Revue de Théologie et de Philosophie

Bibliographie

BIB

Anne-Nelly Perret-Clermont, Jean-Daniel Morerod et Jérémie Blanc (éds), Cultures et guérisons. Éric de Rosny, l’intégrale

Neuchâtel, Éditions Alphil (collection « Ethnographies 503 »), 2022, 3 vol. en coffret, 1 262 p.

Tania ZITTOUN

Ethnographie

Éric de Rosny (1930-2012) fut un prêtre jésuite, aumônier à Douala au Cameroun dès les années 1960, initié aux techniques des guérisseurs tradipraticiens, les nganga dans les années 1970. Cette double orientation lui conféra un statut unique. D’une part, il devint directeur d’un centre de consultation spirituelle, à Douala, centre urbain en constante croissance, où il était consulté justement pour sa double affiliation. D’autre part, il poursuivit un travail de recherche et d’écriture, décrivant et analysant ses observations d’une société africaine en évolution, ainsi que de son système culturel, philosophique, religieux et médical en transformation. C’est ce travail qui est rassemblé pour la première fois dans L’intégrale Éric de Rosny, réunissant en trois volumes illustrés une centaine d’articles et de chapitres parus entre 1970 et 2013, à l’exclusion des livres publiés par l’auteur de son vivant.

Le premier volume est préfacé par Jean Benoist et Prince René Douala-Manga-Belly, suivi d’un prologue inachevé d’Éric de Rosny, qui espérait voir ses textes un jour réunis, d’une introduction de l’éditrice, Anne-Nelly Perret-Clermont et de ses deux coéditeurs, Jean-Daniel Morerod et Jérémie Blanc, tous trois exécuteurs testamentaires de l’œuvre – depuis les années 1990, Éric de Rosny était venu régulièrement à Neuchâtel où il a reçu un doctorat honoris causa de l’Université en 2010 –, ainsi que de sept textes invités, initiant autant de dialogues avec le volume. Les textes de de Rosny sont ensuite présentés chronologiquement dans les trois volumes. Le troisième contient en outre une biographie d’Éric de Rosny, une bibliographie complète de ses œuvres (dans le recueil et au-delà) et de la littérature secondaire, ainsi qu’une liste de ressources audio-visuelles ; un index aurait pu encore enrichir cette très belle édition.

Cette intégrale nous permet de suivre le parcours intellectuel remarquable d’un homme de terrain, un penseur en marche sur une ligne de crête. Les textes, écrits dans un langage simple et direct, sont adressés à des audiences très différentes, en Afrique, en Europe et dans des débats internationaux : revues culturelles et religieuses, anthropologiques ou médicales ; actes de colloque ou contributions à des ouvrages en anthropologie, en psychologie, en ethnopsychiatrie, en ethnobotanique, et en médecine ; revues grand public. Les thèmes abordés sont nombreux : le système culturel et de croyances existant au Cameroun ; les pratiques de guérison, s’opposant à la sorcellerie ; l’évolution des modes de vie dans un grand centre urbain, et ainsi les nécessaires juxtapositions et hybridations des systèmes de croyances ; l’éclosion des sectes chrétiennes et des mouvements charismatiques dans une Afrique post-coloniale ; des études de cas démontrant l’efficacité réelle et symbolique des nouveaux « bricolages » des tradipraticiens, s’appuyant à la fois sur les valeurs profondes des patients et de leurs nouvelles croyances chrétiennes ; l’ethnobotanique ; les techniques que de Rosny développe et la place qu’il occupe dans son travail d’ accompagnement spirituel, etc.

Au niveau formel, de Rosny choisit le style d’une « anthropologie narrative » (p. 662) : basée sur l’observation participante et une parole à la première personne, elle se caractérise par une manière de donner à voir et sentir les expériences, puis de les analyser le plus simplement possible. L’écriture est néanmoins érudite, informée des débats en sciences religieuses et en sciences sociales ; de Rosny dialogue ainsi avec Georges Morel, Marc Augé et avec Jeanne Favret-Saada, avec Michel Foucault, Michel de Certeau et René Girard, avec Sigmund Freud et Jacques Lacan, ainsi qu’avec les thèses et documents publiés au fil des ans sur l’évolution de l’Afrique et de ses religions. Elle est enfin parfois joueuse : un des premiers textes de 1973 est ainsi intitulé Le jengu de Claire (p. 141-170), en clin d’œil au Genou de Claire, film d’Éric Rohmer de 1970. En termes de construction, certains de ces textes s’appuient sur une étude de cas – comme le texte précité – prenant ainsi une valeur exemplaire, sur arrière fond des centaines d’autres cas observés par Éric de Rosny, et à partir de là déploient la complexité du « modèle culturel » sous-jacent à certaines pratiques de guérison. D’autres articles sont davantage des états des lieux synthétiques de l’évolution des églises, ou des explicitations de sa propre pratique de conseiller spirituel.

Au fil des années, au gré des dialogues d’Éric de Rosny avec des patients, des tradipraticiens, et des membres de ses diverses communautés d’affiliation, de sa connaissance de l’évolution des débats dans les sciences humaines et sociales, et de sa propre position et de sa réflexivité, ses textes gagnent en nuance, en profondeur et en généralité. Par exemple, en 2006, de Rosny publie un petit texte intitulé Mais, on ne change pas de philosophie (p. 991-993), où il revient sur la réaction qu’avait suscitée un de ses textes de 1993, La santé de l’Homme. Critères de rationalité (p. 443-454), présenté à un congrès catholique de médecins. Basé sur sa connaissance du système Douala dès les années 1970, il y avait décrit le modèle culturel traditionnel et la logique qui sous-tendent la pratique des tradipraticiens. Plutôt que de supposer que les êtres humains ont un corps (soigné par le médecin) et une âme (soignée par le prêtre), ce système part du principe que les personnes ont deux corps, un visible et immédiatement accessible aux soins, et l’autre invisible, accessible seulement aux praticiens qui ont acquis une forme de vision et qui savent manipuler l’efficacité des symboles utilisés dans les pratiques de guérison. La présentation, apprend-on treize ans plus tard, avait soulevé un tollé : de Rosny osait ainsi remettre en question l’universalité d’une certaine vision de l’être humain.

Et de fait, c’est bien là le cœur de la construction théorique que propose Éric de Rosny. Le père de Rosny avait été initié dans la pratique d’Ignace de Loyola, qui demande de développer une certaine capacité à imaginer – initialement, à voir le chemin de croix. Lors de son initiation nganga, il avait appris à « voir » selon cette tradition, une capacité qu’il va qualifier de plus en plus clairement au fil des textes : il apprend à tolérer et cultiver les « images » qui lui viennent à l’esprit lorsqu’il rencontre des personnes – un état de rêverie diurne, qui d’habitude se trouve à la périphérie de la conscience – et en particulier, à voir et tolérer la violence – réelle, symbolique et relationnelle – qui les entoure.

Le « modèle culturel » avec lequel agissaient les tradipraticiens, qui « voient », donne une importance première au groupe social ; leur pratique de guérison comprend un diagnostic des désordres du système relationnel et social de la personne, et des pratiques rituelles et symboliques qui visent à le restaurer. Lorsqu’une personne vient consulter, les tradipraticiens n’agissent donc pas sur une maladie localisée dans une partie du corps, mais sur le système en désordre, la personne devenant porteuse des violences que celui-ci contient – interprétées en termes de « sorcellerie ». Le traitement comprend une phase d’isolement de la personne, durant laquelle elle est soignée par la puissante pharmacopée traditionnelle, puis un rituel qui réunit le groupe concerné. Le moment rituel, spectaculaire, agit essentiellement de manière symbolique, visant notamment à rééquilibrer le système social, et ainsi à « défaire » la sorcellerie ; il se termine par une forme de réintégration de la personne dans son système social, parfois avec un nouveau statut. Ce retour dans le groupe distingue ainsi les pratiques des tradipraticiens de celles des prêtres sectaires ou charismatiques, qui gardent la personne captive.

Avec la modernisation et l’urbanisation galopante de l’Afrique post-coloniale, la plupart des personnes qui consultent des guérisseurs sont chrétiennes et isolées de leur système familial et social ; les pratiques de guérison ont dû s’adapter à des modèles culturels hybrides, et ainsi s’orientent vers des pratiques demandant un grand « bricolage » symbolique – Éric de Rosny est ainsi sensible aux ressources symboliques que mobilisent les jeunes collégiens, y compris des scènes ou des héros de films (Orfeu Negro, p. 221, Maciste, p. 246), pour donner sens aux pratiques de guérison traditionnelles. L’efficacité des soignants dépend donc à la fois d’une maîtrise réelle de la pharmacopée, et d’une capacité à développer très rapidement une intuition du système de croyance de la personne qui consulte, ainsi que des réseaux sociaux dans lesquels elle s’inscrit.

L’Intégrale Éric de Rosny est fascinante, et ses implications sont nombreuses : elle appelle notamment à une décentration nécessaire de nos modèles de l’être humain en société ; une réflexion sur les conséquences philosophiques, psychologiques et éducatives de la globalisation ; une remise en question de nos modèles de la rationalité, de la croyance et de la santé ; ou encore une réévaluation du rôle du symbolique dans notre société. A.-N. Perret-Clermont, J.-D. Morerod et J. Blanc ont ainsi réalisé un travail remarquable en réunissant et mettant ces textes à disposition du public ; si leur lecture se savoure en elle-même, elle invite au dialogue, et inspirera certainement de nombreux travaux dans les sciences humaines et sociales.