Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Jean-Claude Monod, La raison et la colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse

Paris, Éd. du Seuil, 2022 132 p.

Stefan IMHOOF

Philosophie contemporaine

Ce livre, écrit par un proche de Jacques Bouveresse, est pensé comme « un travail de deuil » (p. 9). L’auteur, lié au philosophe par des liens familiaux, philosophe de métier lui-même, nous donne ici, au-delà du témoignage, un véritable livre de philosophie, qui questionne le lien entre la pensée, la recherche philosophique parfois la plus technique et l’existence, une question qui taraude les penseurs depuis l’Antiquité. Or Bouveresse a toujours mis ce lien au centre de ses livres et aussi de ses conversations sur « l’état du monde ». Le livre se présente comme « une longue conversation libre » (p. 10) qui continue après le décès en mai 2021 du protagoniste, et qui tente à la fois de témoigner et de poursuivre ce qui s’est brutalement interrompu par la mort. Pour l’auteur, « c’est bien le lien problématique entre la philosophie et la politique » (p. 14) qui constitue le fil rouge qu’il nous invite à suivre. Il rappelle ainsi l’admiration première que Bouveresse éprouvait pour Jean Cavaillès, qui était « inséparablement intellectuelle et morale » (p. 17), une inséparabilité que Bouveresse lui-même s’efforcera de pratiquer tout au long de sa vie. S’inspirant également de Wittgenstein, Bouveresse note dans Wittgenstein : la rime et la raison que « les idées de “raison” et de “rationalité” ont un caractère si directement et si profondément éthique qu’il est difficile de dire a priori dans quelle mesure l’éthique peut être fondée sur la raison plutôt que l’inverse » (p. 11, cité p. 25). Cette conception renvoie « à une échelle de valeurs qui plaçait très haut la science et la connaissance scientifique » (p. 26) et qui considérait d’une manière plutôt sarcastique la philosophie française qui lui était contemporaine (notamment celle des représentants principaux de la french theory). Les références intellectuelles de Bouveresse sont à chercher du côté de Wittgenstein, bien sûr, mais aussi des penseurs du Cercle de Vienne, de la pensée autrichienne en général (Bolzano), de Frege, de Peirce, de Helmholtz, et des américains Quine, Putnam, etc. ; ses « figures tutélaires sont Vuillemin, Granger » (tous deux, comme lui, professeurs au Collège de France), qui « avaient fait une large place à des auteurs comme Russell ou Wittgenstein » (p. 28). Un univers philosophique très différent de celui qui inspire habituellement le milieu intellectuel français, marqué par Althusser, Sartre, Foucault, Deleuze, Derrida ou Lyotard. Bien qu’il ait été un promoteur de la philosophie analytique, cela « ne signifie pas qu’on puisse faire de lui un “philosophe analytique”, tant son style en diffère par son érudition » et « son penchant polémique ou sarcastique » (p. 31). Bouveresse, « germaniste aguerri », lisait les auteurs de langue allemande (tout comme les auteurs anglophones) dans le texte et les traduisait dans les citations nombreuses qui parsèment ses textes. À côté des Viennois, on peut ainsi citer Adorno, Habermas, Sloterdijk, Blumenberg, Tugendhat ou Manfred Frank, des auteurs dont il a été parfois l’un des premiers à parler en France. L’opposition qu’il manifestait à la pensée de Heidegger et à son rattachement au nazisme, ne provenait pas uniquement de son irritation contre la tromperie intellectuelle d’un Heidegger de gauche élaboré par une certaine pensée française, mais elle visait aussi « un mode de pensée “héroïque” et irrationaliste, qui confie à la philosophie la garde de choses inouïes échappant à l’intelligence commune, la prétention à incarner une “pensée essentielle” d’un tout autre ordre que la raison et la science » (p. 35). La figure de Kraus et sa lucidité stupéfiante face à la montée de la catastrophe du nazisme, dont il anticipe déjà les conséquences (bien qu’il meure en 1936), exerce une fascination durable sur Bouveresse, qui consacre des études et des ouvrages entiers au satiriste, dont il appréciait l’ironie et l’intransigeance morale. Si Bouveresse « est revenu presque obsessionnellement sur la question des conséquences politiques des positions philosophiques, question qui le tourmentait » (p. 36), il n’a cependant jamais adhéré à une philosophie de l’engagement dont il « goûtait peu la dimension sectaire et simplificatrice » (p. 37). Contrairement à d’autres qui faisaient de la critique de l’Université leur cheval de bataille, tout en bénéficiant généralement de toutes les opportunités et du pouvoir, au moins symbolique, qu’elle leur offre, Bouveresse, « issu d’un milieu paysan et d’une famille où ils étaient neuf frères et sœurs, considérait la profession d’universitaire non seulement comme une position sociale estimable et enviable à laquelle il était parvenu par son travail, mais aussi comme une position satisfaisante, que seuls des personnages intellectuels issus de la bourgeoisie, et spécialement de la grande bourgeoisie, pouvaient se permettre de mépriser ou de vouloir éviter » (p. 40-41). Cette attitude face à l’institution universitaire ne constitue cependant pas une adhésion et une soumission complètes au monde institutionnel qu’il a toujours considéré avec une distance critique. Dans Le Philosophe et le réel, il évoque de manière positive la figure de Diogène et son « indépendance ombrageuse qu’un philosophe authentique devrait garder par rapport aux puissants » (p. 42). Bouveresse s’est toujours efforcé « de garder le cap d’une critique des abus de pouvoir de toutes sortes, à commencer par le pouvoir de l’argent et du capital, mais aussi du pouvoir symbolique, culturel et journalistique » (p. 42-43). Si Bouveresse revendiquait « une forme de bon sens paysan » (p. 43), ce n’était nullement au nom d’un anti-intellectualisme ni d’un conformisme quelconque, mais plutôt au nom d’une recherche, tenacement honnête, de la vérité. C’est également au nom de cette recherche qu’il s’en prenait souvent au journalisme et à son « règne de la foutaise qui caractérisait à ses yeux une bonne part de la presse culturelle française » (p. 47), souvent au service d’intérêts économiques plus ou moins occultes et dont « le degré d’ignorance [...] est malheureusement désespérant » (p. 57). Lié à Bourdieu par une amitié profonde, Bouveresse partageait, notamment, avec lui une « forte constance de ses orientations idéologiques » (p. 61), et apparaît à l’auteur comme un modèle « pour la défense et l’illustration d’une “gauche rationnelle”, rétive aux envolées pseudo-révolutionnaires et à l’extrémisme de salon » (ibid.). Bourdieu a dit un jour à Bouveresse qu’il pouvait être considéré comme un « sociologue d’honneur », notamment du fait qu’une partie de ses travaux « relève soit d’une réflexion épistémologique sur l’anthropologie, la psychanalyse [...], soit d’une quasi-sociologie du champ philosophique et du journalisme français, qui voisine souvent avec la satire » (p. 63). Bouveresse est aussi l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages sur la pensée religieuse qui font date : adepte d’un rationalisme critique, il estimait que la « progression de formes de religiosité offensives, hostiles au monde moderne sécularisé et à la rationalité scientifique » (p. 66), était particulièrement dangereuse. Attaché viscéralement « à l’idée de vérité objective et à la question de la démarcation entre connaissance et foi » (p. 68), Bouveresse considérait avec scepticisme le soupçon, selon lequel il aurait déplacé son « adhésion antérieure à la foi catholique [...] vers une foi dans la science et la raison » (p. 69) ; une telle analyse lui semblait reposer « sur un abus de langage » (ibid.). L’auteur évoque également certaines divergences de départ qu’il a eues avec Bouveresse et que la conversation rationnelle qu’il poursuivait avec lui, a permis de modifier parfois : ainsi, une admiration, de sa part, « au départ un peu trop inconditionnelle pour Foucault ou pour Derrida, ou une lecture trop favorable de Heidegger » (p. 75) ont pu être atténuées au fil des entretiens. Bouveresse, bien qu’adepte de la notion de progrès en science, a pourtant développé « une critique du “mythe du progrès” » (p. 95), mais en ce qui concerne son interprétation de Wittgenstein, on peut se demander si « elle ne tend pas à surestimer son engagement rationaliste et à sous-évaluer sa critique de la raison scientifique » (p. 96). Quoi qu’il en soit, Bouveresse ne pouvait pas être d’accord avec l’affirmation de Wittgenstein, selon laquelle « philosophie et science n’ont pratiquement rien à se dire » (cité p. 96). Sans être un critique de la rationalité scientifique, il admet cependant que la « rationalité technique qui s’adapte à toutes les fins, et en particulier à la recherche pure du profit » (p. 99), peut constituer un danger et causer d’importants dégâts. Même s’il était conscient des dégâts environnementaux qui peuvent être causés par cette forme-là de rationalité technique, il a cependant toujours estimé qu’un « parti écologiste n’avait aucune raison d’être » (p. 99), pensant que la problématique écologique devait être prise en charge par tous les partis. Considérant d’une façon « radicalement pessimiste les noces de la technique et du grand capital » (p. 106), Bouveresse a réfléchi dans ses derniers textes sur « la déshumanisation, la destruction de la nature et des animaux et l’“autodestruction” possible de l’espèce humaine – ces “derniers jours de l’humanité” [...] dont aucun esprit réaliste ne peut prétendre qu’il n’y a aucune probabilité qu’ils soient ceux que nous vivons » (ibid.). Un des points nodaux de la réflexion de Bouveresse a porté sur le possible, le probable, l’imprévu, s’inscrivant dans le sillage de Musil, auquel il a consacré deux ouvrages majeurs, dont L’Homme probable, qui traite de ces aspects. Sans se contenter de l’idée de loi nécessaire que produit la science, les deux penseurs se sont intéressés à l’approche statistique de la réalité, telle que la thermodynamique la formule pour la physique et qui « fait droit à l’imprévu et à l’imprévisible à l’échelle humaine » (p. 114). Musil « a tenté d’appliquer ces vues à la vie morale [...] pour concevoir une moralité plus “expérimentale”, en cela plus proche de la science que de la religion et de ses commandements absolus » (p. 115). Bouveresse s’inscrit dans son sillage, lorsqu’il tente de penser une existence sans téléologie, susceptible d’établir « la manière dont les impossibilités d’aujourd’hui peuvent devenir les possibilités et même les réalités de demain » (cité p. 115). Il s’agit d’établir les fondements d’une morale expérimentale, susceptible de répondre aux défis que pose la réalité mouvante d’aujourd’hui. Les dernières pages traitent du rapport entre sagesse et colère. Si Bouveresse a dit « j’aimerais évidemment beaucoup accéder à la sagesse » en précisant que « cela compte bien plus pour moi que de devenir ou pas un philosophe important » (p. 119), il refuse que cette sagesse soit l’équivalent d’une forme de résignation, ce qui impliquerait « de renoncer à la colère » (p. 120) qui « doit aussi de temps en temps devenir publique » (p. 126) et qui, en utilisant le plus souvent l’arme de l’ironie, permet de dénoncer la bêtise, l’ignorance affligeante ou la cruauté incommensurable de notre époque.