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Jacques Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples

Suivi d’une postface de Jean-Jacques Rosat, Marseille, Éd. Hors d’atteinte (collection « Faits & idées »), 2021, 334 p.

Stefan IMHOOF

Jacques Bouveresse est décédé le 9 mai 2021, pratiquement à sa table de travail. Il avait encore de nombreux projets en cours ; il réfléchissait, notamment, à un ouvrage sur Nietzsche et Franz Overbeck, qui traiterait plus particulièrement de questions théologiques, et à un autre, sur Kelsen et Carl Schmitt, et la théorie du droit. Malheureusement, la mort est venue interrompre ses recherches qui, au cours de sa vie, ont porté sur un éventail extraordinairement étendu de domaines (logique, philosophie des mathématiques, du langage, de la perception). Il était un spécialiste de Frege, de Wittgenstein, mais aussi de Musil et de Kraus, et il s’est particulièrement penché, à la fin de sa vie, sur les rapports entre la philosophie et la littérature, sur la philosophie de la religion et, finalement, sur la philosophie de la musique, témoignant d’une force de travail proprement stupéfiante (il a publié plus de 50 livres et près de 200 articles). Notre ouvrage, que l’auteur a encore pu relire avant sa publication, s’inscrit dans la suite de ses réflexions sur Nietzsche (notamment de Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016) et rappelle que l’auteur a toujours considéré le philosophe comme un « penseur majeur », présent de manière directe ou sous-jacente dans nombre de ses textes.

Notre ouvrage est fondé sur une lecture approfondie des Fragments du Nachlass (qui occupe plus de la moitié de l’édition complète de Colli et Montinari), un ensemble de textes moins fréquemment abordés et commentés que les ouvrages édités du vivant du philosophe. Il est composé selon la méthode que l’auteur adopte habituellement : il s’agit d’extraire du magma des textes des citations particulièrement frappantes et qui ont souvent échappé aux autres interprètes pour les articuler entre elles et reconstituer le fil rationnel de la pensée nietzschéenne, dont on a souvent prétendu trop vite qu’elle disait tout et son contraire, quand on n’y a pas projeté une interprétation qui, à l’évidence, ne correspondait pas à ce que disaient les textes. Avec une honnêteté scrupuleuse, et une grande puissance d’analyse, l’auteur démontre que le Nietzsche nazi, élaboré par certains, était une vue de l’esprit aussi absurde que le Nietzsche gauchiste, voulu, entre autres, par les ténors d’une certaine pensée française (notamment Deleuze et surtout Foucault). Comme l’écrit Rosat dans la postface (« Bouveresse, Nietzsche et le nietzschéisme à la française »), Nietzsche a développé « une vision politique, inégalitaire, hiérarchique, violente, ennemie de toute démocratie, à laquelle ses idées sur la morale, l’art et la culture, ainsi que sa philosophie de l’histoire, son anthropologie et (ce qu’il faut bien appeler) sa métaphysique sont étroitement et inséparablement liées » (p. 328).

Parmi les axes principaux du livre, on mentionnera : la définition de la « volonté de puissance » (p. 56 ; 158 ; 240) ; la question de la vérité, déjà approfondie dans le Nietzsche contre Foucault (p. 60) ; le rôle de la politique – est-il vraiment un penseur totus politicus, comme le pense Domenico Losurdo dans son Nietzsche, le rebelle aristocratique (2016) que Bouveresse cite et commente abondamment ? (surtout p. 237-284) ; la question de l’élitisme et la critique de la science et de la démocratie (p. 106 ; 235, 255) ; celle de la prééminence de la volonté et du faire sur la connaissance (p. 162) ; la critique du « progrès » (p. 225). La méthode adoptée par l’auteur permet de suivre quasi simultanément tous ces thèmes chez Nietzsche, où ils se trouvent entrelacés dans les fragments qui constituent comme d’innombrables variations sur quelques thèmes centraux. « Pour Nietzsche c’est effectivement la volonté de puissance de la vie qui constitue l’instance suprême » (p. 56), la vie elle-même étant définie comme « l’expression des formes d’accroissement de la puissance » (cité p. 56). Dès lors, « l’idée d’un droit égal au bonheur pour tous » (p. 57) apparaîtra au philosophe comme « une illusion dangereuse et mortifère » (ibid.). Attaché à défendre avec passion la vérité, Nietzsche n’en est nullement, comme le soutiennent certains de ses lecteurs, un contempteur. Il est également faux de prétendre que pour Nietzsche la vérité comme savoir n’est que l’expression du pouvoir. On ne peut donc imputer au philosophe la confusion fréquente que l’on fait, lorsqu’on identifie la vérité avec la conception de la vérité. Ce n’est pas tant de la vérité elle-même que vient le danger, mais bien plutôt de ceux qui ont « la conviction injustifiée ou prématurée de la détenir et de la confusion [...] entre la certitude et la vérité » (p. 61). L’auteur rappelle que « tenir la vérité elle-même pour responsable des mensonges qui réussissent à se faire accepter comme vrais et des exactions commises avec leur aide par les détenteurs réels ou supposés du pouvoir est tout simplement ridicule ou inepte » (ibid.). Le rôle de la politique dans la pensée de Nietzsche est largement analysé. Même si l’auteur n’est pas entièrement d’accord avec l’idée d’un Nietzsche totus politicus (Losurdo), et qu’il n’est pas possible de se représenter un Nietzsche adhérant à un quelconque parti politique, il est pourtant incontestable « qu’il se situe néanmoins régulièrement sur le terrain de la prescription politique, en ce sens qu’il a une perception clairement politique d’une bonne partie des problèmes qu’il discute » (p. 112). Un de ceux-ci est la critique de la démocratie, elle-même reliée à la critique de la science, qu’il conçoit avant tout comme une puissance égalisatrice qui s’oppose à « l’aristocratie de l’esprit ». Si Nietzsche est « un analyste généralement au plus haut point pénétrant et perspicace du pouvoir, ce n’est pas un critique du pouvoir » (p. 115). Ainsi, il considère la démocratie comme « une chose à redouter » et estime que « le peuple n’est pas fait pour (se) gouverner, mais pour être gouverné » (ibid.). Il s’agit, pour lui, de lutter contre la décadence issue du « démocratisme » (p. 116), caractérisé par le fait que les faibles exercent le pouvoir, directement ou à travers leurs représentants. Il est dès lors « nécessaire et urgent, selon lui, de faire ouvertement la guerre – au point où nous en sommes, une guerre essentiellement défensive – à la masse qui aspire à devenir dominante et y est déjà parvenu largement » (p. 119). Nietzsche en appelle ainsi à « la destruction du suffrage universel : c’est-à-dire du système grâce auquel les natures inférieures se prescrivent comme loi aux supérieures. La destruction de la médiocrité et de sa validité » (cité p. 119). Comme le souligne l’auteur, le philosophe « ne prend pas la peine d’argumenter réellement en faveur des choix fondamentaux qui sont à la base de sa philosophie politique » (p. 122). Il n’a pas vraiment besoin ni envie de justifier en quoi consistent les forts et leur pouvoir légitime ; « c’est le pouvoir des faibles et lui seul qui peut être perçu comme arbitraire et injustifié » (ibid.). Ainsi, Nietzsche écrit-il dans le Gai Savoir : « Nous ne considérons tout simplement pas comme souhaitable que le royaume de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (parce que ce serait sous tous les rapports le royaume de la médiocrité et de la chinoiserie) ; nous nous réjouissons de tous ceux qui, pareillement à nous, aiment la guerre, le danger, l’aventure, qui ne se laissent pas accommoder, enfermer, réconcilier et châtrer ; nous nous comptons nous-mêmes parmi les conquérants ; nous réfléchissons à la nécessité de nouveaux ordres, également d’un nouvel esclavage » (cité p. 123). Nietzsche conçoit « la philosophie avant tout comme une [...] façon de vouloir et de faire » (p. 162), plutôt que comme une façon de savoir, à laquelle se rattache par exemple, à ses yeux, la philosophie anglaise. L’auteur note ainsi que « Nietzsche n’a aucune sympathie pour la philosophie pratiquée, si l’on peut dire, “à l’anglaise”, c’est-à-dire comme une forme de savoir qui se caractérise [...] par l’empirisme » (p. 162), et qu’il considère par exemple Mill et Spengler comme « des représentants typiques de ce que l’on peut appeler la moyenne dans la pensée, autrement dit, des penseurs irrémédiablement moyens » (ibid.). Un signe patent de leur médiocrité est, selon Nietzsche, la clarté de leur pensée et le fait qu’ils soient des adeptes de « l’État “industriel” » (p. 163) et de la notion de progrès qui s’y rattache. Nietzsche rappelle qu’en ce qui le concerne, il veut « aussi peu que possible être État » (cité p. 163), précisant que la ruine proviendra de « l’État-nonplusultra des socialistes ; de lui, je suis un adversaire, et déjà dans l’État actuel je le hais » (ibid.). Nietzsche est également un critique radical des « œuvres, mais également [de] l’esprit de la Révolution française » (p. 234), ce qui « ne fait que rendre plus étranges et difficiles à approuver les efforts presque démesurés qui ont été faits, et continuent à l’être, pour innocenter Nietzsche de toute espèce de complicité avec le mode et le courant de pensée qu’on a l’habitude, quand on appelle les choses par leur nom, de qualifier de “réactionnaire” » (p. 235). Sa conception se reflète aussi dans son évaluation de la science qui est, selon lui, également l’émanation de la pensée commune, liée donc à ce progrès démocratique dans la société, qu’il exècre et qu’il dénonce. Or, « contrairement à ce que semblent supposer la plupart du temps les nietzschéens “postmodernes”, la science est loin d’être, pour lui, une créatrice d’oligarchies plus ou moins arbitraires et répressives ; il dit au contraire textuellement d’elle qu’elle est, par essence et de façon regrettable, “anti-oligarchique” » (p. 255). Pour l’auteur, l’idée d’un Nietzsche d’extrême-droite ne peut « être imputée principalement et même uniquement au rôle que sa sœur a joué dans la conception et la préparation de l’“œuvre” intitulée La Volonté de puissance. En effet, on trouve dans celle-ci un nombre plus que suffisant de matériaux qui sont indiscutablement de la main de Nietzsche et tout à fait susceptibles d’être utilisés quelques décennies plus tard par les nazis », bref, « comme le souligne Losurdo, il ne manque pas chez Nietzsche, et pas seulement dans La Volonté de puissance, de pages qui sont véritablement “inquiétantes et terribles” » (p. 290). Néanmoins, l’auteur souligne aussi l’opposition farouche de Nietzsche au nationalisme « de bêtes à corne » et à l’antisémitisme, affirmant qu’il y a « beaucoup de choses à apprendre de lui sur la situation et les problèmes politiques du monde contemporain, et en particulier ceux de l’Europe (il n’est pas nécessaire de rappeler, à ce propos, qu’il se percevait lui-même comme un Européen bien plus que comme un Allemand) » (p. 283). Cet ouvrage soulève des interrogations puissantes, toujours traitées avec un sens irréprochable des nuances, qui ont une résonnance toute particulière dans l’époque troublée que nous traversons.