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Stéphane Lavignotte, André Dumas. Habiter la vie

Préface d’Olivier Abel, Genève, Labor et Fides, 2020, 368 p.

Denis MÜLLER

La reconstruction de la pensée d’André Dumas proposée dans cet ouvrage constitue la première étude globale consacrée à l’éthicien française ; elle a le mérite d’élargir la plateforme des textes et des contributions publiés par Dumas à tout un matériau tiré des archives André Dumas déposées dans les locaux de l’Institut protestant de théologie à Paris. L’avantage de cette option rédactionnelle est de bien faire apercevoir le labeur en acte de l’intellectuel protestant, et de bien comprendre en conséquence la spécificité des gestes théologiques, éthiques, philosophiques ou pastoraux accomplis par Dumas au cours de sa longue carrière pastorale et professorale.

Lavignotte relève très bien l’importance que joue Nietzsche dans la théologie de Dumas lui-même, dans une sorte d’inspiration commune à Barth et à Bonhœffer (cf. p. 108-109). « Dumas se retrouve dans le Jésus dionysiaque de Nietzsche, celui de l’approbation de la vie » (p. 266).

Comme y revient dans sa préface Olivier Abel (directeur de cette thèse soutenue en 2019), le statut de l’intellectuel protestant peut être interprété de différentes manières : comme celui d’un intellectuel organique (selon l’expression de Gramsci) ou comme un intellectuel spécifique (Michel Foucault). Mais Abel souligne avec force (dès 2006) « la figure effondrée de l’intellectuel chrétien ». Dans un très intéressant chapitre 12 (p. 315-336), Lavignotte développe les différentes postures de l’intellectuel français, organique, officiel, universel, spécifique. Lavignotte laisse entrevoir que si le théologien est en voie de disparition aujourd’hui, ce ne serait pas le cas de l’éthicien. Nous pensons pour notre part que ce pronostic joue si l’on se réfère à l’époque de Dumas (1918-1997) mais qu’il est beaucoup plus problématique aujourd’hui, où c’est aussi le statut de l’éthicien qui se voit mis en cause. D’une part, la jonction entre la théologie et l’éthique ne va plus de soi, d’autre part même la fonction du philosophe – chrétien ou non – ne s’impose plus comme une autorité symbolique évidente. Comme Abel, nous nous demandons si le rôle de l’institution n’est pas sous-estimé dans la manière dont l’auteur rend compte de la position de Dumas comme intellectuel organique (Gramsci) et pas seulement spécifique (Foucault). Cela vient probablement du barthisme de Dumas, Barth ayant toujours eu tendance à privilégier la Parole ou l’événement par rapport à l’institution ; alors que la dette (à notre avis plus décisive) de Dumas envers Bonhœffer lui a ouvert des portes plus larges, plus sensibles à la Gestaltung ecclésiale et politique.

Le choix méthodologique dont nous avons parlé au début de cette recension comporte cependant sa contrepartie. L’auteur donne parfois l’impression que le recours aux archives Dumas apporterait un supplément factuel à la connaissance de l’œuvre. Même si on ne dispose pas d’une connaissance aussi globale et approfondie des écrits de Dumas que Stéphane Lavignotte, on peut émettre l’hypothèse que ce recours jette un éclairage plus formel que substantiel sur le mode de travail et la méthode effective de Dumas. Sur le fond, je considère pour ma part, en l’état limité de mes connaissances dumasiennes, que l’ouvrage majeur sur Bonhœffer, loin d’être simplement une monographie, dessine et expose le plus clairement les soubassements méthodologiques et théologiques de l’éthicien du Boulevard-Arago. Une interprétation plus systématique de la pensée d’André Dumas eût sans doute aussi été possible. L’auteur semble présupposer qu’elle aurait été moins originale et que sa lecture des « gestes » de l’éthique de Dumas rend davantage compte de ses conditions d’élaboration ou d’émergence (Foucault), de ce qu’on pourrait appeler la « fabrication de l’éthique ». J’admets cependant que le choix de l’auteur répond aussi aux nécessités du travail de thèse, de son organisation et de ses limites.

L’auteur décrit fort bien dans son livre la tension entre l’éthique de situation et l’éthique normative que Dumas essaie précisément de surmonter : mais il tend, nous semble-t-il, à sous-estimer l’importance de l’éthique normative dans la construction dumasienne de l’éthique. Or, quand Dumas propose de « soupçonner les soupçonneurs » (texte paru en 1970 dans le Bulletin du CPE de Genève et repris dans Nommer Dieu en 1980), non seulement il s’oppose à une archéologie du savoir (Foucault) unilatéralement tournée vers la critique de la « révélation », mais il insiste sur le fait que si la foi repose sur la révélation, c’est qu’il y a une ouverture, dans l’immanence elle-même, pour une forme de transcendance (p. 309). C’est pourquoi Lavignotte a raison de souligner la dimension critique, et pas seulement empathique, de l’éthique chez Dumas.

Les considérations sur les valeurs et les normes souffrent de mon point de vue d’une certaine confusion des deux termes. Il me paraît plus judicieux de réserver les valeurs au domaine de l’éthique et de voir dans les normes un concept juridique et/ou sociologique. Mais cela supposerait une discussion plus intensive du statut des normes et de leur contenu.

Un point central est l’utilisation de la métaphore de l’habitation, un terme qui revient souvent sous la plume de Dumas lui-même et que Lavignotte reprend dans le sous-titre du livre. « Habiter la vie et habiter le monde », voilà bien une tonalité nietzschéenne par laquelle l’auteur exprime la critique des arrière-mondes propre à une théologie et à une éthique anti-surnaturaliste. Mais il est bien possible que chez Dumas très souvent, la théologie fondamentale et la dogmatique qui structurent l’éthique demeurent trop implicites et évasives. Mais nous pensons que la pensée explicite et implicite du livre sur Bonhœffer (et sans doute aussi des autres ouvrages de Dumas, y compris Les cent prières possibles de 1982 [Paris, éd. Cana] et l’ouvrage sur les vertus de 1989 [Les vertus... encore, Paris, Desclée de Brouwer]) atteste d’une manière forte de fonder et de structurer l’éthique chrétienne sur une base théologique solide et globale. Lavignotte a donc raison, cela dit, de citer le texte de 1972 sur les fondements et catégories d’une éthique évangélique (paru dans le Bulletin du CPE de Genève) comme un geste typique de l’ensemble de l’éthique « théorique » de Dumas.

Je reviens sur cette idée d’éthique théorique. Lavignotte, plus que Dumas de mon point de vue, a tendance à tirer l’éthique vers ses conditions d’émergence et ses situations, et de rester réservé, ou du moins timide, face à l’éthique normative ou à la théorie éthique. Chez Dumas, au contraire, l’éthique théologique de Bonhœffer, comme théorie, contribue à surmonter les insatisfactions issues des positions de Barth ou du moins du barthisme de son temps. C’est un des points aveugles de la thèse de Lavignotte que de ne pas explorer plus avant et avec plus de profondeur ce rapport décalé entretenu par Dumas envers Bonhœffer et Barth.

Il m’a manqué aussi certains développements plus élaborés du point de vue des théories éthiques, par exemple quand l’auteur parle, bien rapidement, de l’éthique des vertus chez Dumas, sans établir le moindre lien avec le retour de cette catégorie dans le débat éthique contemporain (aujourd’hui, mais déjà du temps d’André Dumas, voir les études d’Alasdair MacIntyre et de Stanley Hauerwas ainsi que la foule de contributions catholiques). De même, il me paraît que le rapport au catholicisme (à sa « théologie naturelle » et à sa métaphysique) est trop peu différencié chez Lavignotte alors qu’il y avait des ouvertures dialogales à ce sujet chez Dumas.

Olivier Abel a raison : c’est tout autant Lavignotte que Dumas qui s’expriment dans ce livre. Il s’agit en fait d’une reprise créative et décalée de la pensée de Dumas. Pour être tout à fait honnête, nous sommes d’avis que la théologie et l’éthique de Dumas sont beaucoup plus systématiques et solides, sur le plan fondamental, que l’esquisse encore fragile proposée ici par Lavignotte. Ce dernier ne prendra d’ailleurs pas ombrage de cette remarque, tant il est évident que sa propre réflexion entretient (comme la nôtre) une dette incontestable envers Dumas. Mais je me garde bien de passer sous silence la créativité plus complexe de Lavignotte, qui ne manque pas de citer ses contributions plus personnelles aux débats actuels (cf. notamment p. 313).

Il est loin d’être sûr que l’éthique de Dumas ait été aussi « libérale » que celle de Lavignotte. Mais le matériau réflexif réuni ici par l’auteur est sans conteste une provocation bienvenue. Son propos nous invite en effet à deux postures ou à deux gestes différents mais corrélatifs l’un à l’autre : rendre justice, d’une part, à la créativité remarquable d’André Dumas, mais laisser émerger notre propre créativité, d’autre part, dans une loyauté critique avec un de nos indéniables maîtres et, à travers lui, avec la tradition théologique et éthique elle-même.