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Patrick Dupouey, La croyance. Comment savoir ce qu’il faut croire ?

Paris, Vrin (collection « Questions et raisons »), 2021, 236 p.

Michaël HINTERBERGER

Ne pas juger « avant d’avoir bien examiné » (Essai sur l’entendement humain IV, chap. 16, § 3). Telle est la procédure à suivre impérativement pour ne pas tomber dans « la faute » selon Locke, installant d’emblée la question de la croyance à la hauteur d’un enjeu éthique. Or la vie nous laisse-t-elle toujours l’occasion d’un libre examen ? On le sait depuis Descartes au moins, la pratique ajoute à la théorie la dimension temporelle de l’urgence qui conduit à la nécessité de se résoudre. Choisir et s’y tenir dit la morale provisoire. Locke est bien conscient de ce problème : « la conduite de la vie et la gestion de nos intérêts majeurs ne souffrent aucun délai » (chap. 16, § 14). L’examen ne peut toujours avoir lieu, et il ne peut toujours aboutir. Plus radicalement, l’homme, en régime de finitude, semble de toute évidence borné dans sa connaissance et ne saurait asserter ou agir en sachant toujours. Il lui faut donc se risquer parfois au jugement, se satisfaire du probable, et croire sans véritable certitude. Cette confiance est-elle pour autant aveugle ? Une telle question constitue le fil directeur de la réflexion de Patrick Dupouey dans son essai intitulé Comment savoir ce qu’il faut croire ?

Publié aux côtés d’un texte de John Locke moins lu de l’Essai sur l’entendement humain sur les enjeux et les ressorts de la croyance (livre IV, chap. 14-19), l’analyse de l’auteur part du constat de l’impossibilité de ne pas croire, pour tenter de circonscrire cette attitude de l’esprit qui consiste à tenir pour vrai sans les gages de la certitude. Pour problématiser son propos, Patrick Dupouey montre avec talent la nécessité dans laquelle tout individu se trouve de croire non pas seulement une fois, mais « cent fois, mille fois par jour, à propos d’une infinité de sujets » (p. 86). Aussitôt, on imagine bien l’auteur, habitué des randonnées (La montagne jour après jour, Paris, Hachette 1993 ; Pourquoi grimper sur les montagnes ?, Lyon, Aléas, 2009), se contenter de croire au bulletin météo pour partir en montagne sans se perdre dans des calculs météorologiques. L’échec de la vérification s’impose en effet pour les raisons les plus contingentes : du manque de temps, d’énergie ou de capacités, à l’absence d’éléments indispensable à l’examen, en passant tout simplement par une situation trop complexe pour discerner le vrai du faux, nombreux sont les motifs qui nous poussent à devoir croire, à défaut de savoir. Cependant, toutes les croyances, les opinions, les convictions ne se valent pas (p. 87). Il ne faut pas croire tout et n’importe quoi, et savoir donc discriminer, autrement dit, savoir croire. Mais comment ? Comment savoir ce qu’il faut croire ? Ce qui suppose d’ailleurs au préalable de pouvoir s’assurer d’une certitude objective. Car bien souvent, souligne l’auteur, celui qui croit savoir ne sait pas qu’il croit seulement (p. 92). Une enquête s’impose alors.

L’introduction s’achève par une exploration sémantique du vocabulaire relatif à la croyance. L’auteur y constate l’absence de terme spécifique, en langue française, désignant le fait de tenir pour vrai quelque chose que l’on ne sait pas. L’usage du vocable français « croyance » s’accommode mal des différentes formes du croire. Le citoyen a une opinion politique, le médecin un avis médical, et certainement pas une croyance politique ou une croyance médicale. L’analyse de l’auteur, de son propre aveu, gardera, faute de mieux, un tel terme. Mais on peut y voir une raison de plus de la nécessité de réfléchir sur ses différentes figures et ses nuances, qui vont par ailleurs structurer l’ouvrage. L’auteur s’arrête tout d’abord sur les normes du bien-croire (ch. I), pour ensuite interroger l’opinion dans son ambiguïté, à la fois jugement incertain ou seulement probable (ch. II) et croyance ignorante de son insuffisance (ch. III). En suivant la typologie kantienne du Canon de la raison pure (savoir, opinion et foi), Patrick Dupouey poursuit ensuite son itinéraire avec la notion de foi dans son versant pratique et religieux (ch. IV), et termine sur la controverse Clifford-James sur la nature des motifs, rationnels ou bien alors tout autrement affectifs, censés rendre raison d’une croyance (ch. V).

Le premier chapitre, peut-être le plus ambitieux, offre une tentative pour fournir des critères à partir desquelles évaluer la valeur de notre croyance. Du côté de son objet, d’abord, la croyance peut se manifester dans le monde par son effectivité pratique (p. 102). Croire en son médecin augmentera l’efficacité des soins (effet placebo), et inversement, contribuer au maintien de certains stéréotypes peut avoir pour effet d’entretenir leurs conséquences néfastes. En bref, ce que l’on croit détient une efficace causale directe sur le réel, que celle-ci soit positive ou négative. Mais en tant qu’une croyance peut se révéler vraie ou fausse, à l’effectivité pratique d’une croyance s’ajoute également la norme épistémique qui en évalue le contenu. Or l’auteur met en garde contre une confusion des normes et cette tendance à conclure à la fausseté d’une opinion en raison des dégâts qu’elle engendre (p. 108). Un stéréotype n’est pas faux parce qu’il est néfaste, mais néfaste parce qu’il est objectivement faux. Du côté du sujet, ensuite, l’auteur relève diverses attitudes mentales dans l’assentiment donné à un contenu, en fonction du degré de passivité ou d’activité de l’esprit dans la formation de son opinion. Croire par peur ou par coutume a dès lors moins de valeur que de croire suite à la lecture d’un article vulgarisateur, qui fait certes l’impasse sur les détails de l’analyse scientifique, mais fournit de bons motifs de croire à ses conclusions. Il reste – souligne toutefois à juste titre l’auteur –, que les scientifiques peuvent se tromper, et la propagande, quelquefois dire vrai (p. 110). Le pas suivant devait alors nécessairement constituer une étude, assez sommaire néanmoins, sur le savoir comme idéal normatif de la croyance, à partir de ses deux exigences définitionnelles que sont la vérité et la réflexivité. Pour le dire sans détour : savoir, c’est vraiment savoir (savoir le vrai), et vraiment savoir, c’est savoir qu’on sait (savoir pourquoi on le sait).

Les deuxième et troisième chapitres s’arrêtent ensuite sur la notion d’opinion, selon sa double entente de la Meinung au sens kantien et de la doxa platonicienne. La première acception permet à l’auteur de souligner la dimension d’incertitude dans laquelle intervient le jugement. À telle enseigne, l’opinion serait l’assertion qui se sait affectée d’une insuffisance de garanties objectives, et par-là d’un certain coefficient de probabilité (p. 125). Or après le rappel – incontournable sur ce sujet – des thèses probabilistes de Cournot qui distingue la probabilité subjective de la probabilité objective ancrée dans le réel lui-même, suivi d’une analyse de la question des témoignages et de la valeur des miracles (p. 139), le lecteur trouvera le texte de Locke, enfin convoqué, pour interroger la possibilité de créditer l’esprit humain d’une puissance de recul pour estimer la force d’un argument et pondérer son assentiment (p. 150). Dans le chapitre suivant, il en ira tout autrement de la doxa platonicienne, marquée par l’inconscience de son insuffisance et l’ignorance de son propre statut. À l’aide d’un retour pédagogique sur les différentes images et allégories platoniciennes de La République, Patrick Dupouey y insiste sur la dimension passive de la constitution de l’opinion et retient ses avatars plus contemporains : idées reçues, préjugés, stéréotypes, idéologies, illusion. La réflexion, scandée par le partage du « Canon » kantien, débouchera finalement, au chapitre IV, sur la question de la foi comme assentiment subjectivement sûr de lui. Or là où les raisons objectives manquent, comment peut-il y avoir cette « fermeté de la confiance » ? C’est que, dans bien des situations, par exemple pour monter un projet ou militer pour une cause (p. 169), « y croire » et avoir une foi pragmatique semble capital. Et dès lors qu’on a en tête les réflexions sur la finalité de la troisième Critique, cela se laisse également comprendre du point de vue théorique de la science qui tire bénéfice à croire en l’agencement finalisé du monde. Le moment de l’analyse le plus pertinent se concentre, cependant, sur la révélation, lorsque l’auteur identifie le cercle vicieux de la foi : c’est l’objet de cette dernière, à savoir Dieu, qui devrait fonder l’obligation de croire en lui. Or dans la révélation, Dieu ne saurait en effet se garantir lui-même. Celle-ci appelle donc à croire sans preuve et exige un acte de foi pour ouvrir le mérite de son épreuve. Constat thomasien auquel semble souscrire l’auteur, lorsqu’avec Alain, il pense plus largement la foi comme « une résolution à agir afin d’actualiser autant qu’on le peut une possibilité humaine » (p. 201). L’examen de la croyance s’achève par l’exposition – plus que par une discussion clarifiante – des enjeux d’une controverse sur les motifs qui la fondent. Alors que pour W. Clifford (L’éthique de la croyance, 1877), ce serait faire fausse route d’adopter une croyance sans éléments de preuves rationnels suffisants, W. James (La volonté de croire, 1896), de son côté, défend qu’une inclination sensible affective suffit à en fonder la légitimité.

Au terme de son enquête, l’ancien professeur de khâgne rappelle, avec Machiavel et Pascal, qu’on ne peut se dispenser de faire croire pour asseoir son pouvoir. Mais faire croire va bien au-delà du seul projet de domination. C’est aussi une nécessité pour éviter qu’une société sombre dans une impuissance à croire sous forme de méfiance généralisée. Le projet émancipateur des Lumières n’écarte pas la croyance, mais vise à croire juste, en adéquation avec le savoir. L’auteur déplore avec raison que les réseaux sociaux n’en finissent pas de révoquer en doute ce que l’État, la science, la médecine, l’école, nous livrent comme savoir. Or, nuance-t-il, les pouvoirs ne sont pas sans responsabilité dans cet état de fait actuel : l’industrie alimentaire ou pharmaceutique, et plus généralement tous les organismes étatiques ne peuvent que difficilement racheter une confiance qu’ils ont, une fois ou l’autre, trahie par des scandales ou des actions frauduleuses. C’est probablement dans cette nuance qu’une réflexion actuelle sur la croyance, comme celle menée par Patrick Dupouey, trouve toute son importance.