Revue de Théologie et de Philosophie

Claude Sintes, Bibliothèque idéale des Odyssées. D’Homère à Fortunat

Textes rassemblés et présentés par Claude Sintes, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 344 p.

Madeleine ROUSSET GRENON

Philosophie antique

Claude Sintes, archéologue, auteur d’un ouvrage sur la piraterie antique, Les Pirates contre Rome (2016), a également donné une belle anthologie sur la navigation dans la collection « Signets » des Belles Lettres, Sur la mer violette (2009). On peut relever l’intérêt spécifique d’une anthologie sur ce thème du voyage : sortis de leur contexte, les extraits sont mis en valeur selon une perspective nouvelle et parfois inattendue. C’est l’une des richesses de cet ouvrage qui propose trente extraits d’auteurs différents, dont on n’évoquera que quelques exemples. L’auteur rappelle que, contrairement à certaines idées reçues, on voyageait beaucoup dans l’Antiquité, et loin : la Méditerranée et la mer Noire certes, l’Europe centrale, le Nord (voire le Grand Nord), les côtes africaines, mais aussi l’Inde, et ce de manière extrêmement diverse quant aux moyens de transport, à la longueur du voyage, au rythme de déplacement ; varient aussi beaucoup les motivations : rarement pour l’agrément ou pour des raisons personnelles (chagrin, visite à un ami), bien plus souvent par nécessité (pour affaires, commerce, missions diplomatiques...), ou parfois par curiosité scientifique et désir de découvertes – et cela au prix d’inconforts, de maladies, de dangers, d’angoisses, de déceptions. D’une manière générale, on constate que plus l’on s’éloigne du monde connu, le voyageur perdant ses repères et ses normes, plus les réalités se font monstrueuses à ses yeux. Toutefois, et l’auteur le relève très justement, les propos sont quasiment toujours basés sur des faits réels, observés, à l’exception de quelques fantaisies, comme chez Lucien de Samosate (IIe s. ap. J.-C.) le voyage au-dessus des nuages du philosophe Ménippe (Icaroménippe, p. 232-237) ou le voyage burlesque sur un bousier ou escarbot chez le poète comique Aristophane (p. 72-78). L’esprit n’est donc pas à l’exotisme (sauf tardivement), les récits de voyages consistant longtemps en comptes rendus administratifs ou scientifiques, objectifs et critiques dans leurs analyses : le Périple de Néarque, l’amiral d’Alexandre, dans le golfe Persique, chef-d’œuvre d’observations ethnologiques rigoureuses, ou Aulu Gelle, à qui « les descriptions aberrantes de contrées lointaines [...] apparaissent à juste titre comme des racontars absurdes » (p. 228). On rejoint ainsi la perspective de l’auteur, dans sa sélection des textes : « Ce choix est celui d’un archéologue soucieux des réalités matérielles, de la valeur documentaire d’une belle manœuvre nautique, d’une description technique pleine d’information [...] ; les problèmes quotidiens, les désagréments et les joies [...] sont si peu éloignés des nôtres qu’on accompagne volontiers ces lointains compagnons sur un bout de chemin » (p. 16). Les expéditions militaires ont été exclues du recueil « l’expérience individuelle s’effaçant [alors] devant l’action coordonnée d’une campagne stratégique » (p. 17), sauf s’il s’agit d’explorations (Arrien, Périple de Néarque et missions d’inspections dans le Pont Euxin et le golfe Persique, Pline dans l’Atlas) ou de tournées diplomatiques.

Si des « classiques » connus de tous sont repris – on commence avec Homère et le naufrage du radeau d’Ulysse dans la tempête, incontournable, on retrouve le départ en exil d’Ovide (qui n’échappe pas aux clichés sur les naufrages), l’odyssée mythique des Argonautes, ou encore le voyage de Paul de Tarse vers Rome dans les Actes des Apôtres, ou le périple de Néarque –, la majorité des textes sont des découvertes pour le lecteur, d’auteurs connus souvent mais proposant des passages inattendus : ainsi Démosthène décrivant, dans un plaidoyer civil, un voyage commercial au long cours et l’escroquerie maritime dont est victime son client, détaillant le contrat « à la grosse aventure », avec un rapport juteux en cas de succès mais la perte totale si jamais le navire sombre (p. 81), et le mécanisme de fraude des marchands, bien huilé. Le voyage sur mer est certes le plus rapide, mais non le moins dangereux : la saison choisie est cruciale, ainsi qu’une bonne connaissance de la météo et des vents. Mais les routes terrestres sont aussi difficiles et surtout longues à parcourir, même si elles offrent l’avantage d’être moins exposé aux actes de piraterie maritime ; toutefois, avec l’Empire romain, le réseau routier va fortement s’améliorer, et c’est ce que relève le poète Stace, qui décrit avec précision l’aménagement de la voie Domitienne en Campanie, profitant par-là de faire l’éloge de l’empereur à l’origine de cette infrastructure (p. 171-175). S’instaurera aussi la Poste impériale, créée par Auguste, avec ses mansiones (relais avec auberges et accommodements pour les chevaux). Certains passages sont touchants, comme le voyage proposé en repoussoir pour convaincre la femme aimée de ne pas prendre la mer (Properce, Elégie ; p. 142) ; ou l’évocation de sa longue errance par le jeune Romain Florus, né en Afrique et spolié par Domitien de sa victoire aux Jeux capitolins à Rome (parce qu’il n’est pas italien) : écœuré, il porte sa frustration en d’innombrables lieux : « Jusqu’où allons-nous errer ? serons-nous toujours des étrangers ? » (p. 202). D’autres extraits présentent une vision très concrète : l’évocation de voyageurs pressés d’arriver à destination, qui révèle les difficultés du terrain et autres inconforts d’un voyage en char : « Ils aiment mieux être juchés sur un cheval qu’assis sur un char, afin de s’épargner l’ennui des bagages, la pesanteur des véhicules, la lenteur des roues, les cahots des ornières, pour ne rien dire des tas de pierres, des souches faisant saillie, des ruisseaux des plaines, des pentes des collines. » (Apulée, Florides ; 245). Le lecteur moderne peut y reconnaître certaines de ses pérégrinations en terrain accidenté. Quant aux voyages d’agrément, on trouve une phrase dans le cadre romanesque du Satiricon de Pétrone, qui évoque « Tryphène, la plus belle femme du monde, qui passe sa vie à voyager pour son agrément » (p. 187). Mais une telle chance est rare !

Au fil des pages on se délecte à lire des anecdotes pleines de fraîcheur, parfois si proches du lecteur moderne (une invitation à Lyon, où la motivation gourmande doit attirer l’ami ; p. 323), on s’effraie avec de vraies (ou fausses) tempêtes, on s’amuse des escroqueries dont sont dupes des voyageurs naïfs, de la découverte du mal de mer avec son lot de vomissements ou autres maux de ventre (on boit le plus souvent de l’eau croupie sur les bateaux...). On ne saurait oublier le dernier texte cité, de Venance Fortunat, que l’auteur intitule Une dernière tempête, pour la route, qui, venant d’un auteur chrétien essuyant une bourrasque sur la Loire (!), fait ironiquement écho au premier texte de la tempête odysséenne et à son monde mythologique.

Les brèves notices introductives sur l’auteur et le passage choisi vont à l’essentiel de manière éclairante. Enfin l’ouvrage propose des cartes géographiques, précisément orientées, qui permettent au lecteur de situer lieux et trajets.