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Xénophon, Hiéron

Texte établi par Michele Bandini, traduit et annoté par Louis-André Dorion, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des Universités de France, Série Grecque – Collection Budé » 561), 2021, CCXXXI + 156 p. (dont 40 doubles).

Jean-Pierre SCHNEIDER

On pourra s’étonner que Xénophon (né vers 430 à Athènes et mort vers 354 à Corinthe ou peut-être à Athènes), contemporain de Platon et d’Isocrate, disciple de Socrate et auteur « classique » par excellence des études grecques, n’ait pas déjà été édité complètement dans la célèbre collection « Budé ». Mais c’est oublier que l’écrivain, tourné vers la pratique et l’action plus que la théorie et la spéculation, a écrit une œuvre abondante et variée, entièrement conservée. D’ailleurs, quelques textes importants pour l’histoire politique et économique de la première moitié du IVe s. attendent leur édition « Budé » : la Constitution des Lacédémoniens, l’Agésilas et les Revenus (Πόροι). Les deux auteurs de la présente édition scientifique se sont déjà brillamment illustrés par la publication tant attendue des Mémorables (ou « Souvenirs sur Socrate ») dans la même collection (3 volumes en 2 tomes, 2000 et 2011) ; cette publication se veut déjà une contribution à la « réhabilitation des écrits socratiques de Xénophon ». Le petit dialogue fictif (40 pages) intitulé dans tous les manuscrits Ἱέρων ἢ τυραννικός : « Hiéron ou discours sur la tyrannie » ou peut-être « Hiéron ou le tyran », met en scène, sans doute à Syracuse, le tyran Hiéron – au pouvoir de 478 à 466/5 – et le célèbre poète lyrique, dans le rôle du « sage socratique » (p. 117 sqq.), Simonide de Céos qui a effectivement séjourné à la cour du tyran (comme Pindare, Bacchylide ou Eschyle). Le dialogue comporte deux parties de nature bien différente. Dans la première (I-VII), où la question est de savoir laquelle des deux vies, celle du simple particulier (ἰδιώτης) ou celle du tyran (τύραννος) comporte le plus de plaisirs et de joies (ἡδοναί, εὐφροσύναι), donc de bonheur, c’est le tyran lui-même qui est amené à dresser le portrait déprimant de la vie du tyran (« un coup de maître, sur le plan narratif » p. XXXI). Contre l’opinion commune selon laquelle « tout le monde envie les tyrans » (I 9), malgré son pouvoir absolu – ses richesses, sa puissance et son prestige apparents –, le tyran n’est jamais en situation de jouir des plaisirs sensibles et des biens qui semblent pourtant être à la portée de son libre vouloir. En maintenant avec ses sujets un rapport analogue à celui d’un maître autoritaire avec ses esclaves, il est dans toutes ses actions et constamment sujet à la crainte (φόβος) et par là incapable d’établir une relation d’amitié (φιλία) avec qui que ce soit, et a fortiori avec son peuple : « j’ai pour compagnons des esclaves au lieu d’amis » (VI 3). La tyrannie est le règne de l’ostentation et du paraître – ce qui explique le sentiment naïf d’envie de l’opinion commune ; or les biens réels que sont l’amour, l’amitié, la confiance, les honneurs rendus (τιμαί) ou la paix ne sont ici que faux-semblants. En réalité, le tyran « vit jour et nuit comme si tous les hommes l’avaient condamné à mort pour son injustice » (VII 10) : il est toujours entouré d’ennemis, toujours en guerre (II 11). Conscient alors du malheur foncier de sa vie, et parce qu’il ne peut espérer revenir impunément à la condition de simple particulier, Hiéron conclut la première partie du dialogue sur ce constat désespéré mais sincère et lucide : « S’il y a bien quelqu’un qui a intérêt à se pendre, sache que pour ma part je trouve que c’est le tyran » (VII 13). La seconde partie (VIII-XI), de caractère didactique (n. 239) et parénétique, énumère les conseils que Simonide, à la manière du Socrate de Xénophon, donne à un Hiéron pleinement réceptif – à la mesure du découragement qui le frappait à la fin de la première partie. Il s’agit pour le monarque de stimuler l’émulation (φιλονικία), morale et productive, en distribuant des prix (ἆθλα), comme aux jeux, pour tous les domaines, militaire et civil, agricole et commercial. Il en va pour lui de transformer la haine du peuple à l’égard du pouvoir absolu et arbitraire du tyran en un rapport d’amitié, de confiance (πίστις) et de reconnaissance (χάρις), dans une relation proprement paternaliste (cf. n. 342), où le dirigeant veut agir dans l’intérêt de la cité tout entière, en visant le bien commun (κοινὸν ἀγαθόν XI 1). Si Hiéron parvient à rendre sa cité prospère ou heureuse, alors Simonide peut l’assurer : « Tu ne ressentir[as] pas la peur, mais tu donner[as] aux autres la peur qu’il ne t’arrive quelque chose ; tu aur[as] des hommes qui t’obéir[ont] volontairement (ἑκόντες) et tu les verr[as] veiller sur toi de leur plein gré (ἐθελουσίως) » (XI 11-12). Grâce à sa connaissance de l’art de gouverner (ἄρχειν), le tyran deviendra alors, non un bon tyran, ce qui serait un oxymore, mais un bon monarque, un bon gouvernant, jouissant d’un bonheur sans envie. Dans ces conditions, la thèse selon laquelle la vie du « tyran », en tant que bon dirigeant, comporte plus de plaisir et de bonheur que celle du simple particulier est vérifiée. Et la peur étant maintenant surmontée, on pourrait en inférer que le bon monarque, contrairement au tyran, peut envisager de se retirer impunément du pouvoir, comme le fera à Syracuse, moins de vingt ans après la mort de Xénophon, le général corinthien Timoléon... Notons que la charge négative du terme turannos – qui n’est jamais un titre chez les Grecs – comporte des degrés et permet à Xénophon de jouer sur un usage péjoratif (constant dans les textes politiques contemporains et dans la première partie du Hiéron) et un usage axiologiquement quasi neutre – un monarque – dans la seconde partie (cfe.gŒdipe roi : Οἰδίπους τύραννος). De plus, il semble bien que les conseils donnés à Hiéron peuvent s’appliquer, mutatis mutandis, à tout gouvernant, quel que soit le régime politique qu’il sert (cf. p. CII et n. 240). Finalement, à travers une question particulière, posée en termes singuliers, se dessine l’opposition générale entre une cité mal gouvernée et une autre bien gouvernée, prospère. Pour le lecteur contemporain, davantage habitué aux dialogues platoniciens, le dialogue xénophontien, en tant que dialogue, peut paraître étrange, voire déroutant : par une mise en scène minimale et une forme peu dramatique – le personnage de Hiéron n’a rien du tyran habitué au pouvoir absolu et fait figure d’élève attentif et bien sage ; par son contenu aussi – il relève de la politique pragmatique plutôt que de la théorie politique : l’accumulation de lieux communs sur l’exercice du pouvoir absolu, auxquels ont recours traditionnellement historiens, orateurs, poètes et moralistes, ainsi que le caractère parénétique de la seconde partie font du Hiéron une sorte de préfiguration des « miroirs des princes » médiévaux, un peu à la manière du À Nicoclès d’Isocrate.

La dernière édition scientifique du Hiéron remonte à 1933. Il faut donc saluer cette nouvelle édition qui s’appuie sur un travail philologique remarquable et tient compte des recherches les plus récentes en offrant un texte sûr. La longue introduction (231 pages) aborde tous les aspects de ce petit dialogue, en discutant les nombreuses interprétations d’ensemble et de détails dont il a fait l’objet. On appréciera en particulier le chapitre comparatif traitant du Hiéron dans ses rapports avec Platon, Isocrate et Aristote (CXLIX-CLXXVII et l’Annexe 5). Les six annexes comprenant divers tableaux synoptiques seront de la plus grande utilité (en particulier, outre l’annexe 5, l’annexe 6 donnant un tableau des « topoi de la tyrannie d’après le Hiéron » repérés dans la littérature grecque et latine). Les notes à la traduction sont souvent éclairantes et utiles en fournissant de nombreux parallèles – sous forme de citations –, en particulier avec les autres œuvres de Xénophon, selon le principe herméneutique visant à « expliquer Xénophon par Xénophon ». Comme outil de travail, riche et érudit, ce volume rendra les plus grands services. C’est pourquoi, on hésite à dire que, de-ci de-là dans l’introduction et les notes, un peu plus de sobriété aurait aidé le lecteur à distinguer l’important du superflu et facilité la lecture. Quoi qu’il en soit, le Hiéron de Bandini et Dorion demeurera pour longtemps une référence.

J’ajoute quelques critiques de détail sur le texte et la traduction. Dans la mesure du possible, il serait bon de garder la même traduction pour le même mot grec (par ex. σοφός « savant » (qualifiant Simonide) I 1, mais « ingénieux » V 1 (σοφοί opposé à ἀκρατεῖς V 2) et XI 10 [malgré la note 171]. « [C]e ne sont pas les êtres consentants (τῶν ἑτοίμων = “disposés à céder immédiatement aux avances”) que l’amour se réjouit de rechercher, mais ceux qui sont l’objet d’un espoir (τῶν ἐλπιζομένων = “qui laissent au désir un espoir d’obtenir satisfaction”, cf. I 18) » I 30 : il ne s’agit pas du consentement (exprimé par le participe βουλόμενος) invoqué en I 33-34, opposé à la violence ou la contrainte (βία). πλείονας... ἤ « davantage ... que » (et non « ou », XI 4). La typographie du grec aurait gagné en lisibilité à faire suivre partout d’une espace l’apostrophe marquant une élision (ex. ἴσθ᾿ ὅτι au lieu de ἴσθ᾿ὅτι I 8). En XI 13, le grec signale une lacune, marquée par des crochets droits dans la traduction ([...]), sans explication (contrairement à la lacune de X 5, indiquée par des crochets pointus). Corrigenda. 466 au lieu de 467 (p. XI ; cf. XXII) ; tyran type / figure type (sans trait d’union XXX ; 147 ; cf. XXVII) ; à la fois (LXXIII) ; Antistheneae (CCXIII) ; Platons Staat (CCXVII) ; Paedagogik (CCXXIII) ; Griechische Studien / Altertumskunde (CCXXV) ; ajouter une espace après le tiret dans le texte grec (p. 2) ; sur le plan du Hiéron (italiques, n. 235) ; que l’on observe (n. 265) ; vint non vient (n. 311).