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Walter F. Otto, Épicure

Traduit de l’allemand par Laurent Ferec, Paris, Éd. Allia, 2021, 99 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Le philologue allemand Walter Friedrich Otto (1874-1958) est surtout connu pour ses ouvrages sur le mythe dans la civilisation grecque et, d’une façon générale, sur la religion des Grecs (voir en particulier, Les Dieux de la Grèce : la figure du divin au miroir de l’esprit grec, Paris, Payot, 1981 ; éd. originale, Die Götter Griechenlands: das Bild des Göttlichen im Spiegel des griechischen Geistes, 1929). Sa démarche se caractérisait à la fois par une ferme volonté de surmonter les obstacles catégoriels à la compréhension du phénomène religieux grec – que constituent principalement les représentations chrétiennes –, et par une sympathie avouée à l’égard de ce phénomène original, saisi en sa pureté dans le monde homérique, à l’époque héroïque : l’expérience grecque du divin. Le petit ouvrage, posthume, sur Épicure s’inscrit dans cette perspective, marquée d’un même élan de sympathie, communicative (éd. originale, Epikur, Stuttgart, Klett, 1975). En effet, il ne s’agit pas d’une monographie exhaustive et érudite sur le philosophe et sa philosophie, mais d’un essai interprétatif enthousiaste, aux accents de testament philosophique, portant sur un aspect particulier, mais considéré comme central, de la doctrine épicurienne : « On tente ici simplement de placer l’esprit de ses enseignements sous un juste éclairage. » D’emblée, l’enquête est placée sous le patronage de Nietzsche (Le Gai savoir, § 45 ; p. 9), et l’écriture de l’opuscule emprunte sa tonalité particulière au solitaire de Sils Maria. Mais l’auteur convoque aussi, en plus d’épicuriens comme Lucrèce, Métrodore ou Philodème, des philosophes et des poètes modernes comme Hölderlin, Schiller, Spinoza, Kant ou même Schelling. « À quoi aspirait Épicure ? À la liberté, qui rapproche l’homme de la divinité. » Or cette liberté n’est pas celle de l’esprit opposé à la matière, mais celle de l’autosuffisance (αὐτάρκεια) d’une vie à la fois spirituelle et corporelle, soutenue par un « matérialisme radical » joyeux, orienté vers le plaisir – joie, bien-être et sérénité – comme bien suprême. En effet, pour le philosophe du Jardin, la religion, débarrassée des craintes et des espérances infondées, laisse l’homme dans un état d’autosuffisance où « il jouira du bonheur tranquille que jamais quête passionnée et mortification ne pourront lui donner. » (p. 17) Tels sont les dieux d’Homère. Cette liberté, cette autosuffisante, est exigeante. Elle se fonde sur une conception des dieux vraie, bien éloignée de celle de Feuerbach : leur existence matérielle objective d’abord, garantie par une connaissance directe ordinaire – la perception des simulacres ou images qui nous parviennent d’eux, surtout dans nos rêves –, et les caractères propres de leur être, confirmés par la réflexion – leur incorruptibilité et leur parfaite béatitude incompatible avec tout tracas, avec toute intervention dans le monde. Cette négation de toute activité providentielle a été, bien sûr, la source des critiques les plus violentes contre les épicuriens depuis l’Antiquité et l’origine d’une accusation malveillante d’athéisme (Plutarque, en particulier, dans son Contre Colotès, puis les Pères de l’Église). C’est pourtant ce caractère divin d’autarcie et de séparation radicale d’avec le monde qui suscite les pages les plus originales et les plus profondes du livre. En effet, pourquoi rendre un culte aux dieux, comme le faisait Épicure selon plusieurs témoignages anciens ? Par hypocrisie et pur conformisme social ? Non. L’utilité des dieux ainsi compris consiste en ce qu’ils représentent la « valeur suprême pour l’homme » (p. 81). En langage aristotélicien, les dieux, s’ils sont causes, le sont en tant que causes finales, à la manière de l’être suprême qui « met le monde en mouvement comme l’objet aimé met en mouvement le sujet qui l’aime : sans intervenir activement, mais par le simple fait d’être. » (p. 93) En effet, « Les dieux ne dispensent pas de bienfaits, mais ils attirent à eux les hommes supérieurs qui les contemplent avec béatitude et deviennent ainsi leurs semblables. » (p. 96) Épicure retrouve ainsi les vieux qualificatifs homériques des héros : « semblables aux dieux » (θεοειδεῖς, ἀντίθεοι). Cette disposition de l’homme implique « qu’on n’aille pas au-devant de [l’image du divin] en quémandeur ou mû par la quête du salut, mais qu’on lève calmement les yeux vers sa splendeur et, sans rien attendre d’elle, que l’on se rapproche toujours plus d’elle. » (p. 95) L’auteur en tire une conclusion quelque peu provocatrice : « Il n’est pas exagéré de dire que le véritable épicurisme est l’une des manifestations les plus grandioses de la pensée religieuse. » Et l’auteur d’ajouter cette précision, aux accents nietzschéens : « Une réflexion d’une telle élévation ne pouvait voir le jour ni être vécue ailleurs que dans l’esprit hellénique. » (p. 98)