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Marc de Launay, Peinture et philosophie

(Collection Passages), Paris, Éditions du Cerf (collection « Passages »), 2021, 176 p.

Serge FRIEDLI

Il peut sembler que philosophie et peinture soient deux domaines qui s’excluent l’un l’autre, la première faisant appel à la raison et au concept, la seconde à la sensibilité et à l’image. Dans l’avant-propos de son ouvrage, l’auteur souligne ce point, et le dément en constatant une proximité entre les deux activités dans la mesure où l’image comme le concept opèrent un découpage de la réalité, fixent un cadre. Une fois ce pont établi, l’auteur se propose de montrer comment la peinture comme mode d’expression, un tableau comme œuvre peuvent spécifiquement contribuer à éclairer un enjeu sociétal. L’ouvrage s’axe sur la Renaissance, au sens large ; il prend en compte autant la Renaissance du Nord que celle du Sud, réformée aussi bien que catholique. L’auteur se place donc dans une perspective historique, en précisant toutefois ne pas réduire celle-ci à une sorte de causalité explicative du nouveau par l’ancien, mais au contraire en montrant une confrontation dynamique qui s’installe, à partir de laquelle il cherche à dégager l’originalité individuelle de chaque production picturale. L’ouvrage se divise en six parties qui se fondent chacune sur une rubrique et un ou plusieurs tableaux représentatifs. Notons que l’éditeur a eu l’heureuse idée de joindre au milieu de l’ouvrage les reproductions des tableaux qui servent de base au propos de l’auteur, ce qui permet de le suivre aisément. (Internet fournira les reproductions des tableaux qui servent aux analyses complémentaires.) Les analyses dégagent – pas toujours dans cet ordre – le contexte historique, proposent une explicitation précise et détaillée de l’œuvre et cherchent à cerner l’originalité intrinsèque du tableau et sa place dans les débats. Elles s’opèrent par parties, séparées par des espaces, qui sont autant d’éclairages sur la thématique, un peu comme un peintre qui superpose plusieurs traits pour arriver à l’ensemble de son tableau. Le propos est toujours érudit, sans être pédant, et on apprend beaucoup à sa lecture. Dans sa démarche, l’auteur se confronte en particulier à la théorie des symboles de Cassirer, à la phénoménologie (Merleau-Ponty et Ingarden) et à l’herméneutique (Ricoeur) ; il se réfère à des critiques au sens plus large comme Auerbach, Le Goff ou Foucault, à des auteurs comme Dante ou Pétrarque, à des spécialistes de l’époque et des peintres étudiés, sans toutefois surcharger le texte de références. À partir de cet apparat se dégage la première ambition et originalité de l’ouvrage : l’auteur veut donner la parole, si je puis m’exprimer ainsi, aux tableaux eux-mêmes. Il s’efforce ainsi de dégager l’apport spécifique de la peinture comme moyen d’expression à des débats en cours à la Renaissance et/ou encore en cours actuellement. L’autre aspect propre à l’ouvrage est que l’auteur cherche à montrer que l’approche picturale – et artistique en général – permet une première expression nécessaire à ce qui sera par la suite analysé et conceptualisé. Il s’attache ainsi, par exemple, à montrer comment la représentation d’un gigot d’agneau travestit un discours théologique dominant pour y substituer la visée d’une sécularisation contemplative et artistique, ou comment la forme de spirale que prend une pelure d’un citron sert à rendre compte de la crise spirituelle issue à la fois du mouvement général de la Renaissance et du schisme introduit par la réforme. Dans des domaines plus techniques, il explique entre autres comment la reprise du clair-obscur par Rembrandt et sa représentation de la lumière participe au passage de la substance à l’énergie au niveau de la théorie physique, tout en montrant comment le jeu des regards représentés interroge un avenir perçu comme incertain. Avec le réchauffement climatique, la mondialisation, la digitalisation, sans parler de la Covid, cette incertitude face à l’avenir – la question de savoir si on peut encore rester optimiste –, nous interpelle directement ; nous abordons ainsi un nouvel aspect de l’ouvrage, qui nous fait transcender les époques pour nous confronter à des préoccupations tout à fait « actuelles ». Ainsi, un flux de fonds qui traverse une bonne partie de l’ouvrage, par exemple dans l’analyse de l’évolution de la représentation des Limbes, consiste à montrer l’émergence de la notion d’individu qui s’affirme comme maître de son destin, et, comme corollaire, celle de l’artiste qui a le droit de décider souverainement de ce qu’il veut représenter et de l’ancrer dans le cours de l’histoire. Femmes et enfants abusés, opprimés des systèmes totalitaires, victimes des guerres, autant de destins tragiques qui font encore régulièrement l’actualité ; or, dans les deux dernières parties, où l’auteur analyse la fonction du peintre qui se représente lui-même dans un univers de violence extrême (Dürer), ou s’interroge sur la position étrange d’un bras, l’ouvrage entre en résonance avec ces thématiques douloureuses en questionnant la représentation de la violence et en se demandant comment transmuter la violence subie autrement qu’en une contre-violence stérile.

On l’aura compris, l’ouvrage est riche en perspectives. On ne suivra peut-être pas toujours l’auteur jusqu’au point où il veut nous emmener, ou on dira que certains raccourcis mériteraient d’être davantage explicités, mais son propos reste toujours à la fois documenté et suggestif. L’auteur réussit à montrer que la peinture est un mode d’expression à part entière, analysable en tant que tel, dans la singularité d’une œuvre d’art, et qui participe, à sa manière, à la compréhension et à l’évolution sociétale, tout en incitant le lecteur à des réflexions plus larges. La lecture de l’ouvrage conduira les peintres en particulier, et les artistes en général, à poursuivre leur quête nécessaire : exprimer de leur point de vue les interrogations, les craintes, les défis qui traversent notre société, avant même d’être en mesure de les comprendre.