Vincent Genin, Avec Marcel Detienne
Genève, Labor et Fides (collection « Histoire des religions »), 2021, 248 p.
Par ce titre, l’auteur, un jeune historien belge, présente dès l’abord son livre comme une rencontre avec Marcel Detienne, l’helléniste, l’anthropologue, le comparatiste, né à Liège en 1935 et décédé en 2019 au terme d’une carrière brillante et parfois tumultueuse. Il est certes délicat de rendre compte d’un ouvrage qui vise à faire découvrir un personnage aussi foisonnant que Marcel Detienne (MD), à la production si abondante, à la personnalité si complexe. Tout en adoptant une structure globalement chronologique, l’étude empathique de Vincent Genin s’articule également sur les thèmes récurrents ou les mots-clés dans l’œuvre de MD. Ce sont ainsi les publications qui jalonnent le plus souvent les étapes du trajet biographique, où se retrouvent les lignes directrices de ses recherches et ses fidélités, voire ses obsessions intellectuelles : ils constituent la vraie vie de MD. L’auteur tente de raviver « les enfances » de MD, le plus souvent occultées : le père, suppléé par le grand-père bibliothécaire, les études chez les jésuites (et leur efficacité : MD lit le grec à livre ouvert !), Liège la ville natale – lieu également occulté, de mauvaise mémoire voire hors-mémoire –, le négoce du père dont le fils ne veut surtout pas hériter (l’auteur retrouve ce rejet beaucoup plus tard : voir le chapitre « Dionysos, conjurateur du négoce », p. 129 sqq.). Le catholicisme, dans lequel MD a été éduqué et dont il resta assez longtemps proche, est évoqué discrètement : un « rapport de plus en plus conflictuel [...] dont il se détache violemment » (p. 139). L’auteur souligne le besoin ardent d’adoption (mot-clé) de ce jeune chercheur belge par le milieu parisien, dans lequel Jean-Pierre Vernant – autre helléniste qui renouvela les approches de la recherche sur la Grèce ancienne –, le précédant d’une demi-génération (1914-2007), jouera longuement le rôle de « père », d’appui, d’ami, avant que leur relation, continue mais parfois conflictuelle, ne devienne de plus en plus difficile et son terme douloureux. Mais l’auteur a souci de relever le caractère rebelle et les libertés de MD, ses transgressions, la nouveauté de ses analyses, ses découvertes, sa voie propre, inspirée certes des « pères », mais des pères dont il cherchera constamment à se dégager, pour trouver sa vérité. Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque (1967) le consacrera : ouvrage reconnu comme novateur et stimulant, atteignant « la maturité » selon Pierre Vidal-Naquet. Il poursuivra avec Dionysos mis à mort (1977) : « Il veut marquer son territoire. Il veut que l’on sache qu’il est un des plus grands spécialistes de l’analyse structurale appliquée à la Grèce ancienne. » (p. 92) Les étapes sont à la fois d’ordre intellectuel et personnel ou affectif, comme le signalent les titres de certains des chapitres : « Premiers troubles », « L’Ostracisme », « Frères en Métis », « La Fronde », où l’auteur fait preuve d’une fine compréhension des situations psychologiques qui ont donné naissance aux livres. En 1981, L’Invention de la mythologie témoigne ainsi d’une rupture dans sa vie, c’est un « livre de deuil » (p. 114-115). Si l’auteur évoque des moments de la vie privée de MD (divorce, rencontre de Giulia, coïncidant avec une « réforme de lui-même », en 1977, puis mariage et séparation après une dizaine d’années), c’est pour les relier aux étapes intellectuelles, dans un va-et-vient étroit entre ces deux registres. Le trajet de MD, ce sont aussi ses rencontres intellectuelles, qui se prolongeront parfois en amitiés : en Italie, Nenci, Brelich ; en Suisse, Rudhardt ; en France, Olender, de Certeau ou encore Sollers ; des modèles également : Walter F. Otto, Louis Gernet (« l’étoile Louis Gernet », p. 160). L’auteur met en évidence l’exigence intérieure constante qui incite le chercheur à dépasser les frontières disciplinaires, pour inscrire ses recherches dans une véritable anthropologie, plus précisément une « anthropologie structurale » (qualificatif qu’il déniera, avec pertinence, aux travaux de Vernant, réfutant l’un des titres qui l’a pourtant fait connaître : Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale, Paris, PUF, 1960). Ce qualificatif, Lévi-Strauss le reconnaîtra à MD, le taxant de représentant authentique de l’anthropologie structurale. C’est aussi le grand succès que seront Les Jardins d’Adonis (Paris, Gallimard, 1972), ce « coup de maître » (p. 66), dont beaucoup diront qu’il constitue « la plus significative contribution du structuralisme appliqué à la Grèce ancienne » (p. 51) : une charnière dans son œuvre et la trace définitive de son émancipation – Vernant placera ce texte sous le signe de l’innovation en matière d’histoire des religions. Certes, au début des années quatre-vingt, MD rejettera le structuralisme : « liquidation de la vague structuraliste, aveuglement collectif » (p. 110-111) ; l’auteur pointe une fois encore la liberté de MD et son refus de jamais s’enfermer dans une « école », ni dans les frontières entre les disciplines, comme tant de chercheurs le font. Ainsi l’auteur restitue avec subtilité l’« archéologie du comparatisme » de MD, « constructif et expérimental » (p. 171).
L’auteur éclaire ce personnage déroutant, qui évite, refuse les routes tracées par les travaux de ses pairs, suscitant certes des adhésions, mais aussi des rejets, qui lui coûteront souvent cher intellectuellement ou affectivement. Déroutant encore par l’étrangeté de son style : « [...] sa prose n’accède pas [...] à la luminosité des raisonnements de Vernant. [...]. Avec lui j’ai affaire à une écriture incantatoire, contrebalancée par un apparat critique, parfois polémique, d’une lourde germanité. » (p. 61) ; c’est « une écriture transgressive, presque excitée. » Les succès comme les échecs sont relevés : l’élection à l’École pratique des hautes études (1980), mais l’échec au Collège de France (1992), malgré des appuis prestigieux (Lévi-Strauss, Vernant, Bonnefoy, Françoise Héritier). Au travers de cet échec, MD ressent qu’il n’est toujours pas « adopté ». Et l’auteur de souligner la blessure profonde que cela constituera pour lui ; il acceptera sa nomination à la Johns Hopkins University (Baltimore), qu’il vivra comme un exil et où il restera un « corps étranger », isolé, souffrant du manque de communauté (désir de retrouver le village, un autre terme récurrent) ; là s’amorceront les réflexions qui aboutiront à Comment être autochtone (2001), au fil des questionnements de MD, repris de manière obsessionnelle (« Qu’est-ce qu’au juste la mythologie ? »), jusqu’à son Comparer l’incomparable, sorte de pamphlet paru en 2000. C’est également le personnage dans son humanité, ses luttes et ses souffrances, ses fragilités psychiques, ou encore l’homme bourreau de travail, qui va jusqu’à s’épuiser physiquement et psychiquement, que l’on perçoit à l’arrière-fond des résultats « achevés » que sont ses livres, tout comme son « incapacité viscérale d’adhérer au sentiment de satisfaction » (p. 43).
Face à un chercheur si foisonnant, l’auteur propose des chemins, sinueux parfois, des fils rouges, guidant le lecteur dans le trajet intellectuel et personnel de l’un des grands maîtres de la recherche sur la religion grecque de la seconde moitié du XXe et du début du XXIe siècle. Enfin l’ouvrage revêt le caractère d’un témoignage, celui d’une rencontre de l’auteur avec MD à la fin de sa vie (2018), échange profond et sincère, relation amicale et affective avec un MD fragilisé par la maladie. L’auteur joint en « Annexe » une sélection judicieuse de l’abondante correspondance de MD, qui privilégiait souvent l’écrit à la communication orale.