Bibliographie
BIB
René Brouwer, Law and Philosophy in the Late Roman Republic
Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2021, viii + 182 p.
Philosophie et religions antiques et médiévales
Aux IIe et Ier s. av. notre ère, la ville de Rome voit se développer deux activités intellectuelles distinctes, la philosophie, alors importée de Grèce et de l’Orient méditerranéen sous diverses dénominations, et le droit, principalement indigène – même si la tradition (Liv. III 31.8 ; Pomponius, sing. enchir., D. 1.2.2.3-4) suggère une influence grecque beaucoup plus précoce –, sous la forme d’une jurisprudence (doctrine) visant à interpréter, voire à compléter la législation « statutaire » et édictale, à préciser et affiner les procédures, et à harmoniser et systématiser, autant que faire se pouvait, un ensemble croissant d’actions judiciaires élaborées par des magistrats souvent peu expérimentés. La courte monographie de R. Brouwer explore les interactions entre philosophes hellénistiques et juristes (iurisconsulti, prudentes) romains, en particulier les choix relatifs aux méthodes de résolution des conflits en matière juridique d’une part et à la manière de traiter de sujets philosophiques d’autre part, ainsi qu’aux thèmes susceptibles d’attirer l’attention des uns et des autres. L’auteur consacre aussi quelques réflexions à l’impact qu’a eu cette rencontre sur l’histoire du droit et de la philosophie dans l’Antiquité et au-delà.
L’ouvrage se décline en huit chapitres, tous marqués du sceau de la concision et sans prétention à un traitement exhaustif des interactions entre droit et philosophie (p. 20). L’introduction définit les divers objectifs de l’étude, mentionne les principaux travaux de ses devanciers, et répertorie les sources primaires à disposition. Sans surprise, l’œuvre de Cicéron y occupe une place centrale, à l’intersection des deux cultures, et offre un sens de proximité chronologique et de fiabilité contextuelle en contraste avec les écrits des juristes romains du IIe s. de notre ère, Pomponius et Gaius, ainsi que des œuvres philosophiques grecques conservées sous forme souvent très fragmentaire, de Cicéron à Diogène Laërce (IIIe s.), et utilement réunies par Giovanna Garbarino en 1984 et 2003. Suit une étude comparative des pratiques respectives des juristes romains et des philosophes hellénistiques, qui forment les uns et les autres des groupes élitistes. Finalement, l’auteur écarte l’aspect rhétorique de l’interaction entre philosophes et juristes (cf. pourtant p. 78 sqq.), arguant du fait que la rhétorique joue un rôle négligeable dans les rapports entre philosophie et droit civil (privé), par opposition au droit public, en particulier au droit pénal. C’est un point sur lequel on peut être en désaccord avec la position de l’auteur, le caractère peu émotionnel d’une action civile n’enlevant rien à l’impact de l’art de la persuasion et de l’argumentation mis en œuvre par les parties, comme en attestent abondamment les orateurs attiques (Isée, Andocide, Démosthène). Le deuxième chapitre procède logiquement à un état des lieux dans les deux domaines respectifs dans la première moitié du IIe s. av. notre ère, c’est-à-dire avant la fameuse ambassade des philosophes grecs à Rome en 155 et avant les premiers témoignages d’avis juridiques conservés dans la littérature et en particulier dans le Digeste de Justinien. Le droit romain est alors en plein développement, mais encore très lacunaire, formaliste et désorganisé. Se perçoivent ainsi une tendance à la sécularisation du droit et l’importance croissante du préteur, source principale du droit édictal et acteur initial dans la procédure formulaire nouvellement introduite, ainsi que des experts laïcs (iuris consulti), producteurs des responsa utiles à l’interprétation de la loi (ius civile) et de l’édit (ius honorarium). La somme de ces éléments constitutifs du droit romain est censée refléter ce que les auteurs nomment le ius maiorum, une idéologie représentant un arrière-fond indiscutable (p. 27), dont l’ancrage historique préalable à sa formulation est loin d’être démontré. La philosophie hellénistique est arrivée à Rome dans la foulée de l’impérialisme romain consécutif à la deuxième guerre punique, avec la conquête de la Macédoine, des cités et des confédérations grecques. Elle s’inscrit dans un double mouvement philhellénique et « nationaliste » et est représentée par des tenants des mouvements platonicien, aristotélicien et stoïcien, ce dernier s’avérant particulièrement séduisant pour une partie de l’aristocratie romaine. Les cyniques et les épicuriens n’apparaîtront que plus tard sur la scène romaine, et leur impact sur le droit romain fut probablement marginal.
Les six chapitres suivants sont divisés en deux parties, la première (ch. 3-5) consacrée à l’influence, en termes d’innovations méthodiques et substantielles ou conceptuelles, des philosophes hellénistiques sur les juristes romains, la seconde (ch. 6-7) sur le phénomène inverse. Le chapitre 3 (“System” in law) examine comment les philosophes ont aidé les juristes à faire de leur activité une science (épistèmè/technè – scientia/ars). L’auteur argumente à juste titre que ce développement a été le fait du stoïcisme, l’œuvre d’Aristote étant encore trop peu connue des Romains au IIe s., et celle de Platon encore loin d’avoir élaboré une conception positive de la science. C’est dans le commentaire au Gorgias de Platon, dû à la plume d’Olympiodore (VIe s. apr. J.-C.), que l’auteur va chercher les premières traces d’une définition stoïcienne de la science (p. 41-42), applicable au droit à travers la dialectique, qui débouche sur des catégorisations par divisions et arrangements reposant sur des définitions, dont un premier témoignage réside dans une œuvre (dont seul le titre grec est conservé) de Quintus Mucius Scaevola, l’un des fondateurs du droit civil. C’est aussi un premier pas vers un essai de systématisation du droit, peut-être représenté par Servius Sulpicius Rufus, à l’époque de Cicéron, imité par ce dernier dans un traité aujourd’hui perdu et intitulé De iure civili in artem redigendo. À la fin du IIe s. av. notre ère, les juristes romains pouvaient raisonnablement envisager leurs pratiques en termes de méthode et de système (p. 51). Le chapitre 4 (“Rule” in law) recherche l’origine de la notion de règle (kanôn, regula) en droit chez les grammairiens, dans un débat entre anomalistes et analogistes sur l’inflexion des mots, les juristes étant appelés à se concentrer sur les régularités entre cas examinés. Dans la pensée hellénistique, la notion de règle est utilisée en épistémologie et en éthique, dans le sens d’un étalon (standard) ou critère de vérité (kritèrion), au nombre de trois selon Épicure (aisthèseis/sensations, prolèpseis/préconceptions, et pathè/émotions). Les stoïciens préconisent l’« impression cognitive » (katalèptikè phantasia) comme critère de vérité, considèrent que le droit naturel permet de distinguer le juste et l’injuste et jugent toutes les lois et constitutions incapables d’atteindre un tel degré de perfection dans l’application de l’ordre universel. Conscient de la difficulté de maintenir le droit et la raison comme seuls critères de justice, Panaetius de Rhodes se rabat sur la valeur d’actions intermédiaires appropriées, fondées sur une justification raisonnable plutôt que sur une justification parfaitement rationnelle. Les juristes se sont emparés de cette nuance et ont conçu la notion de règle à partir des analogies repérées entre différents cas, reconnus comme appartenant au même type, la règle étant comprise comme une brève description ou résumé des raisons sur lesquelles une décision est fondée (p. 64). Cette acception du terme remonte peut-être à Labeo, un juriste de la fin du Ier s. av. notre ère, particulièrement intéressé par les questions de grammaire. À partir de là, les règles sont « présupposées » (expression de T. Honoré), utilisées comme moyens mnémotechniques, et ont donné lieu à une large littérature répertoriées dans le Corpus Iuris Civilis (p. 65, n. 67). Le chapitre 5 (“Person” in law) se concentre sur un apport plus substantiel de la philosophie grecque au droit romain, via la notion abstraite de « personne » dérivée d’un élément commun à la fois aux rites funéraires étrusques et aux origines du théâtre grec, le masque (prosôpon, persona). Là encore, c’est Panaetius de Rhodes qui semble avoir donné l’impulsion la plus significative en applicant la notion de personne à des êtres humains imparfaits, dotés pourtant de dignitas et d’humanitas, notion qui débouche en droit, par le truchement de la rhétorique et de la grammaire, sur l’effort de systématisation par taxonomie de Q. Mucius Scaevola (Pomponius, 24 ad Q. Mucium, D. 41.3.24 ; Cic., Leg. II 48-49), finalement formulé par Gaius (1.8) : « Le droit dont nous nous servons porte sur les personnes, les choses et les actions », une tripartition promise à un brillant avenir, en droit romain comme dans les codifications modernes.
Les deux chapitres suivants (6-7) adoptent la démarche inverse, en identifiant l’impact du droit romain sur la philosophie grecque hellénistique et impériale. Le chapitre 6 (Casuistry in philosophy) offre un pendant au chapitre 4 sur les règles et décrit un changement de perspective en philosophie, du général au particulier, par analogie aux décisions judiciaires prises sur la base de cas spécifiques pour donner lieu à une jurisprudence réutilisable à l’avenir. La casuistique est pour ainsi dire absente chez Platon et chez Aristote, voire chez les stoïciens, malgré leur intérêt pour l’action individuelle. Les juristes romains ont fait du spécifique un instrument de travail, que ce soit par la définition de l’action (formula) ou par les réponses (responsa) orales puis écrites qu’ils donnaient aux cas qui leur étaient présentés. Les premières collections de responsa remontent au début ou milieu du IIe s. av. J.-C., c’est-à-dire aux fondateurs mêmes du droit civil, et dans leur diversité, donnent parfois lieu à des controverses. Les stoïciens romains ont adopté cette démarche pour alimenter leur quête des actions appropriées (officia), empruntant leurs exemples au droit des obligations. Le De Officiis de Cicéron en est un témoin privilégié, un ouvrage dont la pertinence a assuré la pérennité. Si la casuistique offre un exemple de l’impact méthodologique du droit sur la philosophie, la propriété (privée), telle qu’elle est définie en droit, fournit une base de réflexion sur la notion de justice et d’éthique. Le chapitre 7 (Property in philosophy) passe en revue les positions respectives des divers courants philosophiques à l’égard de la propriété privée, en relation notamment avec l’idée de justice et de bonheur. Entre rejet et distanciation, la philosophie voit un lien ténu entre propriété et pratique de la vertu amenant à une vie de qualité. En droit romain, la notion de propriété est centrale (cf. ci-dessus la formulation de Gaius 1.8) et constitue, à Rome, le socle de la vie familiale, sociale, économique et politique. Le stoïcisme romain en a pris note et marque un respect nouveau pour la propriété, fondement du statut de l’élite à laquelle il s’adresse en priorité. Ici, de nouveau, Cicéron (dans son De Officiis) se fait le porte-parole de Panaetius de Rhodes, et peut-être aussi d’un Blossius de Cumes, dont on sait qu’il fut l’un des inspirateurs des réformes agraires à l’époque des Gracques (133-121). La notion même de propriété privée fait l’objet de controverses que l’on retrouvera tout au fil de l’histoire. Le dernier chapitre (8 : Law and philosophy after 50 BCE) offre en guise de conclusion quelques considérations sur le caractère exceptionnel, mais limité dans le temps, des interactions réciproques entre philosophie et droit dans la période 150-50 av. J.-C., un phénomène qui s’amenuise dès l’époque augustéenne, même si les juristes romains restent marqués par la logique et l’éthique aristotéliciennes, et amorcent, sporadiquement, une réflexion sur des thématiques philosophiques comme le droit naturel, la liberté, etc.
Cette excellente monographie comprend une riche bibliographie (avec un inventaire des éditions utilisées pour les sources primaires), un index des passages cités et un index général détaillé.