Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Anthony Feneuil, L’évidence de Dieu

Genève, Labor et Fides, 2021, 200 p.

Denis MÜLLER

Théologie contemporaine

Disons-le d’emblée avant toute présentation partielle et tout questionnement critique éventuellement partial : cet ouvrage est un magnifique essai philosophique et théologique sur un sujet central et difficile. Bien écrit, remarquablement documenté et argumenté, construit de manière habile et rigoureuse, un tel ouvrage se recommande sans peine auprès des philosophes et des théologiens de métier ainsi que des étudiants et étudiantes en quête de compréhension de la foi, des croyances religieuses et de la question de Dieu. Le lecteur cultivé y trouvera aussi très bien son compte, pour autant qu’il surmonte ou maîtrise la technicité parfois imposante du langage utilisé par l’auteur.

Sur le fond, Anthony Feneuil défend de manière alerte et précise une thèse forte, qu’on pourrait résumer ainsi : « l’incertaine certitude de la foi » (p. 104) – un oxymore évident – atteste le fait que rien n’est plus sûr que la foi (selon un adage médiéval repris par Thomas d’Aquin : nihil est certius fide, p. 80), mais qu’en même temps la foi comme la croyance religieuse en un dieu théiste relèvent d’une pensée faible au sens de Gianni Vattimo. À bien suivre la série des arguments déployés au fil de la réflexion, le lecteur finit par deviner et par reconnaître que ce paradoxe (une certitude forte mais incertaine et faible) rejoint la compréhension de la foi chrétienne, elle aussi théiste, qui s’appuie sur la théologie paulinienne de la Croix, avec le scandale et la folie qu’elle implique (1 Co 1-2). Nous découvrons donc que la faiblesse de la foi, sa certitude moindre, en constitue en fait la force et la plus grande certitude. Cet argument premier (à mon sens en tout cas) entraîne une conséquence non négligeable pour le statut de certitude des croyances religieuses : plus la croyance prend de la place, plus la foi ou la raison prétendent dominer territorialement leur vis-à-vis, moins la certitude de la foi gagne en intensité et moins par conséquent aussi les certitudes de la raison se voient reconnaître dans leur rationalité la plus sobre et la plus solide. Sans le dire explicitement, une telle problématique s’efforce, on le voit, de surmonter l’alternative moderne entre le fidéisme et le rationalisme. L’apport novateur de cette dialectique fait émerger le lien structurel qui rattache la foi et la croyance religieuse au doute ; ce dernier n’est pas seulement un élément constitutif de la foi (si on en juge par les récits bibliques de la tentation et de la trahison des disciples), mais concourt aussi à restreindre et à diminuer les certitudes de la science et de la pensée humaines. Je crois pouvoir conclure provisoirement, malgré l’extrême « incertitude » de ces analyses succinctes de la démarche si subtile et si profonde d’Anthony Feneuil, que son « système » de théologie philosophique repose sur la relation à la fois dialectique et asymétrique de l’incertaine certitude de la foi et de Dieu lui-même, d’une part, et de l’évidence paradoxale de Dieu – et de la foi, d’autre part. Le titre du livre est, de ce point de vue, trop court pour être clair. Il nous semble que Feneuil ne parle pas de l’évidence supposée de Dieu, mais de la certitude langagière et logique – métalinguistique, finalement – selon laquelle Dieu et la foi sont d’autant plus évidents qu’ils connaissent eux-mêmes la faiblesse de la Croix. C’est donc d’une « évidence incertaine » qu’il s’agit, aussi bien pour la foi que pour toute autre certitude religieuse.

Pour étayer sa thèse, Feneuil recourt en priorité à une lecture attentive et serrée de la Foi chrétienne de Friedrich Daniel Schleiermacher, de la Somme théologique de Thomas d’Aquin et de la théologie de Karl Barth. Pour faire court, il ressort de l’interprétation très libre de Schleiermacher que la théologie, comme science positive, repose sur le sentiment de dépendance absolue et sur la piété (« Frömmigkeit ») des croyants. Contre la vulgate barthienne de la critique anti-schleiermachérienne, Feneuil défend à juste titre le fait que, loin de se ramener à une psychologie, la théorie philosophique et théologique du théologien berlinois s’appuie sur un sentiment (« Gefühl ») qui est davantage une intuition. Mais ce sentiment n’est pas hors sol : la croyance religieuse est complètement en rapport avec la réalité des croyants et des communautés religieuses et en touche même le cœur (p. 85). La certitude faible de la foi est plus qu’une certitude. En même temps, on se demande si les premiers § de la Foi chrétienne ne jouent pas le rôle que joue aujourd’hui la théologie fondamentale : dans ce cas, ils feraient partie intégrante de la théologie chrétienne et ne seraient pas des prolégomènes uniquement philosophiques comme semble l’affirmer l’auteur.

Thomas d’Aquin, lui, nous aide à penser la théologie comme science subalternante, reine des sciences comme disait le Moyen Âge. Dans la Somme, autrement que dans le De Veritate, il distingue la certitude en soi, portant sur l’objet, et la certitude du sujet lui-même (ex parte subjecti). Ce nouveau type de certitude a pour conséquence que, « si la certitude de la foi est, par sa nature, plus grande que les autres certitudes y compris celle de la science, elle apparaît relativement à nous comme une certitude moindre » (p. 110). En un sens, on peut dire que la pensée thomasienne anticipe et rejoint celle de Schleiermacher : chez lui aussi, mais par d’autres chemins, la certitude de la foi est plus qu’une certitude : moindre quantitativement, elle transcende son autre en intensité.

Feneuil discute plus rapidement la position de Karl Barth. Comparant le logicien polonais de Fribourg Joseph Bochenski avec le théologien bâlois, il note surtout que tous les deux, malgré leurs désaccords, conviennent que le modèle territorial des rapports entre la foi et la raison est dévastateur et doit être abandonné. Sur la question de la révélation comme assomption de la religion (§ 17 de la Dogmatique), il nous semble qu’il faudrait davantage tenir compte de la signification dialectique de la notion d’Aufhebung : de fait Barth essaie de démontrer que le christianisme est la vraie religion et non pas le contraire d’une religion (voir Denis Müller, Karl Barth, Le Cerf, 2005, p. 283-288).

Dans ses conclusions, l’auteur redonne vie, de manière fort intéressante, au mouvement hétéroclite des théologiens de la mort de Dieu (Gabriel Vahanian, John A. T. Robinson, Paul van Buren, Thomas Altizer) ; cela nous a rappelé, non sans surprise, à quel point ces auteurs apparemment oubliés aujourd’hui avaient stimulé nos propres réflexions théologiques de jeunesse !

Si j’en viens au questionnement critique de l’ouvrage, je me contenterai de formuler les interrogations ou de faire les remarques suivantes :

1o La démarche de l’auteur m’a fait penser, cum grano salis, à celle de Pierre Thévenaz, le phénoménologue ami de Ricœur et disciple de Karl Barth. Sur sol protestant, le trop tôt disparu philosophe helvétique a tenté de rendre compte du choc provoqué par la parole paulinienne de la Croix au sein de la raison philosophique. Lui non plus ne pensait pas la relation entre la raison et la foi sur un mode territorial, mais de manière dialectique et paradoxale à la fois. Il serait intéressant de lire un jour une réflexion de Feneuil sur la contribution de Thévenaz, à la suite des travaux de Bernard Hort et de Domenico Jervolino notamment ainsi que du dossier édité par Pierre Gisel et Jean-Pierre Thévenaz, paru dans la RThPh, 2014/III-IV, p. 227-420.

2o Feneuil ne cite pas seulement Schleiermacher, Karl Barth et les théologiens protestants de la mort de Dieu ; il prête aussi attention à Gabriel Widmer, le regretté philosophe de la religion et théologien genevois, lequel a distingué de manière fort utile l’évidence première de la foi immédiate, présente et menacée, et l’évidence seconde de la foi réfléchie, qui ne cesse de se dérober (p. 148). Cette référence nous a aussi suggéré que la méthode suivie par Widmer et son ami philosophe Jean-Claude Piguet dans « le renversement sémantique » (Lausanne, RTP, 1991) entretient des liens non négligeables avec la méthode décalée de Feneuil.

3o Il manque, dans le parcours de cet essai, une analyse explicite de la théologie de Martin Luther. En particulier, sa distinction entre la certitudo et la securitas me paraît d’une grande pertinence eu égard à la problématique de Feneuil. Chez Luther, en effet, la certitudo est celle de la foi, elle a exactement le même rôle que l’évidence faible chez Feneuil, dans ce sens que la foi est toujours chez Luther une expérience renversante de la foi elle-même et donc une certitude inébranlable (sub specie crucis et jamais dans une théologie de la gloire). La securitas, par contre, est celle « du Philosophe », dont on sait qu’il ne désigne pas Aristote lui-même mais la scolastique aristotélo-thomiste à l’œuvre à l’époque de Luther. C’est la fausse certitude de la métaphysique trop forte et trop sécure. Le renouveau actuel des métaphysiques ne peut être, en théologie contemporaine, que celui d’une métaphysique terrestre capable d’intégrer la terre et la croix, le corps et la chair (Michel Henry).

4o Au sujet de Schleiermacher, le travail de lecture de Feneuil force l’admiration et montre à quel point ce « grand auteur » (pour parler comme Jean-Luc Marion au sujet des auteurs dignes d’attention) mérite une nouvelle reconnaissance. Ce n’est pas seulement les théologies libérales qui se sont référées à lui au XIXe et au XXe s., il y a aussi toute une tradition catholique dans la réception de l’auteur de La Foi chrétienne. Grâce à Bernard Reymond, nous disposons maintenant d’une traduction française intégrale de La cohérence de la foi (cette traduction du titre discutable au demeurant). Feneuil s’appuie sur elle, ainsi que sur la comparaison entre la première édition de 1821-1822 et la deuxième édition de 1830-1831. Nous ne contestons absolument pas le choix de Feneuil de s’en tenir à la grande « dogmatique » du théologien berlinois. Mais nous inclinons à penser que son interprétation aurait été quelque peu différente s’il avait effectué des sondages dans l’ensemble de l’œuvre (publiée ou posthume) du « Père de la théologie protestante moderne ». Le fait que Schleiermacher travaillait parallèlement la philosophie de la religion (les fameux Discours sur la religion de 1799, avec leur concept d’Anschauung des Universums, intuition de l’infini), la théologie, l’éthique philosophique et pas seulement théologique, l’herméneutique et surtout la dialectique, si peu reçue dans nos contrées francophones, change de notre point de vue grandement la vision de son œuvre. Feneuil a mieux tenu compte de la diversité des écrits de Thomas d’Aquin que de ceux de Schleiermacher. Nous voulons dire par là aussi que la lecture des grands auteurs ne devrait pas complètement ignorer leur contexte historique et littéraire.

5o À propos de contextualisation historique, le propos d’Anthony Feneuil aurait pu être plus explicite en particulier au sujet de de la Réforme, comme déjà signalé à propos de Luther, et surtout de la modernité. Nous avons eu parfois l’impression que cet essai mettait tous les textes à plat (à part peut-être les théologiens de la mort de Dieu), comme s’il n’y avait pas un changement de paradigme entre les classiques (pour faire référence à David Tracy) : de même que le christianisme primitif n’est pas synonyme d’antiquité chrétienne, la période du Moyen Âge représente un paradigme classique distinct de la Renaissance, de la Réforme et de la modernité. Comme Feneuil le reconnaît à plusieurs reprises, la période de Thomas d’Aquin n’est pas la nôtre et nos questions ne sont pas les siennes, du moins pas entièrement. Il en va de même, bien entendu, de Luther, de Schleiermacher ou de Karl Barth. Je prends ici un seul exemple pour expliciter ce que j’entends par ces remarques : la manière dont Feneuil insiste sur la théologie comme science et sur sa subalternance (chez Thomas d’Aquin plus que chez Schleiermacher) donne l’impression que cette vérité classique est toujours possible et valable de nos jours. Ce serait ignorer un double changement : d’une part, notre concept moderne de science (analysé par Hans-Georg Gadamer) est complètement différent de celui des époques classiques ; je trouve que la manière dont Feneuil parle de la certitude scientifique reste très positiviste et ne tient pas compte des critiques, par Karl Popper, du modèle de la vérification scientifique ; Popper, on le sait, a introduit le contre-modèle de la faillibilité. Je note d’ailleurs une certaine ambivalence chez Feneuil : car, en même temps, le faillibilisme poppérien ne va-t-il justement pas dans le sens de la pensée faible chère à Gianni Vattimo et à notre auteur ? D’autre part, il manque ici une réflexion novatrice sur la scientificité de la théologie sub conditione modernitatis. Des auteurs comme Karl Rahner (cité plusieurs fois), Gerhard Ebeling, Gerhard Sauter ou Wolfhart Pannenberg ont renouvelé de fond en comble cette problématique. L’axe Schleiermacher-Barth est décidément trop court et trop unidimensionnel pour surmonter et dépasser les impasses de la théologie moderne et méta-moderne.