Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Olivier Boulnois (dir.), Dieu d’Abraham, Dieu des philosophes, Révélation et rationalité

Paris, Vrin (collection « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie »), 2023, 254 p.

Jean BOREL

Théologie et philosophie

Cet ouvrage rassemble douze contributions qui ont été données lors d’un séminaire du Laboratoire d’études sur les monothéismes. Le Dieu d’Abraham et celui des philosophes sont-ils ou non un seul et même Dieu ? Malgré toutes les tentatives de réponses qui ont été envisagées au cours de l’histoire, la question demeure ouverte et suscite toujours de nouvelles recherches.

Dans son allocution d’ouverture, Olivier Boulnois brosse en quatre étapes le parcours que théologiens et philosophes ont fait depuis S. Paul jusqu’à Luther. La première montre comment Paul conçoit l’articulation entre le Dieu accessible rationnellement à tous et celui qui se révèle au peuple juif par la Torah. La seconde met en lumière la manière dont Tertullien réfute le dualisme de Marcion, opposant le Dieu juge et créateur de l’Ancien Testament au Dieu de pur amour manifesté en Jésus-Christ, par son affirmation de l’unité fondamentale entre le Christ et le Dieu cosmique des philosophes. S’il ne fait pas de doute que, pour Augustin comme pour Tertullien, le Dieu des philosophes ne fait qu’un avec le Dieu de la foi, l’évêque d’Hippone « introduit une distinction entre la connaissance philosophique et la doctrine du salut » (p. 25). Cette troisième étape est importante par le témoignage qu’elle apporte que « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est atteint par une autre voie que le Dieu des philosophes : la foi en l’incarnation du Christ » (ibid.). À la quatrième étape, la simple « distinction » se mue alors en « opposition » ouverte : Luther fait définitivement valoir la christologie contre la théologie naturelle, theologia crucis contre theologia gloriae. « Tout ce raisonnement, dit O. Boulnois, repose sur l’identité, dans la chair du Christ, de la nature humaine et de la nature divine, c’est-à-dire sur l’unité de l’humanité du Christ et de l’essence divine du Père, ou du dos de Dieu et de sa face, tels qu’Augustin les a décrits. Mais là où Augustin voyait une concorde, une coïncidence, Luther voit une opposition. »

Le second exposé d’Alain Le Boulluec aborde le thème de la prière, tel qu’il apparaît dans le fameux traité d’Origène. Si la prière est une action universelle que pratiquent païens et chrétiens, a-t-elle le même sens pour les uns et les autres ? Que signifie prier et comment prier si Dieu est sage et immuable ? Sans pouvoir résumer, comme le fait l’auteur, toutes les argumentations décisives autant que subtiles qu’Origène se doit de faire pour faire comprendre la différence qu’il y a entre prière stoïcienne et prière chrétienne, qu’il suffise de dire en résumé que « la divergence n’est pas dans la personnification de la puissance organisatrice de l’ordre universel » (p. 46) que les deux présupposent. Mais elle se trouve dans la transformation radicale qu’opère Origène du Dieu de Marc-Aurèle, dont l’immanence se confond quasiment avec le kosmos, l’ordre du monde, alors qu’il s’agit pour Origène du Dieu Créateur transcendant de la Bible (cf. p. 47). Et si Origène peut affirmer à la fois que « la prescience de Dieu est absolue, et que subsiste chez l’être humain la capacité de changer, que l’une ne détruit pas l’autre, il revient à la providence de Dieu de prévoir les remèdes ou les appuis utiles pour que les choix de chacun s’insèrent dans l’ordre universel et dans la série des événements orientés vers le bien ultime » (cf. p. 51).

Dans l’essai suivant, Isabelle Bochet revient sur un aspect important de la troisième étape évoquée par O. Boulnois dans son introduction, soit sur le fait que, aux yeux d’Augustin, le Christ incarné est la seule voie possible pour accéder à Dieu comme « patrie », car ne suffit pas la connaissance que les philosophes peuvent avoir de Dieu à partir de la création seulement. Et pourquoi ? « Parce que l’homme est devenu incapable, du fait du péché, de contempler Dieu à partir de la création ; il a donc besoin du Médiateur pour être sauvé et pour pouvoir participer à Dieu » (p. 73).

Comment la relation entre le Dieu d’Abraham et le Dieu des philosophes est-elle alors considérée dans la perspective rabbinique médiévale et dans l’histoire de l’ismaélisme iranien ? C’est ce que révèlent en une synthèse de traits forts significatifs les deux exposés de David Lemler et Daniel de Smet. Au premier de prendre en considération l’étroite compénétration de l’exégèse juive et de la réflexion philosophique que l’on trouve déjà chez un Saadia Gaon, puis chez Ibn Gabirol, Juda Halevi, Bahya Ibn Paquda, laquelle culmine dans les écrits de Maïmonide. En effet, dit David Lemler, « Maïmonide inscrit le domaine des secrets de la Torah, qu’il identifie au niveau du contenu avec les sciences philosophiques, dans la cadre d’une activité qu’il nomme “talmud” et qui consiste en une herméneutique des textes bibliques et rabbiniques, mêlant l’usage de la rationalité déductive et les règles d’herméneutique traditionnelle » (p. 84). Cette méthode est mise en œuvre dans le Guide des égarés, dans lequel l’Œuvre du Commencement (Gn 1) et la vision du Char divin (Éz 1) « sont respectivement la science de la nature et celle de la divinité en ce sens que le raisonnement déductif y est à l’œuvre dans la découverte des vérités de la physique et de la métaphysique » (p. 86). Quant à la perspective ismaélienne, elle nous entraîne à tout un ensemble de réflexions très originales et du plus haut intérêt dans la mesure même où elle tient à défendre un monothéisme islamique d’autant plus intransigeant qu’elle ne se refuse nullement à prendre en considération le monothéisme mosaïque biblique et, surtout, une certaine christologie qui la rapproche sur plusieurs points de celle d’Arius. « Pour les ismaéliens, dit D. de Smet, comme al-Sijistani, par exemple le Dieu des religions monothéistes – révélé par la Thorah, l’Évangile et le Coran – et celui des philosophes représente respectivement l’aspect extérieur (zâhir) et intérieur (bâtin) du premier être créé, une divinité générée et établie par le Dieu inconnu qui lui a délégué toutes ses prérogatives. [...] En conclusion, le vrai monothéisme consiste alors à ériger l’Ultime au-dessus du nombre “un”, de l’unité et de l’unicité » (cf. p. 110). L’influence du néoplatonisme plotinien y est patente.

Le colloque se poursuit avec la relecture innovante que Christophe Grellard nous invite à faire des Collationes d’Abélard, dans lesquelles il découvre une réflexion sur le statut de la religion chrétienne et sur ses composantes juives et philosophiques, ainsi que comme une réflexion sur les conditions du salut. « À ce titre, dit l’auteur, la figure d’Abraham met en évidence bien plus que la tension qui existe entre raison et Révélation. Elle permet de souligner le double mouvement contraire qui anime la religion chrétienne médiévale partagée entre d’un côté la nécessité de rites qui rassemblent, et de dispositions légales, et d’un autre côté la mise en avant d’une relation personnelle, intériorisée avec Dieu » (p. 133). Et comment se fait-il que Gémiste Pléthon, se demande ensuite Brigitte Tambrun, tout orthodoxe qu’il fût, « ait renoncé à la foi séculaire dans le Christ sauveur pour se tourner vers des dieux philosophiques, des Idées platoniciennes habillées des noms traditionnels des divinités grecques et ainsi faire tomber dans l’oubli le Dieu de Moïse » (p. 136) ? Tout simplement, dit-elle, parce que, « face à la pénurie des dieux chez Moïse, il voulait redonner l’existence et le nom de tous les intermédiaires divins qui s’ordonnent sous un principat divin générateur pour assurer la maintenance de l’univers » (p. 149).

Il serait évidemment inconcevable de se pencher sur la question du rapport entre le Dieu des Patriarches et le Dieu des philosophes sans revenir sur le Mémorial de Pascal. La profonde analyse que Vincent Carraud nous en donne ici nous replonge au cœur de cette conversion « fulgurante » au sens propre et de la joie inaltérable qu’elle a suscitée. En effet, « comment penser cet accès à Dieu qui (n’)est le vrai Dieu (que) par Jésus-Christ ? Le concept de certitude, répété, désigne exactement, dit l’auteur, la modalité de cet accès au Dieu qui s’offre en sa vérité, c’est-à-dire dans l’assurance de sa présence. Depuis le début, nous sommes conduits par une recherche qui n’est pas celle de l’essence, mais celle du vrai nom, du nom qui manifeste sans identifier. Aussi la certitude est-elle d’abord, par l’assurance de sa nomination, celle de l’accès au vrai Dieu, qui par là s’avère le vrai Dieu (en raison même de la certitude du mode selon lequel il se manifeste), de sorte que cet accès lui-même doive être pensé comme le mode de la vérité approprié à Dieu. Que l’expression “vrai Dieu” se lise dans la citation de Jean 17,3 corrobore que le concept de certitude comme modalité d’accès au vrai Dieu gouvernait déjà toute la première partie du Mémorial, dès le refus du Dieu des philosophes » (p. 158s).

Le Dieu d’Abraham dont parle la Révélation serait-il responsable du mal ? se demande Pierre Bayle qui l’oppose au Dieu des philosophes, c’est-à-dire à « ce que la raison, en conformité avec ses propres exigences, pense que Dieu aurait dû faire en tant qu’être suprêmement bon » ? C’est à la compréhension de ce débat intérieur que nous invite Jean-Luc Solère en nous montrant que, si le concept philosophique et le concept révélé de Dieu ne s’accordent pas en tous points, on peut tout de même admettre qu’ils sont conciliables par la foi, d’une manière à la fois rationnelle pour Dieu et incompréhensible pour nous.

Nul mieux qu’Emmanuel Cattin ne pouvait résumer en quelques pages aussi denses l’audacieux et passionnant parcours spirituel que Hegel a mené jusqu’à la fin de sa vie pour s’éclairer à lui-même et tenter de résoudre cette ‘tension’ extrême qu’il y aura toujours entre le Dieu des Patriarches, qui conduit à l’élection unique, donc restrictive, d’Israël parmi tous les peuples, et le Dieu, le même, qui s’affirme comme l’Être et le Dieu créateur universel. Ce que veut démontrer Hegel de manière très forte, c’est que « le Dieu chrétien est lui aussi le Dieu d’un peuple, et que cette dimension du Dieu d’Israël, les chrétiens l’ont aussi faite leur, même si le peuple s’est agrandi au-delà d’Israël, ou même si Israël a changé de sens » (p. 204). « Dans ce sens, dit E. Cattin, l’accomplissement du mot Dieu dans la religion chrétienne est identique, non pas seulement au Dieu des philosophes, mais à la “Philosophie” elle-même, autrement dit au Savoir absolu, qui n’est rien d’autre, en son cœur logique, que le déploiement de la plénitude du sens de Dieu, rien d’autre que Gottesdienst, rien d’autre, ira jusqu’à enseigner Hegel, que, elle-même, religion » (p. 205). Ainsi, pour Hegel, « le nom de Dieu porte le sceau des deux décisions, la décision d’Israël pour le Dieu personnel et la décision chrétienne pour le “Dieu des philosophes”, le Dieu qui est “logos” » (p. 211). « [...] En tant même qu’il est le Concept, il est la Personnalité pure, en laquelle culmine la Doctrine du Concept. Le Dieu qui est est le Dieu qui est esprit, le Dieu qui est quelqu’un, qui dit Ich » (ibid.), c’est-à-dire le Dieu qui dit « Je suis là pour vous », « le Dieu de vos Pères », qui est son nom pour toujours.

Qui est donc l’Abraham de Kierkegaard qui, lui aussi, a longuement médité sur la figure du Patriarche et de son Dieu ? « Si Abraham est l’objet du philosophe, dit Vincent Delecroix, lequel tient son statut d’une philosophie – hégélienne en l’occurrence – dont la vocation essentiellement est de dépasser spéculativement la foi dans la savoir philosophique de l’absolu, alors Abraham lui-même est manqué (dépassé donc manqué : la philosophie ne peut s’y attarder). Seul celui qui ne prétend pas avoir dépassé la foi peut le faire apparaître » (p. 213). C’est à cette foi d’Abraham, retrouvée dans toute sa force, par Kierkegaard, comme fidélité à Dieu et responsabilité absolue, contre l’interprétation kantienne, que se consacre l’auteur en montrant que « par la figure d’Abraham, c’est la philosophie de l’existence qui émerge dans la contestation d’un discours dont l’histoire s’est étendue, pour reprendre la formule de Rosenzweig, de Ionie à Iéna » (p. 231).

C’est enfin à la découverte d’un dernier parcours intellectuel, celui que Heidegger a mené et voulu comme « un combat pour le dernier dieu », un combat « pour la fondation de la vérité de l’être en tant qu’espace-temps du silence de son passage », si « nous ne sommes pas capables de combattre pour le dieu lui-même » (cf. E. Cattin, Majestas Dei, Paris, p. 218) que nous invite l’exposé de Vincent Blanchet. On mesure, dans ce combat heideggérien nocturne – peut-être même occulte ? – toute la distance qu’il prend successivement à l’égard du Dieu de la Bible et de l’onto-théologie et de la métaphysique chrétienne, pour tenter d’accueillir, encore au-delà du dieu du vin Dionysios-Antichrist, un dieu dont « le secret et l’ambiguïté appartiennent au dieu de l’absence des dieux ; dont l’anonymat, loin de le priver de nom, en doit suggérer plus d’un et l’identifie essentiellement. Pour autant, toutefois, que Dionysios est toujours le masque de soi-même, l’écho dionysiaque résonne peut-être avec plus d’insistance que tout autre dans la méditation du dernier dieu, et le rappeler indique à nouveau la proximité que Heidegger n’a cessé d’entretenir avec Nietzsche, dont il poursuit étrangement le combat contre le Dieu chrétien par la lecture de Hölderlin » (p. 247s).

L’intérêt de ce séminaire et la richesse des recherches qui s’y sont partagées s’imposent d’eux-mêmes et nous admirons la compétence dont chaque auteur s’est fait le témoin. La seule chose que nous puissions regretter, par simple gourmandise (!), c’est de ne pas avoir, à la suite de chaque exposé, les comptes rendus des questions, réponses et libres débats qui ont certainement dû être échangés avec passion.