Gérard Siegwalt, Rétrospective d’un théologien
Paris, Cerf (collection « Cerf Patrimoines »), 2021, 205 p.
Cet ouvrage est, comme son nom l’indique, un bilan. Il s’agit d’une rétrospective portant sur plus de soixante années de travail et d’existence théologiques. Ce n’est pas à proprement parler un récit historique, même si l’auteur nous dévoile des éléments relatifs à son univers familial, et évoque ses maîtres Edmond Jacob et Charles Hauter, ainsi que certains de ses collègues de l’Université de Strasbourg. L’on est en présence d’une autobiographie intellectuelle. Gérard Siegwalt cherche à déterminer ce qui, du point de vue théologique, était déjà à l’œuvre de façon latente à travers les créations, mais aussi les crises et les échecs, d’un long itinéraire de pensée et d’écriture. À cet égard, ce texte représente une réflexion d’intérêt général sur l’exercice du travail théologique. Qu’est-ce que l’activité de théologien comporte comme promesses, épreuves et tentations propres ? Ces questions sont abordées à la faveur d’un parcours se tenant au plus près des souvenirs et des documents. L’ouvrage se divise en trois parties : les tenants, les aboutissants théoriques et les aboutissants pratiques. La section appelée « Les tenants » dépeint l’engendrement du théologien Siegwalt à sa problématique propre. Elle nous montre comment il allait être conduit, non par idéologie préalable mais par gestation existentielle, à son schéma fondamental, qu’il appelle « le bipédisme théologique », c’est-à-dire la concomitance dynamique des leçons de la réalité et de la force critique et renouvelante des Écritures. Cette première partie est importante pour comprendre dans quelle perspective s’inscrit le travail du Strasbourgeois. Sa théologie n’est pas cérébrale, et ne vise pas un aboutissement qui embrasserait entièrement le concret, car « le système est le contraire du système fermé » (p. 46). Il y a dans son œuvre de constants efforts réflexifs, mais toujours en lien avec les hauts et les bas de l’expérience, de sorte que l’on est dans un climat où la théologie ne se conçoit pas sans la spiritualité. L’auteur a toujours tenu à cette approche et l’assume très clairement : « J’avais déjà conscience de n’être pas un pur intellectuel » (p. 30). Sans entrer dans un débat théorique argumenté sur ce point, il nous indique aussi s’être d’emblée écarté de la théologie dialectique. Barth, écrit-il, « ne pouvait devenir mon théologien de référence » (p. 32). La seconde partie concerne « Les aboutissement sur le plan de la pensée ». Il s’agit toujours chez notre auteur de vaincre un double risque : celui d’une théologie concevant la foi de manière particulariste, dans le sillage de la seule dimension abrahamique de la spiritualité biblique. Et celui, symétrique, envisageant le christianisme comme un universalisme humaniste, en s’inspirant uniquement de la veine créationnelle et noachique des Écritures. À cela, Siegwalt répond par une démarche inductive qui part du bas, c’est-à-dire de l’humain, mais – et c’est là le point nodal – de l’humain compris dans toute son extension spirituelle, religieuse et morale. Tout en restant libre par rapport à l’héritage de Paul Tillich, le penseur alsacien ne cache pas qu’il revisite ici ce que l’auteur germano-américain avait appelé la dimension théonome de l’existence. L’originalité siegwaltienne réside cependant dans la conception très poétique et intérieure qu’il se fait de cette dimension transcendante du vécu humain. C’est par une écoute renouvelée et intériorisante du langage mythologique que l’on peut le mieux la percevoir. D’où cette formule : « Le mythe n’est pas de l’ordre de l’énoncé scientifique, mais de celui du murmure initiatique » (p. 120-121). La dernière partie porte sur « Les aboutissants pratiques ». Elle marque, par rapport aux pages précédentes, une rupture de style. On passe du registre méditatif à celui du bilan institutionnel. Y sont reprises, au besoin à l’aide de citations, les circonstances d’un certain nombre d’engagements collectifs dans lesquels l’auteur fut impliqué. Cette ultime section intéressera spécialement les lecteurs alsaciens, qui y reconnaîtront parfois des réalités familières, ainsi que qui voudrait mieux comprendre la vie ecclésiale et académique de cette région. L’auteur évoque là ses engagements dans les dialogues interconfessionnel, interreligieux et entre sciences et foi. Une place particulière est accordée à son combat de longue date en faveur de l’hospitalité eucharistique et de l’intercommunion. Sa lettre ouverte à l’évêque de Strasbourg, en 1969, avait interpellé la hiérarchie catholique. On en trouve ici l’argumentation, suivie de la réaction de Mgr Elchinger. Le bilan mitigé de cette entreprise est également exposé sans faux-fuyants. Et l’on perçoit, à la lecture de ces pages-ci, combien l’auteur se sent concerné par le devenir de l’Église romaine. Il appartient en effet à une aile du protestantisme marquée par « la conscience douloureuse de la blessure de l’unité de l’Église [...] » (p. 143). Ces pages sont largement affranchies de la tentation, inhérente à ce genre de rétrospective, de poser pour la postérité et de bonifier son bilan. Le propos n’est pas de relire sélectivement l’histoire, afin de mieux marquer sa place ou son originalité, avec les accommodements et les idéalisations que cela implique. Le but est de se tourner vers la puissance spirituelle cachée qui était à l’œuvre sur le chemin parcouru, mais que l’on n’avait pas su reconnaître. Cela implique de confesser des limites et de s’attarder sur les questions ouvertes et les crises traversées. À cet égard, cet ouvrage pourra servir de leçon de vie et de pensée à beaucoup, et trouver un écho humain au-delà de la ligne théologique incarnée par l’auteur.