Book Title

André Laks, Historiographies de la philosophie ancienne. Neuf études

Paris, Les Belles Lettres (collection « Anagôgê » 13), 2021, 223 p.

Stefan IMHOOF

Dans ces neuf études parues entre 1989 et 2014 et regroupées ici dans une version revue et remaniée, l’auteur s’intéresse à différentes conceptions de l’histoire de la philosophie antique du XVIIIe au XXe siècle. Les textes, disposés chronologiquement, se fondent « sur cet espace trouble où la philosophie croise l’histoire et la philologie » (p. 9) et portent sur Jacob Brucker (1696-1770), Friedrich Schleiermacher (1768-1834), Jakob Burckhardt (1818-1897), Friedrich Nietzsche (1844-1900), les néo-kantiens Hermann Cohen (1842-1918) et Paul Natorp (1854-1924), Hans-Georg Gadamer (1900-2002) et Jean-Pierre Vernant (1914-2007). Un index détaillé permet d’établir des « ponts » entre les différents articles : de Kant aux néo-kantiens, de Burckhardt à Nietzsche, de Nietzsche à Heidegger et Gadamer (ibid.). Cette traversée permet de rendre compte de la constitution progressive, au cours de l’histoire, de notions telles que « philosophie antique », « platonisme », « présocratique », etc. Les questions liées à leur élaboration nous échappent, la plupart du temps, lorsque nous les utilisons aujourd’hui, d’une manière pour ainsi dire naïve, et leur reconstitution permet au lecteur d’être plus attentif à leur genèse. La réflexion généalogique apporte indiscutablement des éléments déterminants pour comprendre l’histoire de l’histoire de la philosophie, qui pourrait permettre d’élaborer, in fine, une conception de ce qu’est la philosophie elle-même, en tenant compte de l’historicité foncière de sa constitution. C’est Eduard Zeller « le grand et dans un sens premier historien de la philosophie grecque » (p. 16) qui jette les bases de l’historiographie moderne, grâce à « l’autonomisation de l’histoire de la philosophie », qui « a progressivement dépouillé les histoires encyclopédiques de la philosophie de leur légitimité philosophique » (p. 26). Si les « philosophes post-kantiens ont souvent trouvé en Platon une ressource pour penser au-delà de Kant » (p. 47), Schleiermacher est sans doute le penseur de cette période, pour lequel la pensée de Platon a la plus grande importance. Son originalité, « mais aussi la difficulté qu’il y a à en saisir la nature, tient au fait qu’il se situe à la croisée d’une interprétation philosophique consistante et d’un travail exégétique de toute une vie » (ibid.). C’est en effet à ce penseur que l’on doit la traduction allemande des dialogues de Platon (sauf le Timée, le Critias et les Lois, note 3, p. 47), qui a exercé une influence considérable dans le monde germanophone et au-delà. L’auteur analyse l’Introduction générale aux dialogues de Platon (un texte de 1804) ainsi que les différentes introductions dont Schleiermacher a pourvu la traduction de chaque dialogue. Dans l’introduction au Sophiste, il note que les Idées platoniciennes sont pour Schleiermacher « des idées réelles » et « sont l’expression même de la puissance divine » (p. 56), et constate que, de ce fait, le penseur est « dépendant d’une interprétation ancienne (médio-platonicienne) des Idées platoniciennes comme Idées de Dieu – une formule qui de toute évidence eut son rôle à jouer dans la longue histoire de la christianisation de Platon dont Schleiermacher est lui-même un des nombreux héritiers » (p. 56-57). Schleiermacher est, aux yeux de l’auteur, non seulement le fondateur « des études modernes sur Platon », mais « il est aussi le fondateur, en un certain sens, des études Présocratiques » (p. 79). C’est cet aspect qu’il développe dans le chapitre 4, intitulé « Schleiermacher et Héraclite ». Si pour Schleiermacher, Socrate est « le premier philosophe systématique » (ibid.), et que « les débuts de la philosophie, parce que les branches du savoir s’y trouvent encore séparées, ne sont pas à proprement parler de la philosophie » (p. 91), les études qu’il consacre à Anaximandre, Diogène d’Apollonie et Héraclite ont un « caractère pionnier », puisqu’elles montrent qu’il étend le concept de philosophe (philosophie) au-delà de Socrate, pour intégrer d’autres penseurs à l’histoire de la discipline. Dans son approche de la pensée d’Héraclite, il est un des premiers à tenter de constituer un corpus de fragments (bien que la distinction entre fragment et témoignage ne soit pas encore très clairement établie), et il est, en ce sens, un précurseur du travail de Diels (dans les Fragmente der Vorsokratiker). Schleiermacher se rend compte qu’il n’est qu’au début d’un long travail à venir, puisqu’il écrit à propos de sa collecte de textes : « Nous ne prétendons nullement avoir déjà rassemblé de manière exhaustive [l’ensemble des fragments], dont [il reste] certainement une abondance à glaner pour qui y travaillera postérieurement » (cité p. 84). Il y a dans son corpus 40 fragments de moins que chez Diels ; manquent notamment les douze textes tirés de la Réfutation de toutes les hérésies (Ps. ? Hippolyte), puisque le texte ne fut découvert qu’en 1842 et publié en 1851 (p. 84). Le travail de Schleiermacher a donc consisté à extraire d’abord les fragments héraclitéens des textes qui les citent, puis d’en effectuer un commentaire interprétatif. Dans son analyse, l’auteur s’intéresse surtout à ce qui « ancre Héraclite dans la tradition de l’ancienne “physique” » et qui « n’a que peu été étudié » (p. 80), et il montre comment Schleiermacher rattache Héraclite à « l’ancienne sagesse ionienne relative à la nature » (cité p. 90), en estimant que « le système d’Héraclite s’inscrit directement dans la lignée de Thalès » (p. 93). La fin de l’étude traite des rapports entre Hegel (qui professe ses leçons sur l’histoire de la philosophie à Iéna en 1805/6) et Schleiermacher, à propos de l’interprétation d’Héraclite, et montre à la fois leur proximité et leurs divergences. Les études sur J. Burckhardt et Nietzsche – portant principalement sur les rapports entre philosophie et philologie –, doivent être lues à la suite, pour mieux comprendre les « affinités profondes » (p. 122, note 57) qui relient les deux penseurs. La critique par le premier des philosophes antiques (hormis les Cyniques), davantage que celle de la philosophie, trouve un écho dans maint aphorisme du second, qui fut à la fois critique à l’égard de la philosophie et « à l’égard de la philologie », tout en ne cessant « jamais [...] de s’en réclamer » (p. 123). Nietzsche a publié trois études sur Diogène Laërce entre 1868 et 1870, « relativement connues, grâce en particulier à une analyse approfondie de Jonathan Barnes » (p. 124), dans lesquelles il va tenter, en particulier, de critiquer la présentation traditionnelle de l’histoire de la philosophie antique par écoles et successions (diadokhai), essentielles dans la présentation de Diogène Laërce. Dans le copieux chapitre 7, l’auteur s’intéresse à la conception que Cohen et Natorp, les deux piliers de ce qu’on appellera « l’école de Marbourg », se sont faits de la pensée de Platon, dont la présence est si forte chez le second que « de méchantes langues n’hésitèrent pas à surnommer Natorp “Platorp” » (p. 139). L’enjeu philosophique, pour les néo-kantiens de Marbourg, est de comprendre l’Idée platonicienne dans une perspective kantienne. Si, chez le jeune Cohen « la théorie platonicienne des Idées servait essentiellement à illustrer une théorie psychologique générale, elle devient avec le développement du néokantisme proprement marbourgeois, un enjeu fondamental du débat philosophique lui-même » (p. 151), mais il reverra en 1878 cette interprétation. Il a désormais « abandonné l’interprétation de Kant dans la Critique de la raison pure » (p. 158) et considère que l’Idée platonicienne « devient l’expression scientifique à laquelle les objets, mathématiques ou sensibles, donnent lieu, autrement dit l’articulation même de l’expérience à travers une relation déterminée » (ibid.). Natorp, dans son ouvrage monumental Platos Ideenlehre, reprend certes la conception de Cohen, dans la mesure où il interprète « l’Idée comme hypothèse » (p. 162), mais aboutit à des résultats qui « diffèrent assez profondément de ceux de Cohen » (p. 168). « Ce qui sépare d’emblée le projet de Natorp de celui de Cohen est la façon dont chacun conçoit la capacité d’anticipation que tous deux reconnaissent à l’idéalisme critique, au niveau général des principes fondamentaux. Natorp investit les dialogues platoniciens d’une multitude de problèmes, d’enjeux et de réponses “spéciales” qui laissent incrédule le lecteur le mieux disposé » (p. 169). Dans « Gadamer et les Présocratiques » (chap. 8), l’auteur remarque que l’« un des traits les plus marquants de [son] approche est de minimiser, voire de nier, le rôle de la discussion, de la critique et de la polémique au sein de la pensée présocratique » (p. 179), là où d’autres interprètes insistent, au contraire, sur le contexte agonistique des premières doctrines philosophiques de la tradition occidentale, un contexte de discussion et de polémiques généralisées sur la vérité des différentes doctrines. Pour Gadamer, la lecture de Reinhardt (Parmenides und die Geschichte der Philosophie, 1916), et en particulier son interprétation du fragment B 6 de Parménide, a représenté une « libération » : « Il revient en effet à Reinhardt d’avoir dit, avec son attaque contre les mortels “bicéphales”, qui vivent dans la double perspective du non-être aussi bien que de l’être, que celle-ci n’est pas dirigée contre Héraclite mais bien contre les hommes en général » (p. 179). Pour l’auteur cette conception de l’histoire des penseurs « présocratiques » peut être qualifiée « d’anti-relationnelle » (p. 180), dans la mesure où elle isole chaque penseur dans son système. Dans la dernière étude, l’auteur insiste sur la filiation entre Vernant et I. Meyerson (inventeur de la psychologie historique) et décrit l’« époustouflant génie du rapprochement » (p. 198) dont Vernant fait preuve, notamment dans son interprétation de la pensée d’Anaximandre. Les considérations de Vernant – pour qui l’apeiron est un « intermédiaire », interprété à la fois de manière cosmologique et politique, puisqu’il garantirait « la permanence d’un ordre égalitaire fondé sur la réciprocité des relations, et qui, supérieur à tous les éléments, leur impose une loi commune » (cité p. 198) –, sont critiquées par l’auteur, qui estime que ce rapprochement « ne représente très vraisemblablement que la tentative d’Aristote pour donner sens, dans la perspective d’une doctrine des éléments, à un principe dont la caractéristique essentielle est l’indétermination, et non une centralité médiatrice » (p. 199).