Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, Livre II, ch.4-6

Introduction, traduction, notes et bibliographie par Alain Lernould, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (collection « Cahiers de philologie 38 ; série “Les textes” »), 2022, 136 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie et religions antiques et médiévales

Le présent volume fait suite à celui qu’Alain Lernould a publié en 2019 et qui embrassait le commentaire des chapitres 1 à 3 du livre II de la Physique d’Aristote, édité selon les mêmes principes (voir mon compte rendu dans RThPh 153/I [2021], p. 116-117) : Introduction, avec un utile « résumé analytique » (p. 11-39) ; Traduction annotée (p. 41-109) ; Notes complémentaires (philologiques) ; Bibliographie ; Index des termes grecs et des auteurs cités par Simplicius.

La question discutée par la Stagirite dans ces trois chapitres porte sur les notions délicates, mais importantes, de « fortune » (τύχη) et de « hasard » (αὐτόματον), selon la traduction de l’auteur Cette enquête suit directement l’étude de la causalité à laquelle elle se rattache étroitement. On sait que le texte aristotélicien est souvent concis, voire elliptique, et a été l’objet d’interprétations diverses, depuis l’Antiquité. Le commentaire du néoplatonicien Simplicius de Cilicie (Ve-VIe s. ; dorénavant S.), marquant l’aboutissement d’une longue tradition exégétique que celui-ci discute et dont il tire profit – en particulier d’Alexandre d’Aphrodise (IIe-IIIe s.) –, est souvent d’une aide précieuse, par ses éclaircissements, ses exemples, ses discussion ponctuelles sur des questions textuelles. Il est intéressant aussi par les prolongements (néo)platoniciens qu’il propose, dans une perspective irénique d’harmonisation des doctrines de Platon et d’Aristote.

Je me limiterai ici à résumer l’interprétation de Simplicius. Il est commode de partir d’exemples empruntés à Aristote, dans la Physique et ailleurs. Il s’agit de brefs scénarios, que je paraphrase. (1) Je sors de chez moi pour me rendre sur l’agora dans le but de faire des achats ; or je tombe sur mon débiteur qui vient de toucher des fonds et qui est à même de rembourser sa dette à mon égard. (2) Je creuse un trou dans mon jardin pour planter un arbre, et je tombe sur un trésor enfoui. (3) Une pierre se détache du toit et, en tombant, tue un passant. Le recouvrement de la dette, la découverte du trésor et le coup fatal sur la tête du passant relèvent du hasard et appartiennent au domaine des choses qui se produisent rarement (ὡς ἐπ᾿ ἔλαττον) et de façon contingente, dont l’issue est inattendue et non prévisible. Il ne s’agit pas cependant d’événements sans cause : mon intention de me rendre sur l’agora, de creuser un trou, de même que le mouvement de chute de la pierre tiennent lieu de causes efficientes, intentionnelles ou naturelles, mais leur fin (leur cause finale) s’avère différente de la fin intentionnelle ou naturelle (pour la pierre celle-ci est de rejoindre son « lieu naturel », c’est-à-dire le sol). La cause antécédente de l’événement fortuit est une cause « par accident », distincte, d’une certaine façon, de la cause « par soi » (καθ᾿ αὑτό) qui conduirait à la réalisation de l’intention originelle ou à la fin de la tendance naturelle. En fait, les deux causes n’en font qu’une, mais qualifiée différemment : l’une est déterminée – sa fin est inhérente ou intrinsèque à l’intention et au mouvement naturel, l’autre indéterminée, ἀόριστον (j’aurais pu me rendre sur l’agora pour voir un ami, pour aller à un spectacle, etc.) : « Dans le cas de la fortune, une même et unique action (πρᾶξις) est cause par soi d’une chose et cause par accident d’une autre chose » (p. 63, S. 337,19-20) ; « La fortune est la cause en soi et par soi, mais non pas prise par soi » (S. 342,9-10). À la suite d’Aristote, Simplicius distingue les deux notions de fortune et de hasard (sans doute une distinction inessentielle pour le néoplatonicien) : la fortune relève des actions intentionnelles des êtres rationnels (ex. 1 et 2), le hasard, des mouvements des êtres irrationnels ou naturels (choses, animaux, petits enfants...), même si cette dernière notion peut aussi, au sens large, embrasser ce qui relève de la fortune. Je relève que, si un événement de fortune ou de hasard comprend la rencontre de deux séries causales, seule l’une d’entre elle est privilégiée ici dans l’analyse ; or il s’agit bien de la rencontre de deux intentions qui n’ont pas la même fin (dans le domaine de la tuchè). Les deux notions de fortune et de hasard relèvent donc bien d’une étude de la causalité, en tant que cause efficiente et finale.

Dans la dernière partie de son commentaire sur ces notions (p. 105-109), Simplicius quitte le niveau de l’analyse physique sur lequel le Stagirite était demeuré, pour s’élever, en bon néoplatonicien, à la théologie en convoquant les causes transcendantes (« Aristote [...] conduit son analyse en physicien et il laisse aux théologiens le soin de livrer la cause invisible, tandis qu’il appelle la cause reconnue par tous, lorsque qu’elle atteint (τυγχάνῃ) une fin autre que celle qu’elle se propose, “fortune”, et la fin “effet de fortune” » (S. 359,23-27 ; cf. p. 106). Il est vrai que la Fortune (Τύχη) avait été élevée au rang de déesse, qu’elle avait reçu un culte, des temples et des représentations allégoriques, surtout depuis la période hellénistique. Ainsi, dans l’univers métaphysique de Simplicius – je cite le néoplatonicien – « la Fortune met en ordre souverainement surtout la partie sublunaire de l’Univers, où règne le contingent, que la Fortune, parce que celui-ci est en lui-même privé d’ordre, dirige, met en ordre et gouverne avec les autres causes principielles » (p. 108, où il faut corriger « et avec elle la Nature et ses contingences » [ἡ τοῦ ἐνδεχομένου φύσις = τὸ ἐνδεχόμενον] ; S. 360,27-30). Le commentaire d’Aristote se clôt ainsi sur une théodicée d’aspect (néo)platonicien : la Fortune, comme la Justice (Δίκη), devient l’expression de la providence du Démiurge lui-même. Il est remarquable que cette conclusion métaphysique se fasse au prix d’une révision complète de la théorie physique à laquelle elle donne un nouveau sens : la fortune ne se manifeste plus seulement dans le domaine de ce qui arrive « rarement », il n’y a plus à proprement parler de fortune et de hasard – l’action intentionnelle ou physique qui atteint sa fin, comme celle qui atteint une fin autre relèvent semblablement de la Fortune –, et il n’y a plus de bonne et de mauvaise fortune, puisque dans l’économie du Tout, la Fortune, en tant que divinité, ne peut être dispensatrice que de ce qui est un bien : l’obtention (τυχεῖν) de ce qui est conforme au mérite de chacun (p. 107 ; S. 360,13-14). La Fortune n’est plus cause par accident, mais cause souveraine (κυριωτάτη S. 360,21-22). Les distinctions établies par Aristote au niveau de la physique s’effacent quand on prend en considération le Tout. La Tuchè n’est alors qu’un autre nom de la providence divine.

À propos de la traduction, la première en français, on peut faire quelques remarques. D’abord, il faut noter que, par sa technicité et souvent aussi par un style privilégiant les longues périodes, le texte de Simplicius n’est jamais simple (!). D’autre part, on doit admettre, en général, qu’il y a autant de traductions que de traducteurs. Dans ce genre de texte, j’opterais pour conserver une même traduction pour les mêmes termes, dans la mesure du possible. Il me semble aussi que le lecteur devrait pouvoir repérer partout les enchaînements sémantiques que le commentateur tisse pour développer son argumentation, particulièrement à partir de la racine du terme clé « fortune »/τύχη (τυχεῖν, τυγχάνω et ses composés, τεῦξις, etc. ; par ex. p. 105 ; 107) ; de même, le jeu étymologique sur αὐτόματον à la p. 102 (S. 357,26-27) ne se voit plus (αὐτὸ μάτην). Par ailleurs, certains passages demeurent difficilement intelligibles, par exemple, aux pages 107 à 108, où le traducteur corrige la ponctuation du texte grec (suppression du point devant καὶ ἔστιν). Le texte se présente ainsi : Καὶ ἔστιν ἀπὸ τύχης μὲν ὡς ἀπὸ τῆς θεοῦ ταύτης γινόμενον, ἐκ ταὐτομάτου δέ, ἐπειδὴ μερική τις καὶ φαινομένη αἰτία οὐκ ἔστιν αὐτοῦ (S. 360,17-19) que l’auteur traduit : « (dans les cas où on ne reconnaît aucune autre cause [d’un événement que la fortune], c’est là surtout qu’on voit) et qu’il y a du devenu d’une part du fait de la Fortune puisque c’est devenu du fait de cette divinité et, d’autre part, par hasard, puisqu’il n’y a pas de cause particulière et visible de ce qui advient. » Je tenterais la traduction suivante (en retenant la ponctuation de l’éditeur du texte grec, H. Diels) : « Et il y a “effet de fortune” en tant qu’événement se produisant à partir de cette déesse (scil. la Fortune), mais “effet de hasard”, parce qu’il n’y a pas de cause particulière apparente de cet événement. » J’ajoute quelques remarques ponctuelles : p. 50 : « la cause de la brisure du crâne d’un homme chauve c’est l’aigle qui a lâché une tortue de façon à en briser la carapace » (non : « de façon à ce que sa carapace brise le crâne ») ; p. 87, l. 4-5 : se produit en vain (non « par hasard ») ; p. 95 : « indéterminé » pour ἀόριστον (plutôt que « infini » (cf. p. 45 ; 49) ; p. 105 : il y a une lacune (S. 359,3-4 : il s’agit de la conclusion d’un raisonnement, dont l’interprétation est difficile) : « Ainsi, l’obtention du résultat (τεῦξις) n’a pas lieu par accident lorsque celui qui l’a projeté atteint son but (τυγχάνῃ) » ; p. 107 (S. 360,11-12) : « De fait, la déesse Hygie (Santé) est surtout manifeste là où des maladies surviennent ». On regrette donc que, pour un texte aussi technique, souvent difficile, on n’ait pas fait figurer le grec en regard ; on comprendrait d’ailleurs mieux la présence d’un index des termes grecs.

Corrigenda : Les coquilles sont nombreuses (en particulier dans l’index des termes grecs) ; quelques exemples : p. 7 : Sommaire ; p. 11 ; 20 ; 91 : ατόματον ; p. 11 ; 89, n. 165 ; 111 : ἐσώθη ; p. 13, n. 12 : Ross (non Dodds) ; p. 26, n. 55 : là-dessus ; p. 41, n. 1 : de la Physique ; p. 35 et 92, n. 177 : λαμβνον ; p. 55, n. 55 : plupart ; p. 57, n. 63 : γίγνεται ; p. 59 : recouvrer une dette (non recouvrir) ; p. 65, n. 88 : mode de la cause ; p. 91 : manque οὐρανοῦ dans la citation d’Homère ; p. 92, n. 173 : ἀπὸ τύχης τι ; p. 105, l. 1 : se produit ; p. 106 pour ce qui est de, etc.

Malgré ces quelques remarques critiques, il nous faut être reconnaissant à Alain Lernould de nous donner les moyens de lire un texte, certes difficile, mais digne du plus grand intérêt.