Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Philodème de Gadara, Sur la mort, Livre IV

Texte établi, traduit et annoté par Daniel Delattre, Paris, Les Belles Lettres (Collection des Universités de France Série grecque – Collection Budé), 2022, CXLIII p. et 192 p. dont 94 p. doubles.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie et religions antiques et médiévales

Le philosophe épicurien Philodème de Gadara (auj. Umm Qeis en Jordanie) (ca 110-40), « familier » de Cicéron et protégé de Pison, le beau-père de César, nous est connu essentiellement grâce aux rouleaux de papyrus – carbonisés lors de l’éruption du Vésuve de 79 apr. J.-C. –, découverts au milieu du XVIIIe s. à Herculanum en Campanie, dans la Villa dite des Papyrus (ou des Pisons), où le philosophe a sans doute séjourné. Le rouleau (volumen) PHerc. 1050 contenait le livre IV, et sans doute dernier, du Περὶ θανάτου (Sur la mort). Seule la fin du livre est conservée (avec des lacunes). Les livres I à III ont disparu complètement (voir les hypothèses sur le contenu de ces livres, p. CXVIII-CXX). La présente édition, dans la collection bilingue « Budé », offre un texte renouvelé, revu sur le papyrus, tirant profit des copies faites au début du XIXe s. et des images infrarouges fournies par la technologie moderne. Le travail philologique, austère et savant, est longuement présenté dans l’introduction et offre un exemple détaillé de l’ingéniosité et de la sagacité des papyrologues qui s’attellent à la tâche ardue de nous donner ce qu’il reste de la bibliothèque épicurienne découverte à Herculanum (p. XI-LXXXV). La section traitant de « la conception épicurienne de la mort » cite les textes principaux sur le sujet sur cinq cents ans d’épicurisme, d’Épicure à Diogène d’Œnoanda (p. LXXXV-CXIII) ; les pages CXIII-CXVII discutent en particulier de « la mort volontaire » que, selon l’auteur, « le Jardin n’apprécie guère » (p. 135). L’auteur peut alors résumer la doctrine épicurienne en ces termes : « [L]’abolition de la peur de la mort est toujours restée, avec celle de la peur des dieux, l’un des deux premiers objectifs à atteindre pour qui recherche le bonheur, et cela en usant d’un seul et même moyen, l’étude de la nature. Celle-ci révèle en effet la constitution atomique des mondes et de l’homme, qui implique à terme leur mort inéluctable comme celle de tout composé, et, pour les êtres humains, une perte totale et définitive de sensibilité dès que les atomes d’âme se sont échappés du corps. [...] [E]n nous apprenant à accepter notre condition mortelle la philosophie nous invite à profiter pleinement du temps de vie qui nous est offert sur terre, au lieu que notre aveuglement nous la gâche en entretenant en nous une vaine soif d’immortalité et une peur ridicule de châtiments infernaux. » (p. CXIII). Le texte traduit occupe 94 pages de l’édition, dont certaines sont très fragmentaires (48 colonnes [= pages] du papyrus conservées partiellement sur un total de 118 pour l’ensemble du livre IV). Le caractère fragmentaire du texte – en dehors des dernières colonnes –, qui laisse seulement deviner le développement d’un thème, et en particulier certaines lacunes, maintiennent souvent le lecteur dans la frustration. Je me limiterai ici à relever quelques thèses significatives et à mentionner quelques passages notables. Le regret des biens de la vie ne peut être source de chagrin que si le sujet conserve une conscience ; or l’état de mort est caractérisé par l’absence totale de sensibilité (ἀναισθησία/an-aisthêsia) (p. 2) suite à la dissolution atomique du corps et de l’âme de l’individu (p. 10). Le philosophe épicurien a recours à certaines descriptions empruntées aux médecins pour souligner le fait que la mort n’est pas nécessairement douloureuse : elle peut être quasiment indolore dans le cas de mort pendant le sommeil, dans le coma ou l’ivresse ; elle peut même être accompagnée de plaisir, selon certains, pour celui qui meurt, par exemple, pendant le coït... Le souci de la sépulture est sans fondement : « Le plus vain, c’est de se chagriner en se figurant à l’avance qu’on aura, au lieu d’une fastueuse sépulture ostentatoire, une petite tombe ordinaire. C’est en effet le propre de gens qui sont portés à faire comme si, dans l’Hadès, le faste devait persister pour les uns, l’ordinaire pour les autres – la renommée devant être le lot des premiers et l’obscurité celui des autres –, que d’oublier que tous sont purement et simplement privés de sensation, ou plutôt qu’ils n’existent même plus. » (p. 74-75 ; toutes les traductions sont légèrement modifiées et j’en ai supprimé les signes diacritiques) Le destin du cadavre ne nous concerne pas : « Quant à la dévoration du cadavre par les poissons, elle n’offre rien de pire que sa dévoration par les asticots et les vers quand il a été enterré, ou par le feu quand il est étendu sur terre [à l’occasion de la crémation]. À partir du moment où la dépouille n’a nulle sensation ni des uns ni des autres, à quoi bon en débattre ? » (p. 80) Les causes de la mort sont diverses, liées à notre constitution naturelle – « nous sommes tellement faibles ! » (p. 90) –, à notre environnement, mais aussi à « la méchanceté des hommes », au point que « ce qu’on tient pour illogique et paradoxal, ce n’est pas de mourir, mais de durer un certain temps, et le plus extraordinaire c’est de parvenir à la vieillesse » (p. 91). L’homme sensé, quand il a obtenu ce qui suffit à une vie heureuse (εὐδαίμων βίος), « vit désormais en homme prêt à être porté en terre », et quand la mort vient, « il donne son consentement » (p. 91-92), se remémorant les plaisirs et jouissances passées – en particulier les discussions philosophiques avec les amis –, et assuré de l’absence totale de sensation (et de conscience) dans la mort. La méditation sur la mort – le « souci de la mort » dirait Socrate –, guidée par la physique d’Épicure (φυσιολογίας), est la voie royale qui conduit le sage à l’ataraxie (absence de troubles) ; a contrario, « c’est un amour de la vie inspiré par l’horreur de la mort – et non le plaisir d’exister –, qui amène les gens à rejeter les occasions de se concentrer sur la mort » (p. 93). « Ainsi donc, se laisser emporter quand la mort surgit, comme si survenait quelque chose d’inattendu et de paradoxal, voilà qui est stupide. C’est pourtant ce qui arrive à la plupart des gens, parce qu’ils ignorent que tout homme, fût-il plus fort que les Géants, est éphémère (ἐφήμερος) au regard de la vie et du trépas, et que ce n’est pas seulement demain qui échappe à sa vue, mais aussi l’instant présent » (p. 90). On l’aura compris, il s’agit pour Philodème d’éradiquer la peur commune de la mort à l’aide d’une thérapie philosophique empruntée à la tradition épicurienne, mais qui, sur fond de polémique, ne fait pas l’économie d’arguments parfois rhétoriques relevant de la littérature dite de consolation. On soulignera encore le fait que l’approche épicurienne, par sa prise en compte de la faiblesse constitutive de la nature humaine, se tient bien à l’écart de l’impassibilité (apathéia) stoïcienne, en ce qu’elle admet, même chez le sage, la présence de douleurs morales plus ou moins intenses que Philodème appelle « morsures » ou « piqûres naturelles », et qui peuvent aller jusqu’aux larmes (comme la perspective de laisser parents, enfants, épouse sans soutien [p. 63], ou la mort en terre étrangère, loin de ses proches, p. 65).

Daniel Delattre, qui a déjà publié chez le même éditeur le livre IV Sur la musique de Philodème (Paris, 2007), a usé encore ici de toute sa science et sa patience pour ressusciter pour nous un texte plausible, certes fragmentaire et souvent conjectural (« Au lecteur de se faire son propre avis et peut-être de proposer mieux », p. 32, n. 1). On lira donc avec émotion ces fragments rescapés du naufrage d’une part considérable de la philosophie grecque.

Immanquablement, dans un ouvrage scientifique si complexe, il y a des coquilles, relevées au fil de la lecture, qu’une seconde édition devra corriger : p. XCII : supprimer « est » avant la citation ; p. CVI : nous disons (dans la citation, qui diffère d’ailleurs de la traduction de la p. 47) ; p. CVI, n. 138 : renvoyer à la n. 4 (non 3) ; p. CIX : un conjoint plutôt qu’une épouse (dans la citation de Sénèque) ; p. CXIX : lorsque la mort ; p. 3 : une somme (n. 2) ; p. 10, col. 77,34 : ποσόν (indéfini, idem col. 92,4 et 117,2) ; p. 39, col. 93,8-9 : « tranquillité d’esprit » ne traduit pas le texte imprimé (ἡδονάς : des plaisirs), mais ἠρεμίας de l’apparat critique ; p. 63, col. 104,3 : parents (γονεῖς, non « descendants ») ; p. 65, col. 105,4 : λύπην ; p. 72 : quoiqu’ils ; p. 78, col. 110,31 : υἱωνόν (idem dans l’index) ; p. 114, n. 1 ad p. 52 : surprenante ; p. 143, n. 1 ad p. 80 : loin s’en faut. Je me demande finalement s’il n’aurait pas été plus commode pour le lecteur d’adopter dans l’introduction et les notes la graphie habituelle du sigma plutôt que le sigma lunaire (ϲ), constant dans le papyrus.