Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon
t. VII : Livre VII, texte établi et traduit par Concetta Luna et Alain-Philippe Segonds †, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des Universités de France, Série Grecque – Collection Budé » 554), 2021, CXXXVII et 608 p. (dont 222 pages doubles).
Avec ce septième tome s’achève l’entreprise éditoriale monumentale de l’édition scientifique avec traduction, annotations et introductions de l’un des textes-fleurons de l’activité philosophico-exégétique du néoplatonisme tardif (7 tomes en 10 volumes, de 2007 à 2021). L’immense Commentaire sur le Parménide du diadoque – successeur – de Platon, Proclos de Lycie (412-485), l’un des derniers maîtres de l’École platonicienne d’Athènes, ne nous est parvenu que partiellement (mais déjà 800 pages environ de commentaire, dans les Oxford Classical Texts, pour moins de 30 pages du Parménide, jusqu’à 142a8, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la première des 9 hypothèses développées par Parménide sur l’Un et l’Être). On peut d’emblée signaler l’intérêt que pourra susciter l’étude du livre V (2014) entièrement consacré à l’examen de la méthode dialectique et celle des livres III (2011) et IV (2013) sur la doctrine des Idées (sur l’existence des Idées, leur domaine, leur nature et sur la question de la participation aux Idées). Le livre VII, et dernier, du Commentaire de Proclos embrasse, avec le livre VI (2017), l’exégèse de la première hypothèse du Parménide, comprise comme signifiant : « si l’Un existe » (εἰ ἓν ἔστιν). Parménide en déduisait une série de conclusion négatives (l’Un n’est pas plusieurs, n’est pas un tout ni n’a pas de parties, n’a ni commencement, ni milieu, ni fin, n’a pas de figure, n’est ni en repos, ni en mouvement, n’est pas être, etc.). Le présupposé exégétique audacieux de Proclus, qui suit l’interprétation de son maître Syrianus, est non seulement que le dialogue de Platon est de nature métaphysique ou plus exactement théo-logique – thèse qu’il partage avec d’autres prédécesseurs –, mais qu’il permet d’organiser la totalité foisonnante du monde divin en distinguant toute la hiérarchie des classes de dieux, à partir de l’examen des attributs niés de l’Un dans la première hypothèse (les dieux intelligibles, intellectifs, hypercosmiques, encosmiques [étoiles fixes, planètes], etc., jusqu’aux êtres supérieurs à nous, anges, démons et héros). Reste l’Un, le premier principe, dont on a nié tous les attributs : le Premier (τὸ Πρῶτον) se trouve ainsi exalté au-delà de l’être et de l’Intelligible, au-delà du discours prédicatif, absolument transcendant ; on ne peut l’approcher – sans jamais l’atteindre – que par les négations hyperboliques (l’Un n’est pas...), selon une voie qu’on nommera apophatique (ἀπόφασις : négation) et par la trace de l’Un en nous. On comprendra qu’une métaphysique spéculative de cette nature s’achève sur une mystique où le silence, voire l’au-delà du silence (p. 194), sera... le dernier mot (le verbe μύω/muô signifie « garder la bouche fermée »). Pour donner un exemple de cette audace spéculative extrême, il suffira de citer, parmi d’autres, ce passage : « Il faut rechercher comment nous l’appelons “Un”, alors qu’il n’est nommable d’aucune façon. On répond : en le nommant ainsi, ce n’est pas lui que nous appelons “Un”, mais la notion de l’Un qui est en nous. En effet, tous les êtres désirent la cause toute première et ont une aspiration naturelle vers elle, aussi bien les êtres intellectifs que les êtres psychiques, les êtres animés et inanimés et, en plus de ceux-là, la matière elle-même. [...] Il n’est (donc) pas possible de saisir l’Un par la connaissance, car ce qui est dépourvu de connaissance [les inanimés, la matière] n’aurait alors aucun désir de lui ; or, toutes les choses ont une aspiration innée vers l’Un, et l’âme aussi. Car quoi d’autre est l’un qui est en nous sinon l’activité et l’intuition de cette aspiration ? C’est donc cette intellection intérieure de l’Un, qui est l’intuition et, pour ainsi dire, la manifestation de l’un qui est en nous, que nous appelons “Un” ; ce n’est donc pas lui qui est nommable, mais l’un qui est en nous. Par ce nom, en tant qu’il est parfaitement approprié au Premier lui-même, nous parlons de lui et donnons des indications à son sujet à ceux qui sont près de nous. » (p. 200-201)
Nous devons toute notre reconnaissance aux auteurs de cette édition magistrale, Concetta Luna et Alain-Philippe Segonds († 2011, l’initiateur de cette entreprise). Par leur érudition sans faille, la précision de la traduction et la qualité de l’annotation, les deux auteurs de ces 10 volumes du Commentaire sur le Parménide de Proclus honorent à la fois le génie métaphysique d’un des derniers philosophes païens et les exigences éditoriales de la prestigieuse collection « Budé ».