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Philippe Chevallier, Être soi. Une Introduction à Kierkegaard

Genève, Labor et Fides, 2020, 192 p.

Noëlla Patricia SCHÜTTEL

Être soi de Philippe Chevallier peut être considéré comme une introduction un peu différente à la philosophie de Kierkegaard (1813-1855). L’auteur se penche d’abord sur une question redevenue d’actualité : Que signifie « être soi-même » ? Pour circonscrire le sujet, il s’attaque d’abord au moi de l’époque moderne, car tous ceux qui peuvent se le permettre aujourd’hui sont à la recherche de leur moi. Si le moi est considéré comme trouvé, il doit aussitôt être développé (p. 7). En suivant cette question de « l’être soi-même », l’auteur offre en même temps à son lecteur une introduction à diverses constructions de pensée marginales de Kierkegaard. Ainsi, après un chapitre sur l’époque de Kierkegaard, l’auteur examine habilement divers aspects et connotations de la notion d’éthique chez Kierkegaard. En suivant la signification de l’éthique dans l’esprit du philosophe danois, l’auteur met en évidence la fragilité de celle-ci. L’éthique doit se dépasser à l’aide de l’amour. L’amour semble alors être finalement ce qui nous rend unique et individuel (p. 163). La question de “l’être soi-même” que l’auteur soulève est en fait une question ancienne, qui touche à une sphère très intime de l’être humain. Ce n’est qu’avec Descartes (« Je pense, donc je suis ») que le moi s’est confronté à lui-même (p. 7-8). Auparavant, il était toujours placé en référence à quelque chose d’autre. Ni l’autos (soi-même) de la philosophie grecque ni l’ego (moi) de la philosophie chrétienne ne se suffisaient à eux-mêmes (p. 8). La philosophie avant Descartes ne se référait pas au moi nu ; le moi était toujours en relation avec quelque chose qui le précédait ou qui était plus grand que lui. Avec le moi de Descartes, nous sommes entrés dans une ère moderne où le « moi » se trouve dans un espace où tout lui appartient. Un espace dans lequel le « je » va vers le monde et veut développer une connaissance objective du monde et des choses. Les approches objectives et scientifiques prennent de l’importance peu après Descartes. Le romantisme marque ensuite un revirement de l’objectif vers le subjectif. Selon l’auteur, Kierkegaard, en tant que représentant du romantisme, célèbre la richesse infinie de l’intériorité. Il cherche une vérité qui soit subjective (p. 30). Selon lui, nous devons d’abord nous comprendre nous-mêmes avant de vouloir comprendre tout ce qui se trouve en dehors de nous (p. 30). Il s’est donc lancé dans une quête radicale de lui-même (p. 30). Il a poursuivi le développement de son propre moi non seulement sur le fond, mais aussi sur la forme, en ce sens qu’il a écrit sous plusieurs noms ; outre Jean le Séducteur, il a développé plusieurs pseudonymes (p. 12). On pourrait penser que le moi se perd dans ces pseudonymes, parce qu’il perd son lien avec lui-même en portant un autre nom. Le moi sous forme de pseudonyme se réfère en quelque sorte à lui-même sans être lui-même (« il tient à soi sans tenir de soi », p. 13). Mais en évitant de s’attacher à soi-même ou à son propre nom, il nous est beaucoup plus facile d’adopter une perspective qui n’est pas la nôtre. Selon l’auteur, cette perspective facilite également une vision plus objective de soi-même, de notre moi propre (p. 8). Les pseudonymes fictifs permettent donc d’obtenir de nouvelles perspectives sur soi-même, de telle sorte que nous percevons et comprenons mieux notre propre sujet. L’objectivation initiale à l’aide des pseudonymes pourrait nous aider à nous plonger plus profondément dans notre propre subjectivité. Cependant, ce que nous révélons de nous-mêmes à l’extérieur n’est jamais directement ce que nous sommes (p. 26). Le moi est toujours dans une évolution progressive, dont une partie essentielle se déroule dans le secret. Dans le secret, le moi est toujours inaccessible à la communication directe et au savoir objectif.

Le livre de Ph. Chevallier est riche et donne un aperçu bien fondé de l’œuvre de Kierkegaard, en combinant habilement le contenu philosophique et l’histoire. Toutefois, la question de savoir comment la communication de Kierkegaard à l’aide de pseudonymes peut réellement être classée demeure ouverte. Il reste à savoir si l’utilisation de pseudonymes par Kierkegaard (au lieu de son nom civil) permet une vision plus objective ou plus subjective de son propre moi, si Kierkegaard lui-même “était lui-même” en utilisant les pseudonymes, ou s’il voulait ainsi s’éloigner de lui-même. Si les pseudonymes permettent une vision objectivée ou plus objective de son propre moi (p. 26), pourquoi parle-t-on chez Kierkegaard de communication indirecte ? L’écriture de Kierkegaard à l’aide de pseudonymes, parce qu’elle est plus objective, ne serait-elle pas automatiquement plus directe ? En fin de compte, c’est la dialectique entre communication directe et indirecte qui en décidera.