Robert Chenavier, Simone Weil, une Juive antisémite ? Éteindre les polémiques
Paris, Gallimard (collection « Hors-série Connaissance »), 2021, 226 p.
L’objectif de l’ouvrage est d’analyser la position de Simone Weil eu égard à sa judéité (le fait et la manière d’appartenir au peuple juif), à la judaïcité (l’ensemble des personnes juives), et au judaïsme en tant que religion. Ce faisant, l’auteur, responsable de l’édition des Œuvres complètes de la philosophe en cours de publication chez Gallimard, entend à la fois mettre fin aux polémiques qui condamnent Simone Weil, et toute sa pensée, comme « antisémite » et animée par « la haine de soi juive », mais aussi ouvrir la voie inversement à un jugement moral et philosophique critique sur un aspect de la pensée weilienne que l’on ne peut pas détacher du reste. Une première partie historique (p. 25-71) entend restituer l’évolution des attitudes de la philosophe dans le contexte politique et intellectuel des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale. La seconde partie (p. 73-161) est polémique et donne la réplique aux contempteurs de Simone Weil : Marc Kac, Paul Giniewski, Léon Poliakov, George Steiner, Francis Kaplan et Jeffrey Mehlman. Enfin la dernière (p. 163-201) est proprement philosophique et s’attache à éclairer plusieurs contradictions de pensée non surmontées par la philosophe.
Il nous semble que l’ouvrage fait trois contributions décisives et soulève une interrogation. D’abord, il donne à comprendre le refus par Simone Weil de sa judéité. « Juive non judaïsée », ayant grandi dans une famille agnostique, la philosophe s’est toujours considérée comme étrangère à une condition à laquelle elle a été assignée. Ainsi, elle ne s’est pas opposée au nazisme en tant que Juive et elle est restée, de façon générale, silencieuse sur le sort particulier des Juifs persécutés puis exterminés. Dans le même temps, elle a analysé et dénoncé les ressorts de la barbarie nazie, a rejoint la Résistance et, dans ce cadre, a fait établir et a distribué des faux papiers à des Juifs à Marseille, et elle n’a pas cherché à s’excepter mais a consenti explicitement aux persécutions résultant de sa condition. Il reste, et cela n’est pas condamnable, que la philosophe, qui a tant voulu s’assimiler aux opprimés de son temps, a refusé de s’identifier aux Juifs persécutés et n’a pas pu donner un sens spirituel au malheur résultant de son assignation à la judéité, comme l’ont fait au même moment Édith Stein ou Etty Hillesum.
Ensuite, l’auteur met en lumière les dangers de la position assimilationniste de la philosophe eu égard à la minorité juive française, particulièrement dans une note rédigée, à la demande des services de la France combattante à Londres, sur un rapport de l’Organisation civile et militaire (O.C.M.), un mouvement de résistance nationaliste et germanophobe. Dans une première note sur le projet de réforme constitutionnelle proposé par l’O.C.M., la philosophe dénonce explicitement toute politique visant à marquer ou à rendre reconnaissables les Juifs, y compris les Juifs assimilés, dans le but de les persécuter ou de les exterminer, ce qui est certainement le propre de l’antisémitisme contemporain. Dans le même temps, dans une seconde note concernant un rapport de l’O.C.M. sur la minorité juive, elle considère qu’une telle minorité doit disparaître en tant que telle, car elle est « le symbole d’un mal », propre à l’époque contemporaine caractérisée par le « déracinement » et l’« irréligion », le judaïsme étant selon elle « un rêve de domination temporelle [qui] a soudé par l’orgueil une bande de fugitifs » (cité p. 176). Notons ensuite la contradiction évidente de la proposition de la philosophe destinée à résoudre ce qui constitue selon elle « le problème juif ». Elle pense que c’est l’imprégnation dans la société sur plusieurs générations d’une « inspiration authentiquement chrétienne », ou d’« une religion qui soit tout entière orientée vers la mystique » (p. 180), c’est-à-dire par nature opposée à la domination sociale d’une Église nationale ou d’un État chrétien, qui permettrait d’assimiler les Juifs en mettant fin au mal originel dont ils sont le symbole. Mais elle reconnaît, dans ce qui s’apparente pour elle à la « cité des fins », note l’auteur (p. 188), la nécessité de recourir à des mesures d’exclusion (déchéance de nationalité et exclusion de l’enseignement) contre les Juifs qui auront résisté selon elle à une telle imprégnation, mesures de force à la fois contraire à l’assimilation et à la spiritualité qu’elle défend.
Ainsi, à l’issue de l’ouvrage, il s’avère clair que « la haine de soi juive » est une catégorie qui ne s’applique pas à la philosophe, puisque « la judéité, le judaïsme, la judaïcité ne constituent pas, pour Simone Weil, des racines auxquelles elle chercherait à s’arracher » (p. 210). De même, l’accusation d’antisémitisme est infondée en considération de ses actes et de sa pensée, et ce même à considérer une note à destination d’un organe de gouvernement qui apparaît effectivement condamnable, car un antisémite « irait directement à l’action contraignante et à la persécution, sans autre forme de pensée », ce que ne fait pas Simone Weil (p. 200).
Une interrogation subsiste cependant sur l’antijudaïsme de la philosophe. L’auteur étudie avec pénétration et rigueur certains des passages les plus controversés des Cahiers où Simone Weil use de « la causalité diabolique » pour faire des Juifs la cause première de « tout ce qu’il y a de mauvais dans l’histoire – déracinement, capitalisme, totalitarisme » (p. 198-199). Il note que certains textes, notamment Les trois fils de Noé et l’histoire de la civilisation méditerranéenne, doivent conduire à s’interroger « sur le lien de la critique de l’Ancien Testament par Simone Weil avec son refus de la judéité, de la judaïcité, du judaïsme » (p. 159). Mais, si l’on considère que le judaïsme désigne toute la vie religieuse des Juifs à travers les siècles après la seconde destruction du Temple et, au-delà de la Torah, inclut la Tradition compilée et commentée dans le Talmud, toutes choses que Simone Weil ignorait – ce qu’on peut lui reprocher selon l’auteur –, sa position est plutôt caractéristique d’un anti-hébraïsme que d’un antijudaïsme (p. 123 et 214). Il nous semble cependant qu’en usant des termes « Juif » et « judaïsme » pour nourrir une critique à l’égard de la religion juive et de la judaïcité de son temps, fondée uniquement sur sa lecture de l’Ancien Testament, l’antijudaïsme est bien une part réelle, bien que non déterminante, de sa pensée. Sur ce point, on peut se reporter également aux ouvrages de Emmanuel Gabellieri, Être et don. Simone Weil et la philosophie, Louvain, Peeters, 2003, chap. 6, et de Florence de Lussy, Simone Weil, Paris, PUF, 2016, chap. 10.
On ne peut en définitive que trop recommander la lecture de cet ouvrage nécessaire de Robert Chenavier qui permettra, nous l’espérons, de sortir des lectures unilatérales de l’œuvre de Simone Weil qu’elles soient uniquement laudatives ou inspirées par l’aversion et la condamnation.