Olivier Massin & Kevin Mulligan, Décrire. La Psychologie de Franz Brentano
Paris, Vrin (collection « Analyse et philosophie »), 2021, 240 p.
Qu’est-ce qu’être conscient, penser, sentir, vouloir, connaître, juger, prendre plaisir ou préférer ? Pour atteindre une connaissance scientifique de ces « actes mentaux », le philosophe et psychologue Franz Brentano (1838-1917) préconise de les décrire. Cette activité, par essence philosophique, est le point de départ de toute psychologique empirique ou expérimentale, puisqu’elle a pour tâche, non pas d’expliquer les actes mentaux en établissant les causes et les conditions physiologiques desquelles ils émergent, mais de rendre compte de leur nature commune et particulière, ainsi que des relations (notamment hiérarchiques) existant entre ces différents phénomènes. Le premier objectif des auteurs est annoncé d’emblée : il s’agit de « rendre justice » à ces descriptions minutieuses des actes mentaux, qui, malgré leur influence considérable, restent « largement négligées au sein des débats actuels en philosophie de l’esprit ». En effet, manquer de considérer la « psychologie descriptive » comme indépendante et première mène certains philosophes et psychologues, d’une part, à substituer aux descriptions de phénomènes mentaux des affirmations génétiques ou causales, et d’autre part, à affirmer à tort qu’il n’y a pas de distinction claire et nette, en philosophie de l’esprit, entre des vérités contingentes (celles de la « psychologie explicative ») et non contingentes (celles de la « psychologie descriptive »). Le livre vise alors à amener les lecteurs à questionner cette conviction largement répandue. Comme l’expliquent les auteurs, la description est une activité purement théorique ayant un but interne tout en étant intimement liée à la métaphysique ou l’ontologie. D’une part, elle ne vise pas un but externe et pratique tel que dissiper les confusions conceptuelles présentes en psychologie génétique, mais elle veut établir un « système de vérités » cohérentes entre elles. D’autre part, Brentano conçoit la psychologie descriptive et l’ontologie comme indissociable. La description repose toujours sur un cadre ontologique déterminant le type d’entité que sont les actes mentaux. En même temps, elle sert à affiner et à mettre à jour le champ ontologique des entités mentales. Même si elle est une entreprise théorique, la psychologie descriptive a des répercussions pratiques. Sa première tâche consiste à établir ce qu’ont en commun les actes mentaux et en vertu de quoi ils sont considérés comme tels. La seconde tâche de l’entreprise descriptive en psychologie consiste à établir des distinctions au sein des actes mentaux ainsi que de définir leurs relations mutuelles. Alors que la réponse brentanienne à la première question comporte ses thèses les plus connues et les plus discutées – tous les actes mentaux sont « conscience de » (juger, aimer, etc.) et tous visent un objet distinct d’eux-mêmes dans un acte intentionnel –, la description systématique des phénomènes mentaux a reçu moins d’attention. Pour cette raison, elle est au centre de l’ouvrage des auteurs, qui ont pour second objectif de montrer la pertinence et l’intérêt des théories descriptives brentaniennes pour la recherche contemporaine. Pour ce faire, chaque chapitre offre une description exhaustive de différents actes mentaux, telle qu’elle a été faite par Brentano mais aussi reçues et discutée par ses élèves, et inclut la manière dont chacune est intégrée dans l’ontologie brentanienne.
Le livre se divise en neuf parties parcourant les thèmes transversaux de la philosophie brentanienne. Une partie introductive insiste sur l’importance de la description qui sous-tend l’étude systématique des phénomènes mentaux. Une partie conclusive met l’accent sur l’héritage de la théorie brentanienne. Les deux premiers chapitres présentent les thèses principales de Brentano et les actes mentaux au fondement de son étude des phénomènes mentaux : le chapitre 1 (« Être conscient »), traite de l’acte mental fondateur qu’est « le présenter » (das Vorstellen ; Brentano a recours aux infinitifs nominalisés pour éviter la confusion entre l’acte et son objet, comme, par exemple, pour le « jugement ») et expose les thèses principales de la psychologie descriptive. Le chapitre 2 (« Sentir ») traite du phénomène le plus fondamental, et expose les thèses les plus emblématiques du philosophe, à propos de l’intentionnalité, de la perception interne et des trois manières dont les sensations font référence à leur objet (la présentation, l’acception et le rejet, l’amour et la haine). Les chapitres 3 et 4 insistent davantage sur l’aspect historique et la postérité des thèses brentaniennes. Outre la présentation de la conception brentanienne de la connaissance, de la vérité et de la valeur, « Connaître » (ch. 3) insiste sur l’héritage de Brentano et souligne l’impact non négligeable que ses développements ont eu et ont encore en épistémologie, en métaéthique ou en philosophie des émotions. Le quatrième chapitre (« Juger »), dense et historiquement transversal, introduit le lecteur à la théorie du jugement, telle qu’elle a été élaborée par Brentano, puis reprise, modifiée, ou contestées par ses héritiers. Dans les trois derniers chapitres, les auteurs prennent davantage position et révisent certains aspects de la pensée brentanienne. « Prendre plaisir » (ch. 5) présente une conception revisitée de ce que les auteurs nomment « l’intentionnalisme hédonique » : afin de maintenir la thèse brentanienne selon laquelle tous les plaisirs, même corporels, ont un objet intentionnel distinct d’eux-mêmes, la solution des auteurs est d’admettre comme objets intentionnels des plaisirs (et des douleurs) des qualités sensibles sui generis qu’ils appellent « algédoniques », tels que les orgasmes, les frissons, les picotements, les piqûres, les brûlures, les sensations de faim et de soif, qui sont des sensations localisées dans le corps, inclassables parmi les objets propres des cinq sens. Dans « Préférer » (ch. 6), les auteurs esquissent une théorie de la préférence, dans le sillage de celle de Brentano et de ses héritiers. En tant qu’acte intentionnel, le préférer est un épisode mental de type affectif ayant pour objet formel la méliorité, c’est-à-dire « la hauteur (ou importance) de la valeur ». L’or est préféré au toc, car le premier a plus de valeur ou, autrement dit, parce qu’il est meilleur. Le dernier chapitre (ch. 7 : « Continuer »), se focalise essentiellement sur certains objets particuliers de l’esprit, les continua (dont fait partie le temps, considéré comme le continu primaire) ; les auteurs traitent en particulier des continus spatiaux et phénoménologiques (les dégradés de couleurs examinés ici à titre d’exemples heuristiques) que Brentano analyse en termes de « frontières spatiales » (points, lignes, surfaces) et de « coïncidence des frontières ».
Le livre synthétise avec brio la pensée du philosophe autrichien et permet, moyennant un certain effort, de s’orienter dans cette vaste littérature comprenant les écrits de Brentano et de ses héritiers. Toutefois, si le livre veut s’adresser à des chercheurs de tous horizons ayant quelque affinité avec les questions relatives à la philosophie de l’esprit, la lecture s’avérera plus difficile pour des lecteurs non-spécialistes. La difficulté tient notamment au fait que, outre leur complexité intrinsèque, les thèses de Brentano ont souvent évolué au cours du temps, comme le montrent bien les auteurs De plus, le fait que la plupart des chapitres sont largement issus d’articles publiés en anglais donne à l’ouvrage un caractère quelque peu disparate. Si la tâche descriptive que se donnent les auteurs est remplie, l’inscription des descriptions dans l’ontologie brentanienne n’est pas toujours suffisamment explicite. À l’inverse, le titre du dernier chapitre, « Continuer », laisse entendre que son objet est l’acte mental, alors qu’il traite plutôt d’entités ontologiques, les continua. Malgré ces quelques réserves, on saluera l’effort de synthèse des auteurs, face à l’immense production littéraire de Brentano et de ses disciples. Cette version française de matériaux parus originellement en anglais est une aubaine pour le lecteur francophone désireux de s’attaquer à la pensée de Brentano et à son héritage.