernard Andrieu, épaulé par François Félix, retrace l’histoire du concept de réflexe depuis l’avènement cartésien, ainsi que les disputes, au XIXe siècle, autour de son étiologie électrophysiologique et nerveuse, en faisant voir que, loin d’être une simple réaction machinale préformée à une stimulation de l’environnement comme le veut une tenace tradition de physiologie mécaniste, le réflexe s’avère une réponse adaptative et contextuelle, témoignant d’un rapport plastique de l’être vivant en rapport écologique actif avec son monde environnant. Ensuite, Akira Kurashima montrera de quelle façon l’entrainement à des enchaînements de mouvements effectués à mains nues dans le tai chi, discipline dont il parcourt l’histoire et l’établissement en tradition, sert simultanément à l’acquisition de techniques martiales et à la santé du pratiquant. Un tel entraînement, propre à libérer le schéma corporel de sa polarisation consciente sur la tâche qu’il effectue (où l’on voit discuté l’apport de Merleau-Ponty) doit permettre l’incorporation d’une arme dans le geste en vue d’une parfaite efficacité combattive, et peut alors, plus largement, servir de modèle pour les apprentissages visant la coordination fonctionnelle efficiente d’habitus corporels. Mathieu Quidu enfin, dans le texte qu’il consacre aux sportives de haut niveau exhibant une morphologie colossale, s’occupe du regard social normatif. Prises sous le feu croisé de critiques les accusant de déroger à la féminité, d’empiéter sur les attributs masculins, de mettre à mal les taxonomies reconnues aussi bien que les catégories compétitives – quand encore on ne leur impute pas des recours prohibés à l’arsenal chimique de dopage – ces sportives portent le poids d’une série sédimentée de barrières symboliques, psychologiques, cognitives et institutionnelles, où se disent un certain rapport sociétal au corps féminin, une répartition genrée des capacités comme des attitudes, et jusqu’à une certaine idée de la sélection sexuelle.

Trois articles parmi bien d’autres possibles, où s’indique la façon dont les pratiques physiques et sportives contribuent à une nouvelle ontologie du corps, qu’il s’agit prioritairement d’instruire depuis cette orée en première personne où du vivant quelque chose nous est donné à être vécu.

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1Voir par exemple Bernard Andrieu (dir.), Éthique du sport, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2013 ; Éthique du sport. Morale sportive, performance, agentivité, textes réunis par Bernard Andrieu, Paris, Vrin, 2019.

2Sport for Development and Peace: Towards Achieving the Millennium Development Goals, Report from the United Nations Inter-Agency Task Force on Sport for Development and Peace, New York, UN, 2003.

3« L’émersiologie est une science réflexive née de l’émersion des sensibles internes vivants dans la conscience du corps vécu. Sa méthode établit des corrélations entre ce qui est actif dans le corps vivant et la perception que le corps vécu en a. [...] Elle étudie l’activité du corps vivant en-dessous du seuil de conscience pour prêter attention à ce qui s’éveille en nous », Bernard Andrieu, Manuel d’émersiologie, Paris, Éditions Mimésis, 2020, p. 10. Du même auteur, voir aussi Sentir son corps vivant. Émersiologie 1, Paris, Vrin, 2016 ; La langue du corps vivant. Émersiologie 2, Paris, Vrin, 2020 ; Au contact du vivant. Émersiologie 3, Paris, Vrin, 2023.

4Les trois articles de François Félix (« S’éprouver vivant. D’une esthésiologie radicale », in : Bernard Andrieu et Petrucia Da Nobrega [dir.], Au travers du vivant. Dans l’esthésiologie, l’émersiologie, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 15-38 ; « Le rythme : entre corps vivant et corps vécu », Manuel d’émersiologie, Paris, Éditions Mimésis, 2020, p. 121-138 ; « Avoir des sensations, ou être à son corps sentant ? À propos des sensations internes », Corps 20 [2022], p. 281-293) constituent à cet égard une exception presque unique.