Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale
Présentations et notes par Robert Chenavier, suivi de Transposer la pensée de Simone Weil par Robert Chenavier, Montreuil, Libertalia, 2022, 345 p.
Philosophie contemporaine
Simone Weil a vingt-cinq ans en 1934, quand elle rédige ce texte qu’elle considère comme son « Testament » philosophique, juste avant son entrée en usine. L’enjeu qui est de déterminer si une société sans oppression est possible, et le caractère sciemment reconnu d’esquisse programmatique de ces Réflexions en font un essai toujours aussi marquant et pertinent aujourd’hui. C’est l’objectif de cette édition critique, établie par un spécialiste de l’œuvre, Robert Chenavier, et de l’essai qui suit, de montrer la profondeur et l’actualité d’un texte dont il s’agit de transposer, notion weilienne, les vérités éternelles qu’il contient dans des termes qui ont rapport avec l’époque et le milieu où l’on vit.
La philosophe commence par une critique de l’espérance religieuse de Marx dans la révolution prolétarienne en montrant que l’idée implicite d’un développement illimité des forces productives, c’est-à-dire des instruments et des techniques, qui doivent entrer en contradiction avec les rapports de production capitalistes, ouvrir la crise révolutionnaire et permettre son plein accomplissement dans la suppression ou du moins la réduction du travail, est dénuée de fondements raisonnables. La philosophe propose ensuite sa propre analyse matérialiste de l’oppression qu’elle définit comme « un abus de domination faisant peser jusqu’à l’écrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent » (p. 61). En étudiant le développement de ses deux fondements : l’inégalité de pouvoir et la lutte pour ce pouvoir entre les êtres humains, elle conclut à sa nécessité : « il semblerait que l’homme naisse esclave et que la servitude soit sa condition propre » (p. 111). En renversant alors la perspective, Simone Weil poursuit en repartant de l’idéal de la liberté humaine qui ne consiste pas à se soustraire à la nécessité ou aux lois inflexibles de la nature, mais à les concevoir en agissant conformément à elles, afin de parvenir à la fin visée. Ainsi, le travail, « acte de soumission consciente à la nécessité » (p. 162), doit constituer le centre de la civilisation et la philosophe s’attache à étudier les conditions culturelles, techniques et politiques permettant aux individus d’une collectivité d’exercer une telle liberté. Enfin, l’analyse est à nouveau renversée, dans une « esquisse de la vie sociale contemporaine » (partie IV) qui démontre que la civilisation moderne n’a jamais été autant éloignée d’un tel idéal. « Le renversement du rapport entre moyens et fins » (p. 174) s’étend en effet partout : entre les ouvriers et les machines dans l’usine, entre les produits et l’argent, entre la pensée individuelle et la science devenue une somme de connaissances réservée à des spécialistes qui ont pour seule fonction de l’alimenter, et entre les individus et leurs organisations, spécifiquement étatiques, de plus en plus puissantes et autonomes, en un mot, totalitaires.
Ainsi, si « nous vivons dans une époque privée d’avenir » (p. 27), l’espérance est-elle désormais impossible ? C’est le propre de la pensée de Simone Weil de considérer que la lucidité théorique, même quand elle conclut à l’absence de fondements d’une telle espérance, n’interdit pas l’action pour travailler à l’avènement d’un ordre nouveau, ce que met parfaitement en valeur Robert Chenavier dans son analyse du texte. Il donne notamment à comprendre la dimension écologique de la réflexion weilienne, qui, tant dans sa critique du marxisme productiviste que dans son analyse de l’oppression, pense les limites matérielles de toute civilisation interdisant de penser un progrès technique illimité ou le maintien indéfini d’un régime capitaliste tendant à accroître toujours davantage sa puissance. L’effondrement d’un tel régime est aussi nécessaire pour la philosophe, mais le délai ne pouvant en être connu – « c’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles » (p. 194) –, il s’agit, animés par le sentiment stoïcien d’« amour universel pour tout » (p. 329), de « faire l’inventaire de la civilisation présente » (p. 199) pour que les générations futures puissent refonder une civilisation plus humaine que la nôtre.