Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

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Michel Pastoureau, Blanc : histoire d’une couleur

Paris, Éd. du Seuil, 2022, 240 p.

Karim ERARD

Histoire de l’art

Blanc : histoire d’une couleur de Michel Pastoureau, médiéviste, spécialiste de la symbolique animale et de l’héraldique, est le sixième livre consacré à l’histoire des couleurs en Occident, après Bleu (2000), Noir (2008), Vert (2013), Rouge (2016) et Jaune (2019). Le livre retrace avec une grande érudition, l’histoire du blanc, répartie en quatre chapitres historiques, et multipliant les domaines d’analyse en des approches liées, entre autres, à l’art, à la vie quotidienne, à la technique de la teinture, à la science, à la morale religieuse, etc. Peu étudiée, l’histoire des couleurs a longtemps été considérée comme appartenant à la « petite Histoire ». L’auteur a réussi tout au long de sa carrière de professeur et d’auteur à donner la place que les couleurs méritent dans l’Histoire, tant celles-ci ont joué un rôle considérable. Il narre comment le blanc est devenu premier dans l’ordre chromatique, c’est-à-dire, la couleur la plus utilisée dans les sociétés européennes – actuellement le bleu est la couleur préférée de nos contemporains. Autre caractéristique notable, le blanc est la seule couleur non ambivalente : « Il y a un bon rouge (énergie, joie, fête, amour, beauté, justice) et un mauvais rouge (colère, violence, danger, faute, punition) » (p. 9). L’auteur précise toutefois que « la plupart des idées associées au blanc sont des vertus ou des qualités. » (ibid.) Bien sûr, de même que pour les autres couleurs, l’histoire du blanc est indissociable des techniques de fabrication. Aussi, un nouveau procédé de production peut entraîner une mutation de sa symbolique ou bien marquer son entrée dans un domaine bien précis.

Avant de suivre les étapes de la signification du blanc en Occident, quelques remarques préalables sont indispensables à son décodage. D’abord, « une couleur ne vient jamais seule » (p. 10) ; sa signification ne se dégage qu’en tirant des parallèles culturels avec les autres couleurs : à quelle(s) autre(s) couleur(s) s’oppose-t-elle ou s’associe-t-elle ? Ensuite, c’est la société, dans un cadre spatio-temporel déterminé, qui donne un sens à une couleur. Enfin, les nuances jouent un rôle essentiel dans l’interprétation d’une couleur et ce phénomène est parfaitement patent dans le champ de la lexicologie du blanc. Par exemple, en latin, albus désigne « un blanc physique, neutre, objectif » (p. 46), tandis que candidus exprime un « blanc symbolique, favorable, pur, éclatant » (ibid.).

L’auteur analyse avec brio l’histoire du blanc du Paléolithique à nos jours. Son analyse commence par l’émergence d’une triade première, celle du noir, du rouge et du blanc. Affirmer que les hommes de la Préhistoire pensaient le blanc comme une catégorie n’est pas chose aisée. Cependant, l’auteur fait remarquer que la fabrication des pigments laisse à penser qu’une préoccupation culturelle a fait son apparition comme en témoignent les célèbres peintures de la grotte de Lascaux. Associée au culte lunaire durant l’Antiquité, le blanc devient la couleur liée aux divinités, comme l’indique un passage des Lois (XII 956a) de Platon qui désigne la couleur blanche (χρώματα λευκά) comme celle « qui convient aux dieux ». Contrairement à une idée reçue, la « Grèce blanche » n’a jamais existé ; les Grecs aimaient la polychromie et leur palette ne comportait pas moins de onze teintes. Quant à la civilisation romaine, l’auteur, en tirant des enseignements du lexique latin, relève que, pour les Anciens, la luminosité compte plus que la tonalité. Le Moyen Âge inaugure et constitue une période propice au blanc : celui-ci devient la couleur première aux alentours de l’an mil, comme principale couleur liturgique et couleur christique par excellence. Vecteur de blanc, le lis, signe à la fois religieux et politique, se blasonne sur les sceptres, les manteaux et les armoiries, les couronnes, etc. Opposé au rouge, le blanc constitue la marque des chevaliers au cœur pur. Les animaux blancs issus du bestiaire médiéval, comme l’agneau, la colombe, le cygne, la licorne, tiennent une place de haut rang et sont tenus en grande estime. La Renaissance marque un tournant, bouleverse, infléchit l’histoire du blanc. Sur le plan épistémologique d’abord, les couleurs deviennent des abstractions ; « on aime le rouge », « on déteste le blanc », alors qu’auparavant « on aimait les voiles noires » ou « les mosaïques bleutées ». Avec le bleu, le blanc devient la couleur de la royauté ; par l’importance de son utilisation, il devance désormais le rouge (et le bleu) jusqu’à aujourd’hui. Porter un habit blanc devient un marqueur social sous l’Ancien Régime : la fraise, la chemise, la dentelle sont autant de signes d’appartenance à la noblesse. Mais deux facteurs influencent durablement les mentalités de l’époque jusqu’à aujourd’hui : l’invention de l’imprimerie et la décomposition de la lumière en rayons colorés. La diffusion de l’image gravée en noir et blanc transforme la sensibilité de l’Europe, et le contraste noir-blanc se renforce. Dans le champ scientifique, les géniales découvertes newtoniennes sur l’optique relèguent le blanc à une non-couleur, puisqu’expulsé du spectre. Du XIXe au XXIe s., le blanc et le noir occupent une place bien réelle, tout en demeurant en dehors de l’ordre chromatique. La photographie entretient cette tendance. En effet, la diffusion de photos en noir et blanc prolonge l’influence de la gravure. Lorsque l’auteur se penche sur l’histoire de l’art au XIXe s., il observe que les impressionnistes portent un vif intérêt au blanc qui se décline en une myriade de tons différents. En outre, la couleur blanche entre dans la vie matérielle, en particulier comme symbole de propreté dans le monde de l’hygiène (salle de bains, récipients, tonalité des murs, etc.) et de la santé (vêtements et boîtes de médicaments).

Le livre abonde en illustrations de tous types, que l’auteur, selon ses dires, a choisi de manière très scrupuleuse : peinture, vases, sculptures, portraits, photographies, objets de la vie quotidienne, etc. En somme, la lecture de cet ouvrage d’un historien réputé, fruit de cinquante ans de recherches, est instructive à plusieurs égards. Premièrement elle donne des clés de lecture de l’image en histoire des civilisations et en histoire de l’art. Deuxièmement, elle fournit des enseignements précieux en littérature, notamment en rendant attentif, voire sensible au vocabulaire des couleurs et à son analyse dans son contexte. Troisièmement, elle affine notre regard sur nos sociétés, passées et contemporaines, et explique en quoi une couleur est révélatrice d’une époque. En quatrième lieu, elle nous invite à entrer dans les différents tomes consacrés aux autres couleurs, car celles-ci se correspondent et s’enrichissent mutuellement.