Revue de Théologie et de Philosophie

Pierre Brulé, Socrate l’Athénien. Un essai

Paris, Les Belles Lettres, 2022, 507 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Philosophie antique

Dans Socrate l’Athénien, l’accent porte ici sur « Athénien ». Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle biographie de Socrate, en tout cas pas du Socrate philosophe, du Socrate idéel à l’origine d’un tournant essentiel de l’histoire de la philosophie occidentale, celui dont on a dit qu’il était « l’inventeur de la philosophie en Occident ». P. Brulé s’est fait connaître pour ses recherches en histoire sociale du monde grec, attentif aux mentalités et, en particulier, aux représentations du religieux. Par une approche originale, le présent essai, de plus de 400 pages serrées, s’intéresse, à travers la figure recherchée du Socrate « réel » (469/468-399) prise comme « réactif », à l’histoire d’Athènes de la seconde moitié du Ve s. dans sa réalité concrète quotidienne, sociale, politique, religieuse et anthropologique (« Je veux faire jouer à Socrate le rôle d’outil d’investigation d’une société », p. 28). Le rêve impossible, mais qui demeure pour l’auteur. un horizon, serait de pouvoir suivre Socrate dans les rues d’Athènes, sur l’Agora et dans sa « maisonnette », non tant pour le questionner sur ses conceptions philosophiques, que pour assister à son quotidien et le comprendre avec les catégories mentales de l’époque (« voir alors avec les yeux d’alors », p. 426) dans ses rapports avec ses esclaves (s’il en avait), avec ses femmes (la célèbre Xanthippe et l’évanescente Myrtô [p. 43 sqq.]), ses enfants – on ne connaît que des garçons –, ses « amis » (φίλοι) avec qui se tissent des relations de solidarité (par ex. Criton), avec les jeunes gens qu’il fréquente dans les gymnases et ailleurs (les νέοι, « ses suiveurs », comme Xénophon ou Platon), mais aussi dans sa participations aux activités de son dème (Alopékè) et en général à celles de la polis d’Athènes, dans les assemblées, dans les sacrifices aux dieux, dans les guerres, au théâtre, etc. (p. 20-21). Les questions économiques demandent elles aussi des réponses : de quoi vit-il ? de l’héritage de son père Sôphronisque, artisan-sculpteur, des intérêts de la dot de Xanthippe, des intérêts de l’argent prêté par son vieil ami Criton ? L’auteur cherche aussi à situer (son) Socrate dans son rapport à la religion, au « corps-système polythéiste » ou « panthéonique » athénien, au surnaturel et au sacré en général. Pour mener son enquête, l’auteur s’appuie sur l’ensemble de la documentation abondante et variée concernant Socrate, mais surtout sur « la bande des trois », Aristophane (les Nuées, les Oiseaux), Xénophon et Platon, ses concitoyens, qui ont été partiellement ses contemporains, auxquels l’auteur ajoute Plutarque (Ier-IIe s. ap.) à propos du daimonion de Socrate (p. 325 sqq. : « Errements anachroniques avec monsieur Je-sais-tout »). Le Socrate recherché est donc le Socrate réel (« le Socrate horizontal ») et non le Socrate idéel, transcendant voire « transcendantal » (« le Socrate vertical »), celui des logoi Sôkratikoi (« des fictions », p. 37), de Xénophon ou de Platon, ou celui de la tradition postérieure (cynique, stoïcienne, platonicienne), bref celui des philosophes. Ce projet « d’aller et retour de l’individu à sa communauté » (p. 11 ; 25) nécessite une analyse fine du contexte social et politique, une interprétation délicate des mentalités (purgée des anachronismes, de la « téléologie rétrospective » [p. 331] et des préjugés) associée à une lecture critique des textes. Des trois chapitres, à proprement parler, de l’ouvrage – le ch. 1 est introductif –, le ch. 2 est dédié, en deux parties, à la figure du Socrate historique (I. « Fiche identitaire » ; II. « Connectivités – Hoi peri Sôkratèn ») ; le ch. 3, « Sôma ou de la beauté », décrit une sémiotique sociale des corps, à partir des descriptions du corps socratique, de son allure (skhèma), agrémenté d’une discussion des représentations figurées de Socrate (p. 195-208) ; le ch. 4, « Psukhè. Son surnaturel et celui des Athéniens », décortique la relation (sociale et politique) entre les hommes et le divin dans la cité à l’époque de Socrate et chez Socrate. On y trouvera des considérations détaillées sur le vocabulaire de la « croyance » (νομίζειν en particulier : reconnaître, honorer, croire, mettre en partage), sur le fameux daimonion (puissance divine, divinité, signe divin) lié à la personne de Socrate (p. 312 sqq.), ainsi qu’un long excursus consacré à l’examen et la paraphrase des Nuées d’Aristophane, où l’auteur compte « faire apparaître une conception de l’irréligion de ce temps » (p. 356 ; cf. p. 405) et, en creux, une meilleure compréhension de la piété (εὐσέβεια) selon l’opinion commune athénienne. L’auteur rappelle que c’est la cité (polis), c’est-à-dire les citoyens, qui fixent les « normes de croyance en usage » en matière religieuse (p. 266 sqq. ; p. 293), en soulignant « l’absence de révélation, de livre saint qui dise l’unique vérité – d’un dogme » (p. 292-293 ; cf. p. 304 : « nous avons affaire à une religion sans prophète, sans texte sacré, sans dogme, donc sans clergé »). À partir de sa lecture du poète comique, l’auteur arrive alors à une conclusion que le Socrate de l’Apologie platonicienne n’aurait pas contredite : « Le fait que la pièce légitime l’incendie de l’oikion de Socrate [à la fin des Nuées] [...] constitue une contribution importante à la compréhension des mécanismes mentaux à l’œuvre dans ce complexe de pensées, de mots et de gestes qui conduit à ce procès [celui de Socrate] », p. 407. La conclusion générale de l’enquête (« épilégomène », p. 410) est intitulée avec clairvoyance : « Ceci n’est pas une conclusion », p. 409-426. Le résultat de cette ambitieuse entreprise me semble en effet contrasté. L’aspect historique et sociologique de celle-ci, qui est au centre des préoccupations répétées de l’auteur (« son contexte m’intéresse plus que sa personne », p. 14 ; « sa cité m’intéresse plus que lui », p. 267), comprend nombre d’analyses intéressantes (et sujettes à discussion, dans la mesure où les hypothèses y occupent une place importante). On peut mentionner à titre d’exemples les discussions sur la révision des lois sur le mariage par le dèmos, dictée par les circonstances – les guerres –, qui auraient permis à Socrate, selon l’auteur, de prendre une seconde épouse ; sur l’absence de considération portée aux esclaves pourtant majoritaires et omniprésents dans la cité, sur leur « transparence » et leur mutisme (p. 415-416) ; sur les liens de sociabilités souvent exprimés par la notion de philia (l’« amitié » qui peut être héritée [p. 128]) à divers niveaux (au sein des dèmes, des phratries, des tribus), sur l’oikos (domaine, maisonnée, p. 87 sqq.). On notera aussi l’insistance portée sur les précautions méthodologiques nécessaires, comme la volonté d’interroger nos préjugés liés à nos propres catégories mentales, qui se lisent souvent dans les traductions traditionnelles des termes-concepts grecs (« penser comme ils pensent », p. 172). Quant au « Socrate horizontal » que l’auteur aimerait saisir dans son contexte social et politique concret, l’enquête apporte des résultats quelque peu décevants, et l’auteur en est conscient : « Aucun Socrate nouveau sorti de mon chapeau, seulement quelques éclairages » (p. 5) : « on ignore son teint, sa taille, son poids, son plat favori, sa préférence en grands blonds ou petits bruns » (p. 13 ; cf. p. 39-40) ; « il est probable que l’oikos [de Socrate] a connu au moins quatre naissances de garçons » (p. 412) ; « la pauvreté de Socrate est, pour une part au moins, une pauvreté idéelle, revendiquée » (p. 413). À propos de l’allure (skhèma) de Socrate, qui s’inscrirait dans une continuité allant des pythagoriciens aux cyniques, l’auteur affirme : « Je reprends la conception d’un dandysme inversé, façon punk, [...] un dandysme anti-“correction”, anti-bienséance, avec crasse, négligence, attitudes déplacées, hors des clous de l’habitus citoyen qui se respecte » (p. 414 ; cf. p. 168). Sur la question de la religion, essentiellement publique, commune et politique, l’auteur insiste sur la communication individuelle, privée – donc suspecte –, de Socrate avec son daimonion : « la singularité de son privilège ne lui garantit pas, en raison même de ce privilège, de n’être pas l’objet de jalousie, voire de haine » (p. 419 ; on pense évidemment au procès de 399). Cependant, si l’on replace Socrate dans le contexte politique athénien du dernier tiers du Ve s., on doit admettre, selon l’auteur, que « Socrate ne peut être Socrate qu’en sa cité » (p. 424), que « lui et son socratisme sont impossibles ailleurs » (p. 426). Si la liberté d’expression est alors à son comble dans cette cité d’Athènes, dans une sorte de bouillonnement intellectuel et culturel, comme l’illustrent les Aristophane, les Euripide et les sophistes, le système politique lui-même et les lois permettent à « celui qui le veut » d’obtenir une majorité, en profitant des circonstances – la défaite athénienne, la guerre civile –, pour sanctionner cette liberté, en un mouvement de repli sur les valeurs traditionnelles, et tenter de la réduire au silence.

Dans ce travail d’érudition foisonnant (la bibliographie « polysocratique, panathénienne et incomplète » compte 46 pages), l’auteur a opté pour un style d’écriture subjectif, souvent familier et déroutant, qui provoquera immanquablement des réactions subjectives. D’une façon générale, l’ouvrage, progressant au rythme de la conversation, aurait gagné à être sérieusement resserré (seize pages avant la fin de l’ouvrage, l’auteur fait cette confession : « le livre-potion qui précède a été difficile à avaler, peut-être difficile à digérer – il m’urge d’abréger »). Quoi qu’il en soit, de brèves synthèses, à la suite des longs développements analytiques, en auraient facilité la lecture. Une fois de plus, je dois déplorer l’absence d’une relecture professionnelle du texte : les coquilles sont nombreuses, dans le français et dans le grec (par exemple, p. 128 : meirakioi [= μειράκια] ; p. 140 : « tempête » (arasai ?) est incompréhensible ; p. 191 : huposopaô [= ὑποσπάω] ; p. 223 et passim : diaitè [= δίαιτα] ; p. 272 : asebeiô [= ἀσεβέω] ; p. 278 et passim : timein [= τιμᾶν] n’existe pas en attique ; p. 293 sqq. : eôrôn [= ἑώρων avec h] ; 386 : dinès [= δίνη]), l’usage des abréviations des titres est inconstante, les renvois internes sont souvent erronés (p. 155 ; 164 ; 273 ; 284), les divisions du texte ne sont pas toujours claires (p. 282 ; p. 355), l’index des termes grecs en transcription comporte nombre de bizarreries et d’erreurs, une longue lacune dans une citation rend la phrase inintelligible (p. 210) ; pourquoi la mention du copyright précise-t-elle « 2022, pour la traduction française » ?, etc. Si la transcription des termes grecs isolés (simples) peut se comprendre à la rigueur, il me semble inutile, et gênant pour l’helléniste, de transcrire des phrases entières, parfois incompréhensibles (p. 278 ; 292 ; 303 ; 306, n. 142 ; 319, n. 184).