Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Évhémère de Messène, Inscription sacrée

Introduction et annotation par Sébastien Montanari ; texte et traduction par Sébastien Montanari et Bernard Pouderon, Paris, Les Belles Lettres (collection « Fragments »), 2022, CII p. et 329 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie et religions antiques et médiévales

« Évhémérisme (1838) : Doctrine selon laquelle les dieux de la mythologie étaient des personnages humains divinisés après leur mort » (Le Nouveau Petit Robert, 1993). Si cette conception rationaliste et réductrice de la mythologie classique, cette historicisation des mythes, désigne communément un courant de pensée, l’auteur auquel on rapporte cette doctrine, l’« historien » ou « mythographe » grec Évhémère de Messène – sans doute la Messine actuelle –, demeure mal connu. Il faut dire que nous savons peu de choses sûres de sa vie et que son œuvre n’est connue qu’indirectement, par des témoignages parfois divergents et des citations dont la littéralité est sujette à caution et d’interprétation délicate. L’Inscription sacrée ou Histoire sacrée, Récit sacré (Ἱερὰ ἀναγραφή) relatait, en trois livres au moins, un voyage accompli par Évhémère lui-même sur l’ordre du roi de Macédoine et successeur d’Alexandre le Grand, Cassandre (316-297), en Arabie dite « heureuse » (l’actuel Yemen) ; l’auteur y narrait, sous forme d’un « compte rendu historique » (ἱστορικὴ ἀναγραφή, p. 129-130), la découverte d’un archipel inconnu, aux confins du monde, dans l’« océan d’Arabie » (l’océan Indien, entre la péninsule arabique et l’Inde). Dans la longue île que l’auteur appelle Panchaïa (Panchaïe), le voyageur découvre une société pieuse et bienheureuse – de nature théocratique et hiérarchisée, avec toutefois des aspects égalitaires, comme la mise en commun des récoltes –, vivant en autarcie, sans connaître apparemment l’esclavage, dans un environnement luxuriant et paradisiaque ; cette société ne semble connaître ni monnaie, ni commerce ; elle est composée d’autochtones, les Panchéens, et d’étrangers dont des Crétois descendants de ceux qui jadis accompagnèrent Zeus. Le voyageur y trouve en particulier un sanctuaire de Zeus avec un temple – fondé par Zeus lui-même – où se dresse une grande stèle d’or rédigée d’abord par Zeus et continuée par Hermès. Comme le laisse entendre le titre, la révélation du contenu de l’inscription devait former le cœur de l’ouvrage et c’est elle qui a principalement retenu l’attention des Anciens et des Modernes. L’inscription contenait une théogonie (« un exposé systématique de toute l’histoire mythique », p. LXIII) rendant compte de « l’origine de la religion » : Zeus y parlait de son aïeul Ouranos – « le premier à détenir sur terre le pouvoir suprême » (F8a) –, de son père Cronos et de lui-même ; on y apprenait la généalogie et la geste des principaux dieux du panthéon, leur vie sur terre et leur mort – avec l’indication du lieu terrestre de leur tombeau : « les dieux y étaient présentés comme des mortels divinisés » (p. XLI). Le rôle des prêtres, formant « la classe dirigeante », était essentiellement de servir les dieux et de chanter des hymnes pour les remercier des bienfaits qu’ils ont accordés aux hommes.

L’ouvrage se compose des parties suivantes : Introduction (p. IX-LXXXIII) ; Témoignages (T) et Fragments (F) (p. 3-97 : textes grecs et latins, sans apparat critique comme le veut la collection, avec leur traduction ; 53 témoignages ; 36 fragments considérés comme authentiques) ; Annotations (p. 101-173) ; Annexes (p. 175-267, dont des « textes complémentaires » évhémérisants de Denys Scytobrachion [IIIe s. av.], « Léon de Pella » [IIe s. av. ?], Philon de Byblos [Ier-IIe s.], ainsi que la traduction continue des passages tirés de l’historien Diodore de Sicile) ; Bibliographie (p. 269-294) ; Index (locorum, nominum, rerum).

L’interprétation du récit mythologique sur les dieux défendue par S. Montanari (= l’auteur) comprend les affirmations suivantes, un peu déroutantes : à l’époque mythique, il existe deux catégories d’hommes sur terre, les « simples humains » et les « hommes-dieux » (p. LXIV) ou les « simples mortels » et les « premiers dieux » (p. XLIX) ; « les hommes-dieux étaient réellement des dieux ». Zeus, le premier rédacteur de l’inscription, s’est signalé par son activité civilisatrice universelle en tant que souverain juste et dispensateur de bienfaits aux hommes. En tant que tel, il réclame et obtient un culte partout où il passe : « Zeus devenait le premier homme à être déclaré dieu de son vivant » (p. 162). Sa vie terrestre a un début et une fin – il naît et meurt en Crète, où il a son tombeau. À sa mort, « sa part divine demeurait éternellement » (p. 165 ; l’auteur parle d’apothéose, 81). L’auteur écarte donc vigoureusement certaines lectures : il ne s’agit pas d’une satire religieuse qui serait l’expression d’une forme d’athéisme (p. L) ; Évhémère n’est pas l’auteur d’une doctrine philosophique, mais d’une histoire mythique (p. LXVI ; LXIV) ; il n’écrit pas en théoricien (p. LXVI) ; il ne s’agit donc pas d’« une réflexion critique sur les mythes », mais d’« un récit mythologique » (p. LIII) ; si Évhémère procède à une « réécriture rationaliste des mythes » (p. LXV), « ce rationalisme n’avait rien d’athée » (p. LIV). Évhémère se distingue donc radicalement d’autres mythographes ou de certains interprètes pour qui, selon l’auteur, « les dieux sont effectivement des hommes ayant vécu dans le passé et n’étaient donc pas véritablement des dieux » (Lettre d’Alexandre à Olympias ; Philon de Byblos ; auteurs chrétiens, p. LXXV). Cette lecture prend le contrepied des interprétations anciennes et modernes qui voient en Évhémère un négateur de la divinité des dieux et un critique de la mythologie traditionnelle (en cela, il figure dans les listes d’athées, T8-T17). Or, en présentant son récit comme le compte rendu d’un voyage réel – et non comme une fiction –, en gommant autant que possible l’invraisemblable et le merveilleux (p. XLVIII ; LII), en rationalisant les récits mythiques, Évhémère s’exposait à l’accusation de mensonge de la part des lecteurs les moins crédules (par exemple Strabon qui qualifie Évhémère de ψεύστης, menteur [T26], mais aussi Callimaque, Ératosthène, Polybe, Plutarque, etc.). Et de leur côté, les auteurs chrétiens voulurent prendre à la lettre le contenu de l’ouvrage, saisissant là l’aubaine de trouver chez les païens eux-mêmes l’affirmation que leurs dieux n’avaient qu’une origine humaine. L’interprétation que propose l’auteur présente une cohérence certaine, mais peine à définir les catégories « hommes » et « dieux », mais cette confusion est sans doute déjà celle du mythographe grec lui-même. D’autre part, la distinction entre témoignages et citations est loin d’être claire et ce qui relève de l’interprétation des auteurs anciens qui mentionnent Évhémère et sa théogonie est difficile à distinguer de ce qu’Évhémère « a vraiment dit ». Ce qui me semble le plus intéressant dans l’ouvrage, c’est la lecture politique que propose l’auteur : le récit des hommes-dieux recevant un culte de leur « vivant » sur terre ou après leur mort, trouve un écho dans les pratiques politico-religieuses des débuts de la période hellénistique, à partir d’Alexandre, où se développe le culte des souverains divinisés : « De la croyance en la divinité de certains hommes [par ex. Démétrios Poliorcète à Athènes] à l’idée que les dieux eux-mêmes étaient des hommes divins, il n’y avait qu’un pas qu’Évhémère n’hésita pas à franchir » (p. LVI). L’auteur peut ainsi dessiner un parallèle entre Zeus et Alexandre (p. LVIII-LIX) et va même jusqu’à proposer une sorte d’identification entre le souverain macédonien et Zeus (p. LXXI) en affirmant que Zeus, illustre prédécesseur d’Alexandre, « avait dessiné les contours d’une royauté idéale » (p. LXI). Ainsi, l’auteur affirme que « l’inscription sacrée du temple de Zeus donnait au culte des souverains un fondement mythique » (p. LXII). En conséquence, l’intention d’Évhémère en écrivant son Inscription sacrée peut se formuler, selon l’auteur, de la façon suivante : « Il devenait urgent de réécrire ou d’adapter les mythes fondateurs pour mieux construire et accepter le présent » (p. LXI). Cependant, en insistant sur cet aspect du travail d’Évhémère, on donne de l’eau au moulin des Lactance (la religion païenne est une création humaine, p. 159), Arnobe ou Minucius Félix (les dieux sont des hommes divinisés, p. 109-111), Augustin (les dieux ne sont que des hommes, p. 113) ou encore Eusèbe (les dieux sont des souverains divinisés, p. 101). Quoi qu’il en soit, ce travail, issu d’une thèse de doctorat, présente commodément l’ensemble du « dossier Évhémère », et par sa richesse même s’avère pleinement recommandable (on lira toujours avec profit l’article « Évhémère de Messine » de R. Goulet dans le Dictionnaire des philosophes antiques, t. III [2000]).

Notons encore que l’ouvrage est soigné et les coquilles peu nombreuses (p. XXVII Dionysos ; p. LII île Sacrée ; p. 9 une échappatoire ; p. 101 Histoires libyennes ; p. 103 athéisme ; p. 169 πργμα ; p. 170, n. 296 foie [non sang] ; p. 193, n. 51 le Panthéon ; p. 195, n. 64 theologia biperdita).