Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Danielle Jouanna, Comment connaître l’avenir pour un Grec ancien

(Religion, magie et science), Paris, Les Belles Lettres, 2023, 331 p.

Madeleine ROUSSET GRENON

Philosophie et religions antiques et médiévales

Sur ce thème souvent étudié (voir la bibliographie, p. 309-319), l’autrice apporte une contribution large et éclairante. L’ouvrage aborde les principales manières de connaître l’avenir pour les Grecs : en s’adressant aux dieux (par de « vraies » rencontres ou en rêve), par la consultation d’un devin ou d’un site oraculaire, par des pratiques divinatoires (nécromancie ou magie), enfin par une approche scientifique. Les chapitres traitent ces différents thèmes de manière didactique, en suivant dans chaque cas la chronologie de leurs attestations, littéraires et archéologiques. Les sources littéraires grecques sont le plus souvent bien connues – essentiellement Homère, les tragiques, les historiens, puis les philosophes ; ces textes relèvent du mythe, de la pensée historique ou philosophique, ou encore de la psychologie. Dans l’espace homérique, les rencontres « réelles » avec les dieux se situent sur le plan imaginaire, et parfois le dieu apparaît dans une quasi-proximité avec le monde des héros que les vers du poète font vivre dans l’esprit de l’auditeur. Dans la tragédie, la situation fictionnelle est très différente : « il arrive que les dieux se manifestent dans l’espace visible et même aux yeux de tous... sur les scènes théâtrales » (p. 29), au travers de diverses conventions scéniques. Quant aux prévisions de l’avenir à proprement parler, elles sont systématiques dans l’épopée où elles peuvent néanmoins se révéler trompeuses, les dieux se jouant parfois des hommes. Passent pour prémonitoires les paroles d’un dieu « rencontré » en rêve, souvent en dormant dans un sanctuaire – pratique courante attestée dès l’époque classique. Il s’agit alors plus souvent de la réponse à une demande de guérison (à Asclépios, parfois à Zeus) qu’une annonce du futur. Passer par l’intermédiaire d’un devin pour consulter un dieu est très courant : l’épopée met en scène de fameux devins (Chalcas en particulier), tout comme la tragédie (Tirésias, le devin aveugle). À la fois inspirées et fondées sur des savoirs, leurs interprétations des signes débouchent souvent sur des prédictions très précises (ainsi les neuf ans de guerre avant la prise de Troie que Chalcas prédit à partir de la vision d’un serpent qui dévore huit petits moineaux et leur mère). Avec la déconsidération progressive des devins en raison de leur cupidité, les consultations oraculaires vont prendre le relais. L’oracle de Zeus à Dodone, déjà cité par Homère, puis chez les Tragiques, était réputé le plus ancien de Grèce. Pas de temple, mais un chêne sacré, où apparaît le thème du langage incompréhensible : le bruissement des feuilles du chêne ou le langage des oiseaux interprétés par des prêtresses. Ici, l’archéologie apporte des informations importantes : de très nombreuses lamelles de plomb ont été découvertes sur le site, sur lesquelles les consultants écrivaient leurs questions – parfois concernant la politique, mais plus souvent relatives à la vie quotidienne : témoignage de la foi de petites gens, qui attendaient une réponse simple, par oui ou non, pour éclairer leur futur immédiat. L’oracle le plus fameux et le plus souvent consulté est certes celui d’Apollon à Delphes, attesté dès le VIe s. av. J.-C. et déjà évoqué chez Homère. On connaît la consultation de la Pythie, inspirée par des exhalaisons d’éthylène dans une chambre souterraine, dont les preuves géologiques récentes sont inconnues de l’autrice. On sait que des prêtres « traduisaient » en vers les vaticinations de la Pythie, de manière souvent ambiguë pour se dédouaner d’erreurs possibles ou dissimuler l’issue réelle. L’oracle de Delphes a souvent été une caution indispensable dans la conduite des affaires politiques des cités à l’époque classique, qu’il se soit agi d’apprendre de la Pythie quelle décision prendre, ou parfois de simplement valider un choix. « Les historiens font essentiellement état de demandes adressées par des rois ou par des cités » (p. 160), même si des consultations privées existaient aussi. Au fil du temps et du déclin de l’oracle, les consultants privés se faisaient plus nombreux et demandaient davantage des réponses relatives à de simples choix pratiques, plus ou moins anecdotiques, que des révélations d’importance collective. On consulte aussi Zeus à Olympie, également l’oracle de Zeus Ammon en Libye, rendu fameux par la consultation qu’y fit Alexandre en 331, fondant la légende qu’il était fils de Zeus. Des dieux secondaires (Hermès, dont le mode oraculaire consistait en un tirage au sort avec des dés) ou des héros pouvaient être consultés, comme le héros chtonien Trophônios, à Lébadée (Béotie), dont la consultation constituait une véritable initiation au travers d’une catabase (descente dans son antre) que Pausanias raconte, l’ayant accomplie lui-même.

Les Grecs ont aussi beaucoup pratiqué la nécromancie, la connaissance de l’avenir par la consultation des morts, attestée déjà dans l’épopée et dans la tragédie. L’archéologie a mis au jour plusieurs lieux de consultation des morts : un nécromantéion en Épire, un en Thesprotie, vus comme une entrée des enfers par où peuvent descendre les vivants. La magie au sens traditionnel est pratiquée moins pour connaître l’avenir que pour le modifier ou s’en protéger.

Sous le terme de magie, l’autrice regroupe des réalités très diverses : celle-ci peut être bienveillante – la magie « blanche » – et s’appliquer aux soins des blessés et malades, par l’application de préparations végétales – les pharmaka – qui visent à prolonger la vie de l’homme. La magie peut être « noire » avec l’usage des grands poisons apportés du Caucase par Médée, les sortilèges d’une Déjanire ou d’une Circé. Avec des philtres, des defixiones (tablettes d’exécration), l’homme essaie de plier les puissances divines à sa volonté personnelle, bonne ou malveillante. Les témoignages en sont anciens, littéraires d’abord avec Théocrite et ses Magiciennes au IIIe s. av. J.-C., qui atteste de l’usage de la magie dans la vie réelle. L’archéologie révèle des objets magiques tels que le iynx (petite roue ornée d’oiseaux, qu’on fait tourner), les tablettes de plomb (defixiones) gravées de malédictions, enroulées et enterrées, retrouvées par milliers, les figurines ligotées, qui visent à étendre la malédiction au-delà de la mort. L’arrivée de recettes et de produits rares de l’Orient dès le IIIe s. av. J.-C. permettra à une nuée de charlatans, en Grèce puis à Rome, de proposer des onguents ou potions complexes et onéreuses, aptes à combler toutes les attentes d’une clientèle crédule. De nombreux objets, souvent de pacotille, visent un effet spécifique, détournant le mal, le sort jeté ou le mauvais œil, comme l’œil bleu de céramique porté en amulette ou peint sous la proue des bateaux, en usage encore aujourd’hui.

Depuis toujours, l’homme s’est aussi attaché à définir un calendrier des saisons, des vents et tempêtes, des pluies et sécheresses, qui gouvernent les activités agricoles, pastorales et maritimes. Pour les Grecs, c’est le défilé des constellations du Zodiaque et la visibilité de certaines étoiles-repères qui définissent la marche du temps, observable par tous : une approche rationnelle synthétisée déjà par Hésiode. Ce sont les écarts à cette norme qui seront scrutés : quels sont les signes avant-coureurs d’une année sèche, d’un hiver rigoureux, comme par exemple les avances ou retards du passage des grues. À court terme, c’est un corpus de dictons, compilés par Théophraste (IVe-IIIe s.) puis par Aratos (fin du IIIe-IIe s.) qui est utilisé, par exemple pour prévoir l’arrivée d’une tempête. Si certains sont de nature superstitieuse, la majorité sont très pertinents, au moins dans la zone où ils ont été formulés.

Les vertus des plantes curatives ou toxiques relèvent quant à elles de la pharmacopée, une science observationnelle millénaire, perfectionnée par Théophraste et Dioscoride (Ier s. apr. J.-C.). Elle comporte cependant une part de plantes introduites pour leurs effets magiques supposés, dont ceux déduits de la « théorie des signatures ». Dans ce contexte, le regard du médecin, apte à lire les signes donnés par le corps, permet d’estimer l’espérance de vie du patient : il s’agit alors de poser un diagnostic plutôt que de deviner un futur. Il en va de même en médecine, où Hippocrate accorde une influence prépondérante au climat local sur l’occurrence d’une maladie dans une population, plutôt qu’à celle des astres. Il est en avance sur son temps, en n’admettant aucune influence de la Lune sur les cycles de la femme ni sur la qualité du sommeil ou sur la santé mentale. Cette position marginale n’affectera pas les croyances populaires sur les influences de la Lune quant au temps qu’il fera, la croissance des végétaux ou des cheveux.

L’acception de la magie que propose l’autrice ne laisse que peu de place aux manifestations de piété privée ou publique des Grecs, « pénétrés du respect de la divinité, persuadés qu’elle peut réellement leur donner un aperçu de l’avenir » (p. 167) et les aider. Globalement, les Grecs cultivés ne croyaient que peu à l’influence des astres sur leur vie. Selon l’autrice, on peut voir un paradoxe dans le fait qu’ils pensent que leur sort est fixé de manière immuable par les dieux et qu’en même temps ils cherchent à le connaître et à le modifier par les prières et les sacrifices. Si tous les mythes insistent sur le rôle du destin, qui se révèle dans des rencontres avec le divin, dans la vie réelle on cherche surtout à s’informer par des moyens variés en vue d’agir sur les divers domaines du quotidien (dois-je déraciner mon olivier ? dois-je répudier ma femme ?).

L’ouvrage, fruit de recherches menées au fil d’une très longue carrière, propose une vision richement documentée, avec une grande intelligence du sujet. L’autrice exploite très largement les sources littéraires (surtout) et archéologiques, qui témoignent de ce désir de l’homme de maîtriser l’avenir collectif ou personnel. On peut toutefois regretter qu’elle se réfère trop systématiquement aux mêmes « grands » textes, alors que des auteurs moins connus comme Aratos ou Nicandre auraient apporté des informations précises sur la météorologie ou la magie. En ne considérant que les sites oraculaires ou d’intercession auprès des dieux attestés par les grands textes grecs, l’autrice crée des biais de sélection temporel et spatial. L’archéologie révèle que la plupart des sites sont antérieurs d’un millénaire ou plus aux premiers textes homériques ou hésiodiques. Par ailleurs, le fait qu’un oracle lointain comme celui de Zeus Ammon en Libye soit mentionné pour avoir été consulté par les rois et généraux, ne devrait pas faire occulter les sites plus proches, accessibles à l’ensemble des Grecs. On mentionnera le site d’Aphaia, déesse féminine attestée dès l’époque mycénienne, et le temple d’Apollon panhellénique tous deux sur l’île d’Égine ou encore le centre cérémoniel d’Épidaure, actif depuis le IIe millénaire avec son oracle médical, qui deviendra le centre thérapeutique le plus important du monde grec. Les sites d’altitude au centre de l’Arcadie, comme le mont Lykeion, centre sacrificiel continûment actif depuis la fin du Néolithique, ou son voisin le temple de Bassae dédié à Apollon Epikourios (Secourable) depuis l’époque archaïque, sont des points de rencontre des populations du Centre et du Nord du Péloponnèse et des îles ioniennes. Plus près de nous, l’auteur n’ignore pas qu’au Ier s. de notre ère, les textes les plus pertinents sur la divination et la magie sont désormais rédigés en latin (voir Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXX). Mais du point de vue spatial, la mention de seuls trois sites oraculaires pour la Grèce laisse l’impression d’une grande rareté, contredite par les inventaires archéologiques, qui révèlent une haute densité de tels sites, tant en Grèce continentale que dans sa périphérie de Grande Grèce ou d’Asie Mineure. Il faut toutefois relever que l’insistance sur le caractère immédiat des préoccupations des Grecs interrogeant l’avenir constitue pour l’autrice un éclairage nouveau, confirmé par des découvertes archéologiques récentes.