Jean-Luc Marion, Paroles données. Quarante entretiens, 1987-2017
Édité, annoté et préfacé par Mathias Goy, Paris, Cerf, 2021, 436 p.
Le gros ouvrage dont nous rendons compte ici réunit un nombre important d’interviews. Il permet, à mon avis, une approche à la fois variée et aisée de la pensée aussi stimulante que profonde du philosophe français. Ces entretiens ont été groupés en cinq rubriques thématiques : après des discussions qui concernent le parcours de Marion (p. 19-96), suit une série qui, sous le titre De la philosophie, traite de la position de l’auteur sur certaines questions précises (p. 99-170), p. ex. sur la fin de la métaphysique ou sur Dieu en tant que Dieu. La partie, intitulée, De l’amour (p. 173-249) précède des entretiens sur certains auteurs (p. 253-330), où il est notamment question de Levinas (p. 253-273, 301-320) et de Heidegger (p. 283-299). La cinquième partie est dédiée à la situation des chrétiens aujourd’hui (p. 333-391). Quatre contributions de l’auteur à la revue Le Débat, qui fut animée de 1980 jusqu’à sa fin en 2020 par Marcel Gauchet et Pierre Norat (p. 395-430), complètent ce volume.
Il n’est pas possible d’évoquer, même brièvement, tous les thèmes qui sont abordés dans ce riche volume ; je me contenterai d’attirer l’attention sur quatre sujets qui me paraissent mériter l’intérêt d’un lecteur critique. (a) Parmi les philosophes qui ont compté dans le parcours intellectuel de Marion et dont il juge l’apport capital pour la philosophie, j’en retiendrai trois : Descartes, Heidegger et Levinas. Descartes, un auteur qu’on peut lire « comme un contemporain » (p. 276), est « un penseur original et marquant » et sa « prodigieuse nouveauté » réside dans le fait qu’il a découvert « la finitude de la vérité » (p. 280). Marion s’attribue le mérite « d’avoir essayé de replacer Descartes dans l’ensemble de l’histoire de la métaphysique, beaucoup plus largement que cela n’avait été fait » (p. 280). Heidegger est surtout le penseur qui a voulu montrer « que toute métaphysique se construit en une onto-théologie » (p. 108 ; 280). Il convient selon l’auteur de pratiquer une « manière non dogmatique d’user de Heidegger, heuristique, herméneutique » (p. 289), une démarche qui permet de voir plus clair dans l’histoire de la métaphysique ; on peut par conséquent rester « méthodologiquement heideggerien » (p. 289). Dans l’entretien intitulé « Pourquoi Levinas est grand », Marion veut expliquer pourquoi Levinas, avec Bergson, est le plus grand philosophe français du XXe siècle. Il a, en effet, « formulé des questions que personne avant lui n’avait vues, ni dites » (p. 317). Dépassant la phénoménologie classique il a démontré le primat de l’éthique : « Seul Levinas érige l’éthique en philosophie première » (p. 318). (b) Dans le sillage de Heidegger, Marion parle de la « fin de la métaphysique », entendant la métaphysique au sens de l’onto-théologie pour qui Dieu est l’étant suprême. Le titre de l’ouvrage Dieu sans l’être de 1982 est programmatique, car « la question de Dieu ne coïncide évidemment pas avec la question de l’être » (p. 38). Il faut donc définitivement abandonner le projet qui prétend que l’être conduit à Dieu : « Je n’ai jamais marché sur ce chemin et je pense franchement qu’une théologie chrétienne ne le peut » (p. 292). Il faut se rendre compte que l’être, au sens de la métaphysique traditionnelle, « n’offre pas le dernier horizon de l’expérience des choses » (p. 131), de telle sorte que la fin de la métaphysique ouvre à la philosophie « une nouvelle carrière » (p. 108). Il semble indéniable que la proximité de la théologie avec la métaphysique menaça la transcendance divine et une compréhension adéquate de la révélation (p. 146). (c) Il faut donc s’efforcer de penser au-delà des bornes de la métaphysique. La phénoménologie offre la possibilité d’un tel dépassement, elle ouvre des horizons et des domaines que la métaphysique n’avait pu mettre au jour (p. 39). Marion rappelle qu’un moment décisif de son travail a consisté à « montrer que le phénomène en général, la figure de l’étant, obéit à la figure du donné » (p. 83). Un acquis radical de la pensée post-métaphysique est donc de comprendre que la problématique du donné permet de surpasser la primauté de la parousia, de la conception de l’étant comme présence, et cela ouvre la possibilité d’appréhender que « ce qui est, dans son fond ne l’est qu’autant qu’il s’y donne, ou mieux s’y trouve donné » (p. 96). Il me semble que cette formulation condense de manière assez heureuse un aspect capital de la philosophie de Marion, d’autant plus que l’on peut envisager cette philosophie comme un éloquent hommage au donné, car devant le donné pur « je dois renoncer à le constituer, mais dois m’adonner à lui, en l’interprétant et en m’y laissant interpréter » (p. 110). Quant à l’origine historique de la question de la donation (p. 96 ; 212 ; 220-222), on peut rappeler les réflexions de Meinong, Husserl et Heidegger sur l’extraordinaire expression allemande es gibt qui est infiniment plus riche en signification que la traduction française il y a (on lira à ce propos ses « Remarques sur l’origine philosophique de la donation [Gegebenheit] », dans Les Études philosophiques 100 [2012], p. 101-116 ; je dois préciser que selon moi la traduction de es gibt par « cela donne » [p. ex., p. 221] pose problème, dans la mesure où le verbe geben dans cette expression n’a pas vraiment un sens actif, et il vaudrait donc mieux la traduire par « cela est donné »). (d) Faut-il s’étonner que l’auteur des Prolégomènes à la charité (Paris, Éd. De la Différence, 1986) et du Phénomène érotique (Paris, Grasset, 2003) s’attarde sur le thème de l’amour, puisqu’il est convaincu que la philosophie a oublié le φιλεῖν/philein (p. 181). Il insiste sur le fait que l’amour est un concept proprement univoque, qui « garde toujours un seul et même sens » (p. 185). Il n’accède à sa propre dignité « qu’à partir du moment où il excède toute raison suffisante » (p. 183), il se déploie dans l’insuffisance de toute raison, produit donc une logique propre qui n’obéit point à celle de la raison suffisante qui domine la métaphysique. On peut dès lors affirmer que « l’instance de l’amour précède celle de l’être », ce qui signifie que « l’amour surpasse l’être » (p. 148). L’auteur affirme que « toutes les questions ont une date de naissance » (p. 280) ; or, cela vaut bien évidemment aussi pour celles qui sont évoquées et posées dans ce volume. Il me semble que les thèmes abordés dans la cinquième partie (p. 333-391), en raison précisément de leur actualité (notamment politique), n’atteignent pas le même niveau de pertinence, d’importance et de profondeur que le reste de l’ouvrage, particulièrement en ce qui concerne le sujet de la laïcité (p. 355-356 ; 374). Les remarques trop brèves de cette notice ne permettent sans doute pas de rendre compte adéquatement de tous les thèmes abordés, de toutes les thèses formulées dans ces entretiens ; mais ces modestes lignes d’un lecteur passionné peuvent toutefois témoigner du fait que la parole vive d’un entretien n’est pas incapable de rendre présentes les questions essentielles auxquelles le philosophe est confronté : paroles données qui suscitent et entendent solliciter la discussion, indubitablement.