Iso Kern, Die Religion von Philosophen. Konfuzius, Sokrates, Epiktet, Montaigne, Pascal
Bâle, Schwabe Verlag, 2021, 359 p.
Issue d’un cours que l’auteur avait donné à l’Université de Berne, cette étude traite des différentes manières dont les philosophes ont pu se référer à la religion, dans leur pensée aussi bien que dans leur vie et leur agir. L’objet de l’étude n’est donc pas la philosophie de la religion dans le sens d’une interrogation sur ce qu’est la religion, il s’agit plutôt de se demander comment la croyance religieuse, ou la piété, d’un auteur s’articule avec sa façon particulière de philosopher. Dans son livre, l’auteur démontre la fécondité de cette interrogation à l’aide de cinq exemples, celui de Confucius, de Socrate, d’Épictète, de Montaigne et de Pascal. Comme il l’admet dans l’introduction (p. 25), ce choix est arbitraire, dans le sens où il est dû aux intérêts de l’auteur. Une certaine cohérence entre les différentes parties du livre est néanmoins assurée à travers le rapport étroit entre les deux premières études et les trois dernières. Les premières s’intéressent aux initiateurs de deux grandes traditions dont la réflexion philosophique était motivée par la croyance religieuse. Ainsi, Confucius considéra sa théorie éthique, ou plutôt sa doctrine des voies moralement bonnes, ou justes, de l’agir (p. 34) comme « ordre du ciel » (p. 49), et Socrate son activité philosophique, ou sa « sagesse humaine » (p. 75), comme « ordre du dieu » (p. 88). Les parties sur Épictète et Montaigne, qui peuvent aussi être lues pour elles-mêmes, préparent l’étude la plus longue et la plus importante du volume, que l’auteur consacre à Pascal. Après avoir rendu compte des deux conversions du philosophe français, de son nouvel intérêt pour les doctrines jansénistes prônées dans les cercles de Port-Royal ainsi que de ses écrits sur la grâce, l’auteur rappelle son retour à la lecture d’auteurs profanes attestée dans le rapport (partiellement fictif) de son entretien avec le Maître de Saci en 1655. Dans ce dernier, Pascal aurait pris position sur les philosophies d’Épictète et de Montaigne, sous forme d’opposition entre thèse et antithèse, pour en venir à une synthèse à l’échelle supérieure, la vérité de l’évangile chrétien (p. 249-250). Comme l’auteur le montre, cet entretien importe dans la mesure où Pascal y procède selon la méthode dialectique qu’il avait déjà appliquée dans ses Écrits sur la grâce (p. 247) – où il présentait la doctrine augustinienne de la grâce comme synthèse des doctrines antithétiques des calvinistes et des molinistes –, et qu’il envisagea ensuite comme structure fondamentale de son apologie de la religion chrétienne dont les Pensées constituent les réflexions préliminaires. Pour Pascal, le stoïcien Épictète représente la pensée des dogmatiques, alors que Montaigne incarne la philosophie des pyrrhoniens, ou des sceptiques (p. 285). Il loue le premier pour sa connaissance des devoirs des humains et lui reproche sa prétention quant à la capacité des humains à les accomplir sans l’intervention de la grâce divine (p. 254-255). Rien de surprenant donc à ce que Pascal apprécie le fait que Montaigne ait pris le contre-pied en soulignant l’impuissance de la raison humaine. Ce qu’il reproche en revanche à ce dernier, c’est qu’il aurait adopté un mode de vie païen en suivant, à la manière des pyrrhoniens, les mœurs de son pays (p. 286-288). La partie principale de l’étude que l’auteur consacre à Pascal concerne l’anthropologie philosophique de ce dernier ainsi que l’idée qu’il se fait de la religion. Plus que dans les parties précédentes du livre, l’auteur abandonne ici le rôle de l’historien de la philosophie pour entamer, en conversation avec Pascal, sa propre réflexion sur la possibilité de concilier raison philosophique et foi chrétienne. Ainsi, ses remarques critiques concernant l’anthropologie et les trois ordres du corps, de l’esprit et du cœur débouchent sur la thèse selon laquelle Pascal aurait trop insisté sur l’impuissance de la raison humaine. Si l’auteur ne nie pas qu’une intervention divine soit nécessaire à l’humain pour agir bien, il affirme aussi « qu’il existe une croyance religieuse rationnelle (Vernunftglauben) et une pratique religieuse, une piété, qui prend pour orientation la doctrine de l’éthicien génial et extrêmement rationnel, Jésus de Nazareth » (p. 320). Le livre d’Iso Kern peut être lu d’au moins deux manières différentes. En se focalisant sur les trois dernières parties et en suivant le parcours de réflexion que j’ai brièvement esquissé ci-dessus, il peut d’abord servir d’orientation dans la réflexion sur les possibilités de concilier foi religieuse et pensée rationnelle. Une telle lecture s’avérera particulièrement intéressante pour des philosophes qui ont l’oreille musicienne (pour inverser une formule bien connue de J. Habermas) dans le domaine de la religion, à compléter peut-être par la lecture de Der gute Weg des Handelns. Versuch einer Ethik für die heutige Zeit (Bâle, Schwabe Verlag, 2020), un autre livre récent de Kern où celui-ci développe une nouvelle preuve métaphysique de l’existence de Dieu. Le livre peut également servir d’introduction à la manière dont les philosophes présentés ont conçu le rapport entre leurs activités tant théoriques que pratiques et la religion, que cette dernière soit comprise comme croyance individuelle ou comme doctrine officielle d’une communauté religieuse organisée telle que l’Église catholique. Le caractère introductif des cinq études se manifeste dans l’organisation des différentes parties (présentation de la biographie des philosophes et des sources principales pour accéder à leur pensée, exposé et interprétation de leurs doctrines et pratiques) ainsi que dans l’effort de l’auteur de guider le lecteur dans la bonne compréhension des textes sources, qui sont présentés sous forme d’extraits plus ou moins longs, avec des renvois fréquents à la langue originale. Si cette manière de procéder ne facilite pas toujours la lecture, elle s’avère être d’une grande aide notamment lorsqu’il s’agit de philosophes chinois (tel Confucius) dont l’auteur est d’ailleurs un expert reconnu (voir son livre Das Wichtigste im Leben. Wang Yangming (1472-1529) und seine Nachfolger über die « Verwirklichung des ursprünglichen Wissens », Schwabe Verlag, Bâle 2010).