Christian Jacob, Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ?
Paris, Les Belles Lettres, 2020, 300 p.
Athénée, ce « Grécot » (cf. Les Deipnosophistes, livres I et II, trad. auteur M. Desrousseaux, Paris, Belles Lettres 1956, p. VIII) de Naucratis (« un foyer important de la culture sophistique », p. 30), actif autour de 200-225 apr. J.-C., est l’auteur d’une gigantesque compilation savante intitulée les Deipnosophistes (cités dorénavant D. : littéralement : les savants au dîner ; ceux qui discutent d’art, de littérature, d’étymologie, de médecine durant un festin) en 15 livres (les deux premiers n’étant connus que sous forme d’abrégé). Il a vécu à Rome, protégé d’un romain, membre de l’ordre équestre, nommé Larensi(u)s, dont il a peut-être été le bibliothécaire, et qui apparaît comme personnage dans le livre. L’œuvre elle-même, est écrite sous forme dialoguée (le Banquet de Platon fonctionnant sans doute comme modèle premier, avec celui de Xénophon et les Propos de table de Plutarque) et fait se rencontrer autour de plats raffinés et de vins rares une vingtaine de personnages rivalisant d’érudition et faisant souvent preuve d’une mémoire extraordinaire, dans leur capacité de citer, ou plus exactement de déclamer, tels vers d’un poète oublié ou tel mot rare, sur l’étymologie duquel ils spéculent. Mais il y a des différences entre les personnages de Plutarque et ceux d’Athénée : « Si les réunions de Plutarque réunissaient des Grecs et des Romains unis par des liens d’amitié ou de parenté, [...] Athénée en revanche met en scène une microsociété de lettrés et d’érudits bénéficiant de la généreuse hospitalité d’un patron romain. » (p. 43). L’ouvrage d’Athénée constitue avant tout une mine de citations : beaucoup de textes, notamment ceux de la Comédie moyenne et nouvelle ne sont connus que par lui. C’est un citateur attentif et scrupuleux et souvent la version qu’il nous donne des textes, lorsque nous pouvons la comparer à d’autres, s’avère la meilleure. « Mais les D. ne sont pas un inventaire ni un catalogue, plutôt une traversée labyrinthique » (p. 14) de la collection de rouleaux, dont certains étaient déjà fort rares au IIIe siècle, que Larensis a collectionnés et qu’Athénée est chargé de classer. L’auteur va tenter de montrer dans les différents chapitres de l’ouvrage (d’abord paru en italien, sous une autre forme, comme un essai introductif à la traduction intégrale d’Athénée dans cette langue, puis en anglais ; p. 10) que les D. sont aussi une œuvre littéraire à part entière, et non pas uniquement, comme on l’a dit, une sorte de gigantesque cartothèque de citations agglutinées et juxtaposées. L’auteur prend le parti « d’une lecture internaliste du texte, pour en comprendre les structures, le fonctionnement, les ressorts narratifs, les différents champs sémantiques, les jeux d’échos des thèmes et des mots, pour laisser émerger les fils conducteurs, les leitmotive, les lignes de force » (p. 11). Un parti pris qui restitue aux D. leur caractère d’œuvre littéraire, parfois occulté par les érudits, surtout soucieux de tirer une ou quelques perles rares du magma de citations que constitue en majorité le texte. Dans cette « immense compilation savante » (ibid.) l’auteur va dégager les rituels complexes et formalisés « d’un cercle de lettrés et d’érudits qui se réunissent » (ibid.) pour un symposion, dont les D. seront le compte rendu écrit. « Il y a une forte analogie entre le vaste projet culturel lié au musée et à la bibliothèque d’Alexandrie [...] et l’œuvre d’Athénée [...] ; il y a comme un jeu de miroir, reflétant le même tropisme, les mêmes exigences intellectuelles – recenser, réactiver, classer, énumérer, distribuer ; les Deipnosophistes sont une bibliothèque mise en livre » (p. 33). Les D. – une véritable « arche de Noé, où un grand lettré tente de sauvegarder tout ce qui peut l’être encore » (p. 27) –, ont conservé la mémoire de près de 800 auteurs et de 2 500 œuvres (d’après le calcul de C. B. Gulick ; p. 27 et 106). Il s’agit d’une sunagôgè, d’un « rassemblement », d’une « collection » (p. 63), « qui semble vouée à un accroissement indéfini, englobant tout, mets, objets, livres, citations, informations, mots » (p. 65), dont la lecture donne un vertige comparable à certains textes des Fictions de Borges. L’auteur estime, contre d’autres érudits, que la version en 15 livres que nous lisons aujourd’hui est bien la version authentique, et non une hypothétique version en 30 livres abrégée en 15, la confusion provenant peut-être du fait que chaque livre occupait deux rouleaux (p. 67 ; 82). S’il contient les mots du festin : vins et eau (livre II), fruits (livre II), fruits de mer, fritures, triperies, pain (livre III), poissons (livres VI, VII et VIII), charcuteries, légumes volailles, gibier (livre IX), qui font l’objet de développement savants, citations poétiques et commentaires linguistiques, les D. sont avant tout « un festin de mots » (p. 66 et passim), décrivant un passé qui est encore présent, mais qui s’efface déjà, et dont Athénée veut garder la saveur concrète, en fixant dans l’écriture un savoir palpable, destiné à maintenir en vie un passé grec vieux de cinq siècles au moins et destiné sans cela à se perdre. La thèse essentielle de l’auteur est qu’il faut dépasser une lecture superficielle de l’œuvre, qui n’en percevrait « qu’un flux aléatoire et désordonné de matériaux textuels », là où une lecture approfondie fait ressortir, au contraire, « une architecture complexe, au niveau de ses grandes divisions structurales comme à celui de ses micro-séquences » (p. 75). Plutôt que de ne voir dans l’œuvre d’Athénée qu’un amas de citations, on peut constater que ce sont « le dîner et le sumposion qui offrent un fil conducteur [...] pour se déplacer et se repérer dans le dédale des mots [...], le déroulement du banquet [étant] ainsi le principe organisateur du texte » (p. 83). « Le dialogue des livres se glisse dans le dialogue des deipnosophistes, créant une esthétique de la discontinuité, de la diversité, de la poikilia [on a pu désigner Athénée de « poikilographe »], où la bibliothèque de Larensis devient une toile de liens entre de multiples lieux textuels – un hypertexte –, davantage qu’une juxtaposition de textes enroulés sur eux-mêmes et rangés dans leur étagère » (p. 86). Il ne faut pas oublier, lors de la lecture du texte d’Athénée, que celui ci est destiné – dans sa partie citationnelle à tout le moins – à être dit, déclamé, et qu’il ne faut donc pas oublier l’aspect rhétorique oral si essentiel dans la culture grecque. La bibliothèque « joue un rôle essentiel » (p. 97) dans les D. ; Rome est désormais devenue le lieu où l’on trouve conservés la plupart des textes grecs rares et parfois uniques, encore sauvegardés de la destruction, qu’Athénée et les autres convives recherchent passionnément. La destruction des rouleaux est due en partie aux nombreux incendies qui ont ravagé les bibliothèques antiques, celui de la bibliothèque d’Alexandrie bien sûr, mais aussi celui, contemporain d’Athénée, de la bibliothèque du médecin Galien, qui a brûlé en 192 « avec d’autres bibliothèques du quartier du Forum et de Palatin » (p. 99) – Galien qui est l’un des personnages des D. Ainsi, « Athénée fait surgir une bibliothèque d’auteurs oubliés » (p. 104) ; les textes ne proviennent sans doute pas tous de sa bibliothèque à proprement parler, il a aussi pu se fournir en textes rares dans des collections, des anthologies de citations, constituées, avant lui, par d’autres érudits. « Tout indique qu’Athénée et ses personnages maîtrisent les grands ouvrages de la bibliographie antique » (p. 115), comme les 120 rouleaux qui constituaient les Tables (Pinakes) de Callimaque, le poète et bibliothécaire alexandrin, qui a établi le catalogue bio-bibliographique de la grande bibliothèque. Les convives réunis pour le festin sont capables de citer de mémoire un nombre impressionnant de textes : citer de mémoire était certes « un exercice scolaire courant » (p. 127), mais « la capacité de se déplacer de manière non linéaire [...] dans des ensembles de fragments et de citations prédécoupées » (ibid.) signale une capacité mnémonique particulière, soit « une forme d’indexation mentale » (ibid.) étonnante. Les D. mettent donc en scène des érudits rompus à la « gymnastique intellectuelle » (p. 128), qu’implique la mémorisation de corpus épiques et iambiques continus, et surtout la capacité de combiner les mots, les noms et les choses apparaissant dans les textes « de manière non linéaire » (p. 129). Mais cette gymnastique mentale n’est pas « une fin en soi. Elle a un rôle instrumental dans la constitution et l’enrichissement d’un champ de savoir et, plus généralement, dans un projet à la fois social, éthique et intellectuel » (p. 147). Ce projet est aussi un projet de sauvegarde de la langue et de la culture grecques, dans une Rome impériale qui s’éloigne petit-à-petit de ce passé-là : « Les D. [...] ont l’ambition de condenser la bibliothèque [...], de réveiller la langue dans la polyphonie des citations et du dialogue des convives » (p. 150). Athénée tente donc de ressusciter un monde disparu, qui ne survit plus que dans les rouleaux, eux-mêmes fragilisés par les aléas du temps. Les livres, soumis à la destruction survivent donc essentiellement (tout ou partie) dans la mémoire des convives et ont tendance à devenir purement cosa mentale. Pour Athénée « la chasse aux mots est primordiale pour préserver de l’oubli des pans entiers du lexique grec » (p. 152), et si à son époque « la littérature grecque paraît entièrement indexée » (p. 153), il élabore « une Grèce imaginaire où les lexiques et la bibliothèque entière donnent l’illusion, depuis la salle de banquet de Larensis, de retrouver la singularité des manières de dire, à Rhodes, en Sicile, à Chypre ou en Béotie » (ibid.). Le statut des D. comme texte pose aussi la question de sa lecture : est-ce un véritable livre à lire en continu, ou « un vaste répertoire de matériaux à reconfigurer », ou « une immense collection de notes de lecture vouées à être mémorisées », ou encore « une somme savante » (p. 174) ? Pour Athénée et les autres convives il s’agit avant tout de voyager dans l’espace mental qui est créé par la bibliothèque de Larensis, « d’y tracer des itinéraires à la fois personnels et partagés dans un jeu social » (p. 180). Dans cette perspective « l’œuvre d’Athénée serait moins le récit d’un banquet que celui d’une partie d’un fascinant jeu de société » (p. 181), pour lequel c’est « le processus intellectuel » qui enchaîne les citations « ou plutôt les articule » (p. 183) qui est l’élément le plus déterminant. Si Athénée pourrait dire que Rome est l’épitomè du monde, le lecteur des D. pourrait à son tour considérer cette œuvre comme l’épitomè d’un monde, capable de voyager dans le temps et l’espace, et qui est parvenu jusqu’à nous. Ainsi, « au-delà de la boulimie érudite et des jeux d’esprit de leurs protagonistes », les D. « reflètent peut-être l’inquiétude d’une civilisation sur son propre devenir et sur la fragilité d’une identité culturelle qui s’efforce de sauvegarder ses racines » (p. 204). Dans une seconde partie on trouvera trois études plus anciennes (1999 et 2004) qui abordent, de façon parfois technique, des questions liées à l’œuvre d’Athénée.
Deux regrets pour finir : l’auteur ne mentionne pas (ni dans son texte, ni même dans la bibliographie) l’œuvre de J. Svenbro, centrale pour les questions de la lecture et de la voix en Grèce ancienne, à laquelle il emprunte manifestement certains éléments. Par ailleurs, nulle allusion n’est faite non plus au volume I (livres I et II) des Deipnosophistes édité aux Belles Lettres en 1956 et traduit par auteur M. Desrousseaux, resté d’ailleurs, inexplicablement, orphelin. Si le lecteur dispose de l’ensemble de la traduction des D. dans la plupart des langues européennes, le français fait ainsi exception. Pour donner un accès large à l’œuvre d’Athénée et le sortir de la discussion purement érudite de ceux qui ont le privilège de le lire en grec, l’urgence est donc d’en produire une traduction française complète et moderne.