Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Simplicius, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité tardive. Commentaire à la seconde partie du Manuel d’Épictète (chapitre 22-fin)

Introduction et traduction par Ilsetraut Hadot, annotation de Ilsetraut Hadot et Stéphane Toulouse, Paris, Vrin (collection « Bibliothèque des textes philosophiques »), 2022, 248 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie et religions antiques et médiévales

Par ses travaux d’édition, de traduction et d’exégèse, Ilsetraut Hadot s’est imposée comme la spécialiste du philosophe néoplatonicien tardif Simplicius de Cilicie (Ve-VIe s.). Parmi les commentaires conservés du disciple d’Ammonius à Alexandrie et de Damascius à Athènes, le Commentaire sur le Manuel d’Épictète – daté par l’autrice d’après 532 – revêt une signification particulière. Dans le cursus de la formation philosophique proposée par les néoplatoniciens tardifs, on sait qu’après une série d’introductions, un premier cycle commentait un choix d’œuvres d’Aristote en commençant généralement par la logique avec les Catégories, auquel succédait le cycle platonicien avec le Premier Alcibiade. Mais avant de pouvoir aborder les œuvres elles-mêmes, il fallait que l’élève « mette en ordre ses mœurs » par la domination des passions, dans la perspective d’une transformation de soi. Cet enseignement moral préalable, « non scientifique » et appuyé sur l’« opinion droite » – c’est-à-dire non fondé sur des démonstrations stricto sensu (ce qui n’est pas le cas, soit dit en passant, de l’excursus sur les dieux, p. 99) –, relevant essentiellement de l’exhortation (παραίνεσις), se fondait sur certains textes parénétiques comme les Vers d’or pseudo-pythagoriciens – on en a conservé un commentaire de Hiéroclès d’Alexandrie (Ve s.) –, ou encore le Manuel du stoïcien Épictète (Ier-IIe s.), organisé par l’un de ses disciples, Arrien de Nicomédie (ca 85-ca 165). Pour Simplicius, le Manuel se divise en deux parties : la première (ch. 1-21 du Manuel) s’adresse « à tous les hommes désireux de faire des progrès moraux » (p. 9), la seconde (ch. 22-53), à un interlocuteur « déjà passablement avancé et décidé à pratiquer la philosophie » (mais on ne voit pas bien si cela définit la progression de l’élève dans sa formation ou vise une distinction des bénéficiaires de l’enseignement ; quoi qu’il en soit, le Commentaire de Simplicius n’a pas la forme de notes de cours, mais se présente comme un ouvrage rédigé avec soin, c’est-à-dire un livre). C’est de cette seconde partie du commentaire que l’autrice donne ici la première traduction française, sous le titre Apprendre à philosopher dans l’Antiquité tardive – la première partie ayant déjà fait l’objet d’un volume « Budé » (t. I), avec le texte grec (Paris, Belles Lettres, 2001). L’ouvrage se compose de la façon suivante : une brève introduction (p. 7-20 ; la traduction annotée de la seconde partie du Commentaire de Simplicius (p. 21-216) ; une bibliographie ; deux index et des errata au t. I de l’édition des Belles Lettres de 2001. Si le but explicite du commentateur grec est d’expliquer (σαφηνίζειν) les préceptes du philosophe stoïcien, dans les faits on constate que l’interprétation qu’il en donne est néoplatonicienne et dépasse souvent l’explication de texte à proprement parler dans des excursus – de véritables dissertations – du plus grand intérêt. Simplicius consacre en effet de longs développements à des questions débattues : sur l’existence du mal – un non-être relatif – (p. 46-71, avec une discussion originale du manichéisme) : dans un monde entièrement régi par une providence qui se fait l’expression du Bien, le mal – comme le bien – n’existe pour l’être rationnel doué de libre arbitre et de la faculté d’autodétermination qu’en lui-même, dans le domaine des « choses qui sont en notre pouvoir » (τὰ ἐφ᾿ ἡμῖν), seul domaine de l’activité proprement morale ; sur les devoirs (τὰ καθήκοντα, « les actions appropriées » dans la traduction de l’autrice, p. 73-97) qui définissent « la bonne conduite éthique (εὐαγωγία ἠθική) et la bonne conduite civique (πολιτική) » (p. 74) – c’est là le signe que le commentaire prépare le lecteur ou l’auditeur à l’acquisition des vertus néoplatoniciennes du premier degré, les vertus éthiques (« justice de l’âme ») et « politiques » (« justice de la Cité ») : il s’agit de la justice dans les relations (σχέσεις) avec les autres hommes (parents, frères, maîtres, amis [p. 80-85], concitoyens, gouvernants, étrangers, etc.), avec les dieux, avec les êtres inférieurs et « peut-être aussi » (p. 74) avec soi-même. En guise d’illustration, je citerai le passage sur la relation de justice avec les étrangers (p. 87, traduction légèrement modifiée) : « Il existe aussi une certaine relation avec les étrangers qui séjournent chez nous, relation qui a été liée par le dieu qui veille sur les étrangers (sans doute Zeus Xénios). Envers eux aussi, il faut donc s’acquitter des actions appropriées, à cause du dieu qui veille sur eux et à cause de l’accroissement de l’amour qui est en nous pour les autres hommes (φιλανθρωπία), qui doit non seulement s’attacher à la parenté, mais s’étendre à tout le genre humain [...]. Il est de notre devoir non seulement de ne faire tort en aucune manière à l’étranger, mais encore de le secourir autant que possible aussi lorsqu’il subit une injustice de la part d’autres gens. » Un long excursus concerne encore les questions traditionnelles sur les dieux, dont la solution est au fondement de toute « bonne conduite morale » : leur existence, leur providence et leur justice (p. 97-121).

L’ouvrage de Mme Hadot est soigné et se recommande par la précision de la traduction et l’éclairage nécessaire apporté par les annotations (l’autrice n’hésite pas à émettre parfois des jugements vigoureux : « [La] grande tolérance mutuelle des différentes religions païennes entre elles devait malheureusement disparaître sous l’impact des religions juive, chrétienne et musulmane » [p. 95, n. 2] ; voir aussi les remarques sur les femmes chez les philosophes antiques, p. 192-194). Les notes de S. Toulouse (p. 127-187), souvent intéressantes et instructives, se signalent par leur longueur et tendent vers le commentaire, ce qui vient rompre quelque peu l’équilibre de l’ouvrage. Les coquilles sont heureusement peu nombreuses (p. 8 : ὑποθκαι ; p. 94 : σύμβολα ; p. 52, n. 2 οἱ ἀποροῦντες [non αἱροῦντες] ; p. 57 : raisonnement ; p. 64, n. : rapport ; p. 105 : inanimées ; p. 126 : qui ; p. 202 : pas). Une précision encore : il ne faudra pas confondre notre ouvrage avec un autre excellent petit livre, presque homonyme, de I. et P. Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité (Paris, Le Livre de poche, 2004), traitant du Manuel d’Épictète et de son commentaire par Simplicius.