Jesper Svenbro, Le Tombeau de la cigale : Figures de l’écriture et de la lecture en Grèce ancienne
Paris, Les Belles Lettres (collection « Essais » 35), 2021, 179 p.
Ce livre s’inscrit dans le sillage de Phrasikleia : Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne (La Découverte, 1988), dont j’avais rendu compte ici-même (RThPh 122 [1990], p. 129-130). Il s’agissait alors déjà, pour l’auteur, de s’interroger sur le passage d’une culture orale à une culture de l’écriture, en analysant plus spécifiquement la manière dont la voix devait être rendue au texte, pour le rendre intelligible. Notre ouvrage vient compléter et préciser les thèses émises il y a près de 35 ans (mais l’intérêt de l’auteur pour la problématique de la lecture dans l’Antiquité a débuté en 1980 ; p. 11), et tente de s’attaquer, une fois encore, à cet objet, apparemment insaisissable qu’est la lecture et la personne du lecteur en Grèce ancienne, et plus précisément à ce qui fait « de la lecture un effort de distribution de son et de sens » (p. 8). Il est composé de différents textes, parus dans différentes langues (une partie du livre avait paru originellement en suédois en 1999, puis traduit en allemand en 2000), et la version française qui nous est présentée ici s’est enrichie de plusieurs textes, des conférences ou des interventions à des colloques, repris et remaniés en partie, avec çà et là, quelques répétitions qui auraient pu être gommées de la version finale. Le premier texte répertorie et décrit les différents verbes signifiants « lire » en grec ancien. Le verbe νέμειν est l’un de ces verbes, dont la « signification fondamentale est “distribuer” » (p. 14), le lecteur étant amené par sa lecture à « “distribuer” la parole écrite » en la prononçant devant un auditoire. Ce lecteur semble « obligé de faire le détour par la voix et l’oreille afin d’arriver au sens de l’écrit » (p. 15) qu’il déchiffre avec difficulté, notamment en raison de la scriptio continua, dont un exemple moderne est le célèbre « DOUKIPUDONKTAN », l’incipit de Zazie dans le métro de Queneau (p. 16). Le lecteur « instrumental » se met « au service de la parole écrite (p. 17) et du scripteur ; mais il joue, aux yeux des Grecs, un rôle passif, la lecture allant parfois jusqu’à être « associée à la position passive dans un acte – je dirais presque un viol – homosexuel » (p. 19). Le lecteur se retrouve donc ainsi dans un rôle passif « à la fois nécessaire et méprisé », tandis que le scripteur serait « le partenaire actif, dominant et sûr de lui » (ibid.). « Aux yeux des anciens Grecs, il est donc mieux d’écrire que de lire » (p. 21). La condamnation platonicienne de l’écriture, telle qu’exposée à la fin du Phèdre (ce texte-clé « pour quiconque s’intéresse à la manière grecque de comprendre le fait de lire et d’écrire », p. 62) et qui ne semble a priori pas compatible avec la thèse de la supériorité de l’écriture sur la lecture, se laisse interpréter, selon l’auteur, par le rejet de Socrate, de toute « relation hiérarchique » (p. 25) dans l’acquisition du savoir. Phèdre, lecteur de Lysias, commet l’erreur de « se croire en possession d’un savoir qu’il ne possède pas vraiment » (p. 25) ; le premier est l’amant passif du scripteur actif qu’est Lysias. Mais l’écriture a « besoin du λέγειν ou du λόγος que lui ajoute le lecteur ; sans lecteur, elle [= la lecture] reste lettre morte. La lecture s’ajoute donc comme un “épi-logue” à l’écrit » (p. 32). Dans « La cigale et les fourmis. Voix et écriture dans une allégorie grecque » (p. 37-66), l’auteur analyse, notamment à partir de quelques poèmes énigmatiques reproduits dans l’Anthologie palatine, la figure de la cigale, qui est une allégorie de la voix poétique : « le chant de la cigale est d’une beauté divine » (p. 40), « la cigale est quasi synonyme de voix, de belle voix » (p. 41) et en tant qu’incarnation de la voix poétique, elle s’oppose à la fourmi, qui est une allégorie des lettres, des « signes alphabétiques dont le poème est fait » (p. 45). Les deux insectes s’opposent donc comme « la parole animée, le lógos émpsukhos, s’oppose [...] à la parole écrite, le lógos gegramménos » (p. 44). On peut ajouter à ce bestiaire la sauterelle (hê ákris) qui figure à côté de la cigale (ho téttix) dans « deux poèmes en forme de “tombeaux” dans l’Anthologie, tombeaux où reposent, l’une à côté de l’autre, la sauterelle et la cigale » (p. 49). Dans une autre étude, l’auteur s’intéresse aux inscriptions funéraires, notamment celles, relativement fréquentes, concernant des enfants enterrés par leurs parents. La stèle, comme substitut matériel de la personne défunte, « tient lieu d’enfant » (p. 71), et la lecture de l’inscription par le passant – notamment le fait de prononcer le nom de l’enfant défunt –, devient un véritable « rituel funéraire » (ibid.). Dans « Lire le Charmide. La sôphrosúnê du lecteur selon Platon », l’auteur part de l’analyse derridienne du phármakon pour développer le sens des figures de la lecture et de l’écriture chez Platon. Dans le Charmide, Socrate propose à Critias un « phármakon pour la tête » (p. 97), qui s’avère être un remède pour la mémoire, un remède contre l’oubli. Ce remède est un phúllon, c’est-à-dire une feuille, plus précisément une feuille de papyrus, sur laquelle on peut tracer des signes d’écriture, des lettres. « La lecture est donc une “incantation” prononcée au-dessus d’une feuille de papyrus » (p. 98), mais l’auteur précise immédiatement que « la mise en écrit de l’incantation » (p. 99) ne va pas suffire, « et c’est précisément ce que le reste du dialogue va montrer » (ibid.). Socrate discute avec Charmide de plusieurs définitions possibles de la sôphrosúnê. Malgré la relative confusion dans la discussion de ces définitions, Platon semble vouloir nous donner des règles de lecture et d’écriture : si la lecture est certes nécessaire pour imprimer les pensées dans l’âme, une « simple lecture dévote » (p. 101) ne suffit pas : elle ne serait qu’une répétition mécanique de mots. Finalement, l’auteur tente de dresser le portrait du lecteur que Platon appelle de ses vœux, en ces termes : « rapide et agile ; [il] ne transforme pas l’écrit en objet de vénération ; [il] fait attention à la fois à lui-même et à l’auteur de ce qu’il lit ; [il] sait qu’il est en mesure d’utiliser, sans risque, le “remède” de l’écriture ; [il] ne prend pas sa compétence de lire des livres dans les domaines les plus divers pour un savoir dans ces domaines » (p. 106). Dans « Le lecteur libéré, Vie d’Ésope, chapitres 78-80 », l’auteur s’interroge plus précisément sur la personne du lecteur : le citoyen libre « éprouvait une espèce de résistance à l’acte de lecture », puisque celui-ci était considéré, comme on l’a vu, comme empreint de passivité. C’est « pour cette raison, [que] les Grecs ont tendance à confier l’acte de lire à un esclave » (p. 109). L’esclave devient habituellement l’instrument vocal du maître. Dans le passage de la Vie d’Ésope qu’analyse l’auteur, nous avons affaire à un esclave (Ésope) qui s’avère être un véritable virtuose dans le déchiffrement d’inscriptions énigmatiques. Son maître, impressionné par son talent, songe un instant à l’affranchir, avant de reculer et de l’enchaîner d’abord, pour enfin l’enfermer, car il a réalisé que la virtuosité de l’esclave-lecteur représente un danger. Deux études sont consacrées au commentaire sur la Grammaire de Denys le Thrace (IIe s. av. J.-C.). Dans la première, l’auteur s’interroge sur le caractère corporel ou non de la voix. Pour certains la voix était « un corps d’air », pour d’autres elle « est quelque chose d’incorporel » (p. 131). Le choix entre ces deux possibilités a à voir avec le rôle de l’alphabet grec lui-même, « dont le but originel [...] fut de produire plus de son, dans une civilisation orale » (p. 132), et non de rendre pérenne une parole écrite, plutôt conçue comme une « image de la voix » (p. 133). Dans la seconde étude, qui est un hommage à Jean Rudhardt, l’auteur s’interroge sur les notions de grámmata et de stoikheîa. Les deux termes désignent en grec, ce que nous appelons des « lettres », mais le premier signifie plutôt la « lettre individuelle » (p. 151) que le lecteur reconnaît en la voyant, alors que les stoikheîa désigneraient plutôt une « séquence de lettres » (ibid.), produisant donc un sens. Les grámmata, signes muets sans signification, deviennent des vocables sensés, des stoikheîa, une fois prononcés. Lire, en grec anagignôskein (qui signifie reconnaître et lire), c’est donc reconnaître une séquence de signes écrits : « Au moment où le lecteur reconnaît le mot que, non identifié jusqu’alors, il recompose acoustiquement, on peut dire que le lecteur anagignôskei, au sens double : “il reconnaît” et “il lit” » (p. 152). Dans les scholies à la Grammaire de Denys, le scholiaste s’interroge sur la nature de la voix : « Certains des anciens disent que la voix est un corps, d’autres qu’elle est incorporelle. Car puisque les premiers disent qu’elle est de l’air mis en mouvement, ils se la représentent comme de l’air : l’air est un corps [...]. Mais ceux qui disent qu’elle est incorporelle nient que la voix soit de l’air mis en mouvement, mais considèrent qu’elle est une impression ou une sensation propre à l’ouïe » (cité p. 155). Une fois encore, la voix est pourvoyeuse de sens : c’est au moment où la voix produit le sens dans la phonation des lettres muettes qu’elle « produit la lumière soudaine qu’est la “reconnaissance” accomplie par le lecteur » (p. 157). « Dans la lecture, les grámmata muets vont être transformés en stoikheîa intelligibles, dans leur sonorité, à l’“oreille” » (p. 158). Dans un appendice, enfin, l’auteur s’interroge sur les modalités antiques de la pratique de la citation et de son rapport à la « formule » (telle qu’elle est utilisée dans la diction formulaire). Même si « la réutilisation de formules [...] ne peut être qualifiée de citation » (p. 168) et qu’il est difficile de trouver des équivalents de « citer » en grec ancien, il est indéniable que des formules telles que les apophtegmes des « Sept sages » peuvent jouer, dans l’Antiquité, le rôle de « citations ».