Revue de Théologie et de Philosophie

Alva Noë, Hors de nos têtes

Paris, Hermann (collection « Phénoménologie clinique »), 2022, 250 p.

Michaël SARAGA

Philosophie contemporaine

Cet ouvrage, paru en anglais en 2009, s’inscrit dans le champ de la cognition 4E, c’est-à-dire envisagée comme étendue, énactive, située (« embedded ») et incarnée (« embodied »). Il s’agit d’une alternative critique à une position mainstream considérée comme réduisant la cognition à une production directe d’un cerveau-ordinateur. Le programme est donc bien annoncé par le titre, et Noë va défendre son « hypothèse stupéfiante » : la conscience n’est pas dans le cerveau. Cette idée d’un dedans et d’un dehors du cerveau mériterait peut-être une discussion critique, mais elle est plutôt proposée telle quelle. Noë commence par poser les principes d’une conscience située, c’est-à-dire engagée dans son environnement. Il s’appuie ensuite sur des expériences démontrant la plasticité des aires sensorielles cérébrales, et sur ses propres travaux sur la dimension active de la perception visuelle, pour réitérer son argument : « ce qui détermine la qualité de notre expérience, ce qui lui donne sa nature propre, ce n’est pas l’activité neurale dans le cerveau à elle seule ; c’est bien plutôt notre relation dynamique continuelle aux objets ». Cette relation dynamique implique une extension de l’esprit et du corps, illustrée par des exemples comme la canne d’un aveugle, la capacité à se repérer dans une ville connue, la théorie du langage de Putnam ou la distribution sans « centre de contrôle » du système nerveux de l’escargot. Dans un chapitre intéressant qui s’écarte de la ligne argumentative principale, Noë insiste sur l’importance des « habitudes », contre l’accent mis (par « les scientifiques ») sur la capacité de « penser, de délibérer et de calculer ». À la suite de bien d’autres (on peut penser à la phénoménologie, mais aussi au pragmatisme, à certains travaux de Wittgenstein, et à ce qu’on a appelé le « practice turn » dans les sciences sociales), il adopte ici une perspective pratique sur le sujet humain comme ensemble d’habitudes organisant son rapport au monde, en s’appuyant notamment sur la notion d’expertise développée par Hubert Dreyfus. Lorsque l’édition originale est parue, les débats polémiques sur les questions liées aux discriminations systémiques de tous ordres étaient déjà engagés, et on aurait pu s’attendre à une discussion critique des problèmes posés par les « mauvaises habitudes » qui aille au-delà des exemples du tabagisme ou de l’impolitesse. Il développe cependant un argument intéressant : une existence sans habitude serait robotique, c’est-à-dire que, privée du fondement familier des habitudes, elle nécessiterait un recours constant au calcul. On peut cependant se demander si le « sentiment d’être légèrement désaxé, déséquilibré et aliéné » que l’on éprouve lors d’un voyage relève bien d’une telle existence « robotique ». Noë s’attaque ensuite à l’idée que le système visuel construirait une représentation du monde, sur un mode « computationnel » similaire à celui des ordinateurs. L’argument invoqué est l’expérience vécue d’un rapport immédiat, et non-illusoire, au monde-lui-même. Enfin, il réfute l’idée qu’on puisse, en principe, produire une expérience subjective en agissant directement sur cerveau, parce que cette action, si elle veut « simuler les effets d’une interaction normale avec l’environnement », reviendrait à « fournir au cerveau un nouveau milieu corporel et un nouvel environnement, qui constituerait une sorte de monde virtuel ».

Hors de nos têtes est rédigé dans un style très libre, accessible, et se destine à un large public, qui semble avoir bien accueilli sa version originale. Il me semble qu’il reste certaines ambiguïtés sur l’usage que fait Alva Noë du terme cognition, qui couvre un champ allant des circuits neuronaux de la vision à ce que Heidegger aurait sans doute appelé Dasein, ainsi que sur la place qu’il est prêt à accorder au système nerveux dans sa conception de la cognition. L’insistance sur l’extension de l’esprit conduit aussi à une perte un peu problématique de ce que l’expérience peut avoir de radicalement intime. Mais ce livre est certainement un excellent point de départ pour aborder les questions vertigineuses que posent les efforts des neurosciences pour élucider le fonctionnement du drôle d’organe qu’on trouve dans nos têtes.