Revue de Théologie et de Philosophie

Kurt Flasch, Studien zu Meister Eckhart

Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2022, 548 p.

Ruedi IMBACH

Théologie et philosophie médiévale

Cet ouvrage réunit les articles que l’ancien professeur de Bochum a consacrés au dominicain allemand (de 1974 jusqu’aujourd’hui). On peut rappeler ici qu’il existe une traduction française de sa présentation de la pensée du frère dominicain : Maître Eckhart : philosophe du christianisme, trad. C. König-Pralong, Paris, Vrin, 2011. Au centre de l’ouvrage allemand qui vient de paraître se trouvent les interprétations de quatre sermons allemands (les sermons 52 ; 6 ; 39 ; 9, p. 305-394). Deux autres études sont consacrées à des expressions eckhartiennes : procedere ut imago et converti ut imago (p. 225-260). Ces études traitent de la doctrine importante de l’image et surtout de l’image de Dieu. Très significative pour l’approche de l’auteur est l’essai qui veut démontrer que parler de « mystique » est tout à fait inadéquat pour désigner et comprendre l’œuvre et la pensée du dominicain allemand (p. 261-286). L’ouvrage se termine par une ample étude inédite sur la signification philosophique du procès de Maître Eckhart (p. 425-531). Cette longue « étude préliminaire », comme l’intitule l’auteur, est à mon avis d’une très grande portée, car la condamnation d’Eckhart par l’Église « a rendu plus difficile et a fermé pour des siècles une certaine manière de penser et de vivre européenne » (p. 426). L’auteur entend proposer une esquisse d’une « Ideengeschichte » du procès d’Eckhart qui s’est terminé par la condamnation pontificale de mars 1329. De ce point de vue, la phase colonaise du procès est particulièrement informative, puisque nous possédons la réplique eckhartienne aux accusations, conservée dans le manuscrit 33 de la Bibliothèque de Soest – un document exceptionnel publié par Loris Sturlese dans le volume V des œuvres d’Eckhart, Acta Echardiana, Stuttgart, Kohlhammer, 2007. Comme le souligne l’auteur (p. 476), d’un point de vue théorique l’apologie eckhartienne est plus intéressante que la condamnation elle-même. L’analyse méticuleuse des réfutations de l’accusation par l’auteur est tout à fait remarquable (en particulier l’exposé sur la conception de Dieu, p. 490-516). Selon l’auteur, les actes du procès confirment « l’intention philosophique d’Eckhart, comme philosophe du christianisme » (p. 530), enjeu que les accusateurs ont bien compris. Il faut cependant s’arrêter un instant sur cinq travaux publiés entre 1972 et 1984, donc des travaux plus anciens, mais dont on peut affirmer sans exagération qu’ils représentent non seulement des contributions essentielles aux études sur le dominicain allemand, mais ont bouleversé profondément la manière d’appréhender et de comprendre la pensée eckhartienne. Le premier, paru en 1974, porte le titre éloquent : « l’intention de Maître Eckhart » (p. 21-51). À vrai dire, il s’agit d’une étude qui consiste essentiellement en une interprétation ample, rigoureuse et cohérente d’un passage capital du début du Commentaire de l’évangile de s. Jean du dominicain. L’auteur invite la communauté scientifique à ne pas seulement prendre note de l’affirmation suivante d’Eckhart, mais surtout à la respecter : « Dans l’explication de cette parole (de l’évangéliste) et des autres qui suivent, l’intention de l’auteur, comme dans toutes ses œuvres, est d’exposer ce qu’affirment la sainte foi chrétienne et les écrits des deux Testaments par les raisons naturelles des philosophes » (cité p. 24). L’auteur enjoint les interprètes de Maître Eckhart de respecter cette déclaration d’intention du dominicain qui affirme sans détour qu’il veut comprendre et interpréter les textes bibliques et la foi chrétienne « per rationes naturales philosophorum ». Toutefois l’auteur ajoute dans cet article une précision historique d’une portée décisive : il convoque, pour mieux comprendre Eckhart, son contemporain et confrère Dietrich (Thierry) de Freiberg. L’étude qu’il a consacrée à cet auteur en 1972 a paru dans les Kant-Studien (dans le présent volume, p. 53-83). Le titre de celle-ci est tout à fait suggestif : « Est-ce que la philosophie médiévale connaît la fonction constitutive de la pensée humaine ?» À la question de savoir si l’on peut vraiment trouver au Moyen Âge une théorie philosophique qui enseigne explicitement – et pas seulement implicitement – que la pensée humaine théorétique constitue ses objets, il est possible de répondre par l’affirmative. L’analyse détaillée et pertinente de deux traités du dominicain Thierry de Freiberg (De origine rerum praedicamentalium et De tempore) veut apporter la confirmation de cette thèse. Selon l’auteur, la doctrine de Thierry mène la métaphysique aristotélicienne à ses conséquences ultimes en prétendant, et en démontrant, que l’étant comme tel (ens simpliciter) provient et résulte de l’activité de l’intellect, comme le confirme le texte suivant (cité p. 71) : « Puisque l’étant comme tel, qui est l’objet premier de l’intellect, est l’étant en acte – sans quoi il n’aurait pas le statut d’objet –, alors, un tel étant tient son être de l’opération de l’intellect ». Il faut rappeler ici que l’auteur est à l’origine de l’édition critique des œuvres de Dietrich de Freiberg (4 volumes, Berlin, Meiner, 1977-1985). Il est donc logique que l’on trouve également ici deux de ses introductions aux volumes des œuvres de Dietrich (p. 85-190), qui montrent de manière rigoureuse et convaincante la façon dont il faut comprendre et interpréter l’importance de la pensée de cet auteur qui jusque-là demeurait presque inconnu.

Ce n’est pas le lieu ici pour évaluer l’immense contribution de Kurt Flasch à l’étude de la philosophie médiévale, mais il me paraît incontestable que ce volume permet de se rendre compte que son intervention dans l’étude de la pensée des deux dominicains allemands a introduit dans la recherche sur la philosophie médiévale non seulement de nouvelles perspectives, mais a surtout stimulé de manière très féconde la réflexion sur la pensée médiévale et notre manière de nous en rapprocher.