Bibliographie
BIB
Plotin, Traité 41 (IV,6). Sur la sensation et la mémoire
Introduction, traduction, commentaire et notes par Daniela Patrizia Taormina, Paris, Vrin (collection « Bibliothèque des textes philosophiques : Les écrits de Plotin »), 2022, 297 p.
Philosophie et religions antiques et médiévales
Le court traité 41 des Ennéades de Plotin (205-270), intitulé Sur la sensation et la mémoire, date de la maturité du philosophe. Il illustre parfaitement la fermeté et la concision – souvent extrême – de la pensée du philosophe « égyptien », considéré comme le fondateur d’un renouveau du platonisme. La traduction du traité (19 pages, avec des notes philologiques), articulée par l’insertion de titres et de sous-titres (repris dans le commentaire), est précédée d’une introduction (p. 7-71) et suivie d’un long commentaire continu (p. 109-227), pour un texte grec de 6 pages dans l’édition de référence, auquel s’ajoutent deux annexes (« Mémoire et “rétention” » et « Les principaux problèmes textuels du traité »), une bibliographie substantielle et plusieurs index. Ce petit traité est un écrit essentiellement polémique et, par-là, ne répond pas à toutes les questions que le sujet appelle. Les questions relatives à la nature de la perception sensible et de la mémoire, souvent liées entre elles, ont fait traditionnellement l’objet d’enquêtes chez les philosophes antiques et les théoriciens de la rhétorique (pour la mémoire). La thèse anonyme contre laquelle argumente Plotin – relevant sans doute d’un contexte « scolaire » traditionnel – affirme que les sensations, ainsi que la mémoire, sont des empreintes persistantes dans l’âme des objets vus, entendus, etc. La métaphore du sceau, de l’impression et de l’empreinte dans la cire, à laquelle ont recours, selon Plotin, aussi bien les tenants d’une âme corporelle qu’incorporelle, est jugée inadéquate : « [N]ous nions à la fois que l’empreinte (τύπος) du sensible se produit dans l’âme et l’imprime, et que c’est la permanence de l’empreinte qui est à l’origine de la mémoire » (p. 88). C’est par l’observation de ce qui se passe dans le cas de « la sensation la plus claire », la vue, que le philosophe engage son examen. Quand nous percevons un objet, nous ne percevons pas une empreinte dans l’âme, mais un objet extérieur à l’âme, situé à une certaine distance et d’une certaine grandeur, ce qui est incompatible avec la marque d’un sceau dans l’âme (par ex. lorsque je vois le ciel). Avec le modèle de l’empreinte, nous ne verrions pas l’objet lui-même, mais seulement une « apparence » de celui-ci ou une « ombre », ou même nous ne verrions rien du tout, puisque la vue de quelque chose présuppose une distinction entre un sujet percevant et un objet perçu. L’interprétation de la perception sensible que propose ensuite Plotin est particulièrement concise et les commentaires détaillés de l’autrice se révèlent nécessaires. En bref, l’âme incorporelle, en tant que sensitive, est une puissance active ; impassible en elle-même, elle devient acte en présence du perçu. Son rapport au sensible est analogue à son rapport à l’intelligible, mais l’un s’effectue à travers les organes des sens à partir de l’extérieur, tandis que l’autre lui est immédiat et intérieur, fondés tous les deux sur l’attention et la concentration. À son tour, la mémoire ne peut plus être un réceptacle, une « rétention » (κατοχή) des sensations qui se seraient imprimées dans l’âme. Comme la sensation et l’âme elle-même, elle est une puissance, « une espèce de force » et une activité, qui nécessite, pour se renforcer, concentration, efforts et exercice (p. 205). Sa tâche est de rendre présent ce qui est absent (oublié, en puissance) et qui a été saisi auparavant (p. 216). Comme faculté de l’âme particulière (individuelle), descendue dans le monde sensible et troublée par son contact avec le corps, la mémoire a une double fonction épistémologique : rendre présent à la conscience les perceptions sensibles passées et réactiver la contemplation des intelligibles antérieure à sa chute. En effet, l’âme particulière a un statut intermédiaire entre l’intelligible, auquel elle appartient ontologiquement, et le monde sensible des corps – reflet lui-même de ce monde intelligible – où elle est plongée. Elle n’est pas une tabula rasa en attente d’écriture, puisque son essence est faite de la totalité des « raisons » (λόγοι) qui expriment les intelligibles (« formes » ou « idées ») au niveau psychique. La remémoration et la réminiscence se comprennent alors sur le modèle du passage de l’« en-puissance » à l’« en-acte » : elles sont la réactualisation par l’attention d’une connaissance obscurcie. La perception sensible, comme la mémoire expriment une sorte de force agissante. Les notions de concentration, d’attention et d’éveil sont au centre de cette conception psychologique et métaphysique de l’activité interne de l’âme. La méthode exégétique adoptée par l’autrice se fonde sur le principe qui veut que l’on explique l’auteur par l’auteur lui-même, en présupposant l’unité de sa pensée. Le commentaire, dépassant la pure explication interne du texte, convoque l’ensemble des Ennéades, ainsi que la littérature antique sur les questions discutées. Il est à la fois précis, riche et complexe, parfois un peu exubérant, voire redondant. On pourra l’utiliser comme une monographie savante sur la psychologie plotinienne, centrée sur les questions relatives à la perception sensible et la mémoire. On relèvera que l’autrice évolue dans l’océan de la bibliographie plotinienne comme un poisson dans l’eau. Par son érudition et son sérieux, le volume fait honneur à la collection inaugurée par l’excellent Pierre Hadot.