Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Valentina Calzolari (dir.), Les Arts libéraux et les sciences dans l’Arménie ancienne et médiévale

Paris, Vrin (collection « Textes et Traditions 36 »), 2022, 326 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie et religions antiques et médiévales

Le présent recueil d’articles thématiques dirigé par V. Calzolari fournit une précieuse synthèse des connaissances actuelles sur la question de la transmission et de l’usage d’un ensemble de disciplines, relevant des « sciences profanes », élaboré principalement dans les écoles néoplatoniciennes grecques (Athènes, Alexandrie) et introduit dans le monde arménien dès la fin de l’Antiquité. Le cursus continu de deux cycles d’enseignement « formant un système de disciplines clos et hiérarchiquement organisé », le trivium (grammaire, rhétorique, logique) suivi du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie) est attesté explicitement en Occident dès le VIe s., même si les premiers témoignages d’une telle organisation disciplinaire, née dans le néoplatonisme, apparaissent déjà, en dehors de toute pratique scolaire, dès la fin du IVe s. (Augustin, Martianus Capella). Mais, comme le relève J.-P. Mahé, ces deux cycles, préparant aux études théologiques dans les écoles monastiques médiévales en Arménie (dès le IXe s. jusqu’au XVe s.), « conservent en Orient, une relative indépendance (p. 144). Il s’agit d’un domaine peu connu des antiquisants, malgré l’intérêt qu’il doit susciter. Je m’en tiendrai ici principalement à l’aspect philosophique, considéré surtout dans la première phase de l’introduction des textes grecs en Arménie. Je tire d’abord quelques éléments contextuels de la première étude menée par l’éditrice du volume, intitulée « Les traductions arméniennes de l’École hellénisante et l’introduction des arts du trivium en Arménie ».

Les contacts entre Arméniens et Grecs sont attestés au sein des écoles grecques de rhétorique, à Athènes (l’Arménien, sans doute païen, Prohérésios († 369) y devint le maître de Grégoire de Nazianze et de Basile de Césarée) et à Antioche dès le IVe s. de notre ère. Dès cette époque, des étudiants arméniens sont en effet mentionnés à Antioche dans l’école de rhétorique de Libanios ; au VIe s. certains fréquentent l’école néoplatonicienne d’Alexandrie (on connaît surtout David dit l’Arménien ou l’Invincible qui joue un rôle important, en partie légendaire, dans la tradition arménienne). Plusieurs témoignages attestent d’ailleurs de la connaissance du grec par les élites arméniennes dès la fin de la période hellénistique, et en particulier à l’époque du roi Tigran II et de son fils (Ier s. av. J.-C.). Dès le IVe s., l’Arménie adopte le christianisme comme religion officielle du royaume sous l’impulsion de l’évangélisateur Grégoire l’Illuminateur, élevé en Cappadoce (p. 23). La liturgie utilise alors selon les régions le grec ou le syriaque ; la création d’un alphabet original par le missionnaire érudit Machtots pour noter l’arménien date du tout début du siècle suivant. Les premières traductions concernent évidemment les Écritures, les textes liturgiques, puis des écrits patristiques. À la fin du Ve s. ou au début du VIe, apparaissent les premières traductions en arménien d’auteurs profanes grecs étudiés dans les écoles grecques, en particulier « au sein des écoles néoplatoniciennes tardives » (p. 125). Ces traductions, parfois réalisées dans la capitale même de l’Empire byzantin (Empire romain d’Orient), à Constantinople, se multiplient du début du VIe au début du VIIIe s., à l’époque dite de « l’École hellénisante » (appelée autrefois, de façon ambiguë, « hellénistique ») (p. 28 ; 35). L’enseignement des discipline du trivium dans les écoles monastiques médiévales – grammaire, rhétorique et logique – s’appuiera principalement sur ces traductions et leurs commentaires grecs ou arméniens : pour la première discipline, le manuel de référence est la Grammaire (Ars grammatica) attribuée à Denys le Thrace (IIe s. av. ? ; voir A. Orengo, « Histoire des théories grammaticales en Arménie dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge », p. 53-83), traduite vers 570 (c’est « la plus ancienne traduction hellénisante », selon J.-P. Mahé, p. 145 ; mais, cf. la remarque de V. Calzolari, p. 36 et n. 1) ; pour la rhétorique, ce sont les Progymnasmata (ou Exercices préparatoires) d’Aélius Théon (Ier-IIe s. apr.) et ceux d’un étudiant de Libanios, Aphthonios d’Antioche (IVe-Ve s. apr.), intégrés dans un ensemble plus vaste et en partie original, le Livre des chries (voir G. Muradyan, « La rhétorique : le Livre des chries dans la tradition arménienne ancienne et médiévale », p. 85-100). La troisième discipline du trivium, la dialectique (ou logique), reprend la première partie du premier cycle d’enseignement de la philosophie des écoles néoplatoniciennes grecques, notamment celle d’Alexandrie aux Ve et VIe s. (première partie du cycle aristotélicien). Dans les écoles monastiques, on utilisera les traductions, réalisées au sein de l’École hellénisante, de la première partie de l’Organon d’Aristote : les Catégories – avec deux commentaires, celui attribué dans les manuscrits grecs à David et celui d’un anonyme ; le De interpretatione – avec un commentaire anonyme autrefois attribué à David ; la connaissance des principes généraux de la syllogistique exposée dans les Premiers Analytiques, dont aucune traduction n’est attestée, a pu se faire à travers un commentaire de cet ouvrage, conservé seulement en arménien, attribué à David ou à Élias (Calzolari, p. 121). Comme à Alexandrie, l’introduction du cycle commence par des prolégomènes à la philosophie, représentés en Arménie par les Prolégomènes à la philosophie de David (intitulés dans la tradition arménienne « Définitions et divisions de la philosophie [...], contre les 4 propositions du sophiste Pyrrhon »), suivis de l’introduction à la logique aristotélicienne basée sur l’Isagoge de Porphyre, avec le commentaire de David (sur David et le corpus davidicum, voir p. 112-121). On notera que ce premier cycle « aristotélicien » ne comprenait ni les traités de physique du Stagirite (y compris le De anima) ni ses œuvres éthiques. La Métaphysique, quant à elle, ne sera traduite qu’au XVIIe s. sur une version latine. Cependant, ces deux domaines de la physique et de l’éthique sont représentés dans la tradition arménienne par deux opuscules attribués par la tradition à tort à Aristote : le De mundo pour la physique et le De virtutibus et vitiis pour l’éthique. Dans les écoles néoplatoniciennes tardives, le second cycle portait sur une suite définie de dix dialogues platoniciens couronnée par deux synthèses, le Timée pour la physique et le Parménide pour la théologie. Or, si Platon a bien joui de quelques traductions en arménien, seul le Timée figure dans la liste des écoles néoplatoniciennes ; les autres dialogues traduits sont : l’Euthyphron (sur la piété), l’Apologie de Socrate, les Lois et le Minos pseudo-platonicien (sur la loi) ; malheureusement, il n’y a pas encore consensus sur l’époque où ces traductions ont été effectuées (École hellénisante ou XIe s. ; voir p. 29 ; 107 ; 185).

Les disciplines mathématiques du quadrivium se constitueront un peu plus tard avec la vaste synthèse – non conservée comme telle – d’Anania de Chirak au VIIe s. (p. 40) qui avait suivi les cours du mathématicien grec, maîtrisant parfaitement l’arménien, Tychicos à Trébizonde (sur la côte sud-est de la mer Noire ; voir J.-P. Mahé, « Anania Chirakatsi et la traduction arménienne des arts libéraux [VIIe s.] », p. 143-159). Les disciplines mathématiques y étaient traitées avec leurs applications pratiques (comme l’établissement du calendrier des fêtes religieuses). Pour la géométrie, le savant donnait une traduction partielle des Éléments d’Euclide. Une anthologie de médecins grecs composait peut-être une application pratique de l’astronomie (Mahé, 151 ; sur la médecine, voir S. Vardanyan, « La médecine dans l’Arménie médiévale », p. 265-286). Cependant, la culture « scientifique » est mal attestée dans les écoles monastiques médiévales, au point que la somme d’Anania s’est perdue (pour l’attestation du quadrivium aux Xe et XIe s., voir F. Alpi, p. 183-185 ; pour les XIIIe et XIVe s., voir S. La Porta, p. 203-205). Pour l’astronomie, on lira avec profit les « chapitres » de R. W. Thomson, « La cosmologie dans l’Arménie ancienne et médiévale » (p. 215-236) et de A. Orengo, « Astronomie, astrologie et calendriers » (p. 237-263).

Concernant la pénétration de la philosophie grecque dans le monde arménien, on peut ajouter quelques précisions (voir V. Calzolari, « L’essor de la spéculation philosophique en Arménie dans l’Antiquité tardive », p. 101-141) : dès le Ve s. un érudit connaissant le grec, Eznik, disciple direct de Machtots, consacre un chapitre d’un ouvrage apologétique original, connu sous le titre de Réfutation des sectes, à réfuter les philosophes grecs de toutes les écoles (p. 102 ; 216). Il faut aussi mentionner certaines œuvres de Philon d’Alexandrie, dont certaines ne sont conservées qu’en arménien (comme le De providentia ou le De animalibus [= Alexander]), des écrits du Corpus hermétique, le De natura hominis de l’évêque Némésios d’Émèse (IVe-Ve s.), le De natura d’un mystérieux Zénon (dont on ne connaît pas le texte grec) et plusieurs écrits des Pères de l’Église grecs à contenu philosophique, dont la Dialectique de Jean Damascène (VIIe-VIIIe s.) traduite au Xe s. Les écrits du pseudo-Denys l’Aréopagite sont traduits à Constantinople au VIIIe s. ; ils donnent un accès christianisé à la métaphysique néoplatonicienne tardive (en particulier à celle de Proclos, dont les Éléments de théologie seront traduits au XIIIe s., à partir d’une version géorgienne).

En privilégiant dans ce compte rendu l’apport grec à la culture arménienne, j’ai pris le risque de biaiser les propos nuancés des auteurs. Il conviendrait de relever les apports perses, syriaques (voir par exemple le parallélisme avec le monde syriaque où le corpus philosophique se constitue à la même époque que l’École hellénisante, p. 108-109), arabes et même latins (au XIVe s.), et insister sur l’originalité arménienne qui ne se réduit pas à la somme de ces influences. Il faut souligner la richesse et la précision de l’information et remercier l’éditrice d’offrir au monde francophone, en particulier par la traduction de plusieurs contributions, une synthèse savante, de nature surtout historiographique, sur ces questions. Une riche bibliographie est annexée à chaque « chapitre ». Comme les auteurs le notent à plusieurs reprises, il reste encore beaucoup à faire : de nombreux manuscrits attendent une édition critique et une traduction ; après des travaux surtout philologiques et historiques, le besoin se fait sentir d’études plus attentives au contenu philosophique des textes eux-mêmes et de leurs commentaires arméniens (Calzolari, p. 125). Une question aurait mérité un examen propre, celui du rapport entre les deux structures pédagogiques que sont le cycle des études philosophiques des écoles néoplatoniciennes, dont seule la partie logique (avec son introduction à la philosophie) semble avoir été adoptée, et le cursus des arts libéraux, où la philosophie (en particulier l’épistémologie et l’éthique, et la lecture de Platon en général) n’a pas de place qui lui soit propre, mais se trouve sans doute éclatée au sein des diverses disciplines. Il semble bien en tout cas que le couronnement des études dans la théologie chrétienne prenne la place qu’occupait à Alexandrie ou Athènes l’étude de la Métaphysique et du Parménide compris dans son interprétation néoplatonicienne.

Quoi qu’il en soit, l’intention de l’éditrice (p. 15), d’offrir un complément arménien à l’ouvrage classique de I. Hadot (Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Paris, Vrin, 20052) me semble pleinement réalisée. Enfin, on doit souligner le soin avec lequel cette entreprise complexe a été menée à terme.