Introduction
1. Contexte et enjeux du présent volume
Les articles contenus dans ce volume reprennent des communications qui ont été présentées lors d’une journée d’étude organisée à l’Université de Lausanne le 6 décembre 2019. Cette journée avait été organisée en signe de reconnaissance pour une ancienne collaboratrice de l’Institut romand des sciences bibliques (IRSB) de la Faculté de théologie et de sciences des religions (FTSR), Anna Angelini qui a elle-même beaucoup travaillé sur la question des animaux dans l’Antiquité, notamment sur le sujet des animaux fabuleux et fantastiques1. Comme le titre de ce volume l’indique, l’angle spécifique qui a été retenu pour cette journée est celui du rapport entre animaux et religions dans les différentes cultures de la Méditerranée antique.
La question de l’animal dans une perspective de sciences humaines et sociales a fait l’objet d’un intérêt croissant dans les dernières décennies, notamment en raison des questions d’ordre à la fois éthique, juridique et philosophique que soulève le statut de l’animal dans les sociétés occidentales2. Dans le monde anglo-saxon, ce phénomène a progressivement donné lieu à la constitution d’un nouveau champ d’étude, les animal studies, qui se positionnent à certains égards à l’interface entre l’activisme animalier et les sciences sociales3. Sur le plan théorique, et sans pouvoir entrer ici dans le détail, ces études se caractérisent également par une très grande diversité d’approches mais au sein desquelles il est néanmoins possible de repérer certaines lignes de force récurrentes, notamment en ce qui concerne la critique d’épistémologies anthropocentrées. Ces études ont également progressivement développé une généalogie critique de la modernité occidentale qui interroge notamment le rôle de la religion (particulièrement le christianisme) et de la philosophie (en particulière la tradition cartésienne de l’animal-machine) dans la constitution des rapports entre l’humain et l’animal à l’époque moderne4.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir apparaître dès les années 1980 des études qui prennent pour objet la question des représentations de l’animal et des relations qu’il entretient avec l’humain dans l’Antiquité5. De manière générale ces études se caractérisent, là aussi, par une très grande diversité d’approche. La plupart des travaux ont été consacrés à l’animal dans le monde gréco-romain ainsi qu’en Égypte. Dans le cas de l’Égypte, cette situation s’explique notamment par la place de l’animal dans la religion égyptienne, que ce soit à travers la pratique du thériomorphisme, à savoir l’usage d’animaux ou de parties d’animaux pour représenter des divinités, ou l’identification d’animaux sacrés associés à des dieux et des territoires spécifiques ; cet aspect avait d’ailleurs été très tôt identifié comme une caractéristique centrale de la religion égyptienne par les auteurs antiques, à commencer par Hérodote au Ve s. avant notre ère6. Mais d’autres aspects de la culture et de la civilisation égyptienne dans laquelle l’animal occupe une place prépondérante sont également à prendre en compte ici comme par exemple l’usage systématique de signe représentant des animaux dans les principaux systèmes d’écriture égyptien7. Dans le cas du monde gréco-romain, la discussion s’est beaucoup orientée, dans un premier temps en tout cas, sur les représentations de l’animal dans les traités de zoologie, de médecine et de philosophie8, pour ensuite s’élargir à des questions touchant plus largement à la place de l’animal dans les sociétés grecques et romaines : pratique du sacrifice animalier, développement de pratiques végétariennes, mais aussi usage de l’animal dans les pratiques discursives et littéraires9. Dans d’autres domaines de l’Antiquité méditerranéenne et proche-orientale, ce sujet est resté plus en retrait et n’a commencé à émerger que plus récemment. Il faut ainsi attendre 2002 pour voir paraître une première synthèse, d’ailleurs magistrale, sur les représentations des animaux et les pratiques qui leur sont liées dans le Proche-Orient ancien qui inclut ici à la fois la Mésopotamie, l’Anatolie, le Levant et même l’Égypte10. Progressivement, on voit également apparaître un intérêt pour des approches comparatistes du thème de l’animal dans l’Antiquité. Pour le moment, cependant, ces approches tendent à se limiter à des cultures voisines les unes des autres11, ou offrent des synthèses très générales mais qui demeurent par la force des choses un peu superficielles12.
Plusieurs de ces études se sont également intéressées à la place des animaux dans les religions antiques et ce thème semble même faire l’objet d’un intérêt croissant ces dernières années13. Bien qu’on ne l’ait pas toujours suffisamment reconnu, les animaux occupent en effet une place centrale dans les religions de l’Antiquité, mais selon des modalités qui varient considérablement non seulement d’une société à l’autre mais également au sein de la même société. Dans le cas de cette brève introduction, et de manière tout à fait préliminaire et heuristique, on pourrait identifier trois grands types de relations aux animaux dans les religions de l’Antiquité :
1) Une première catégorie concerne les animaux faisant l’objet de manipulation dans le cas de pratiques religieuses. Cette catégorie recouvre l’ensemble des exemples documentés dans lesquels des animaux, ou des représentations d’animaux, sont manipulés dans le cadre des interactions entre les êtres humains et les dieux, notamment (mais pas seulement) dans le contexte du culte : sacrifices animaliers, offrandes votives d’animaux ou de parties d’animaux, banquets rituels, divination à l’aide d’animaux ou de parties d’animaux (par exemple l’hépatoscopie), et plus largement tous les rituels mobilisant des animaux. À l’intérieur de cette catégorie il faudrait encore distinguer le cas spécifique des animaux qui font l’objet de prohibition ou de tabous religieux, comme le cas du porc dans judaïsme14, qui représente en quelque sorte le phénomène inverse mais néanmoins complémentaire des exemples mentionnés ci-dessus.
2) Une seconde catégorie recouvre les différents cas où des animaux ou des parties d’animaux sont employés pour représenter les dieux ou plus largement des puissances surhumaines. L’exemple du thériomorphisme en Égypte entre exemplairement dans ce cas de figure15 ; toutefois, ce phénomène n’est pas limité à l’Égypte et des pratiques consistant à représenter des dieux par des animaux ou des parties d’animaux sont documentés pour ainsi dire dans l’ensemble du bassin méditerranéen16. Dans cette catégorie, il conviendrait d’inclure les animaux qui, sans représenter directement les dieux, leur sont néanmoins étroitement associés, par exemple à titre d’agents ou de symboles du dieu. Dans ce cas, la frontière entre le dieu et l’animal peut d’ailleurs être assez fluide, l’animal-agent pouvant lui-même devenir l’objet d’un culte (on pense au cas du taureau Apis en Égypte). En outre, il convient de ne pas limiter l’étude de ce cas aux représentations des dieux, mais d’inclure également, et plus largement, l’ensemble des situations dans lesquelles des animaux sont utilisés pour représenter des puissances surhumaines (mais non nécessairement surnaturelles à proprement parler)17. On peut penser ici par exemple à tous les rituels dans lesquels des animaux ou des représentations d’animaux sont utilisés pour manifester un mal dont on cherche à se défaire, comme par exemple dans le cas des rituels NAM. BUR. Bi18.
3) Enfin la dernière catégorie concerne les animaux qui sont employés pour décrire des aspects de la religion, que ce soit la sienne ou celle des autres, et/ou de l’expérience religieuse. On peut penser ici aux différents emplois symboliques des animaux dans le discours religieux, à l’usage d’images d’animaux (en dehors de la représentation de divinités) dans le culte ou la pratique rituelle, ou encore aux classifications indigènes d’expériences religieuses, comme les phénomènes de possession19, à l’aide de différents types d’animaux. On peut également inclure ici les usages d’animaux dans les traditions qui articulent un système religieux, réel ou imaginé tel que les mythes20 ; ou encore dans les polémiques à l’encontre d’autres pratiques religieuses21.
Il va de soi que la typologie, forcément rudimentaire, esquissée ici n’est pas nécessairement exhaustive, et que les relations entre ces catégories sont à comprendre comme étant fluides et non pas exclusives : un même phénomène peut ainsi participer de plusieurs catégories à la fois22. Néanmoins, cette typologie permet d’ores et déjà d’esquisser la très grande richesse ainsi que la complexité des relations que les êtres humains et les animaux pouvaient entretenir dans les religions de l’Antiquité. En outre, même si l’isolation du domaine de la religion est pertinente à des fins d’étude, il est clair que cette démarche est en partie artificielle et que la typologie présentée ici doit être replacée dans le cadre plus large de l’ensemble des relations entre êtres humains et animaux dans l’Antiquité. Pour reprendre une expression développée dans le cadre de sémiotique et de sémiologie, et introduite à l’origine par Y. Lotman, on pourrait dire que l’ensemble de ces relations forment une « sémiosphère », qui représente à la fois l’environnement dans lequel les êtres humains et les animaux interagissent mais aussi celui qu’ils contribuent à construire par leurs interactions23. Une étude systématique qui cherche à cartographier les principales formes de relation entre êtres humains et animaux dans les religions de l’Antiquité dans une perspective à la fois comparatiste (et donc qui tienne compte des spécificités régionales et culturelles) et diachronique (tenant compte des développements et transformations historiques) reste en l’état un desideratum de la recherche actuelle. À cet effet, il est clair qu’une telle enquête devra s’accompagner de l’élaboration de nouvelles catégories sémiotiques afin de décrire au mieux les différents types de relations qui sont documentés entre êtres humains et animaux dans l’Antiquité. De manière modeste, le présent volume espère contribuer à une telle enquête, sous l’angle spécifique qui a été choisi ici des interactions entre êtres humains et animaux dans le cadre spécifique des religions de l’Antiquité.
2. Résumé des articles
L’article de Giuseppina Lenzo reprend la question du lien entre divinités et animaux dans les représentations en Égypte ancienne. En effet, trois possibilités au moins ont été explorées par les Égyptiens de l’Antiquité pour représenter les divinités en lien avec les animaux : des divinités avec un corps humain surmonté d’une tête animale (par exemple Thot ; corps humain et tête d’ibis) ; une association entre des divinités majoritairement anthropomorphes et un animal (par exemple Amon-Rê associé avec le bélier et l’oie, ou Ptah associé à Apis, le taureau sacré) ; des divinités composées de plusieurs parties animales ou humaines (par exemple Bès). Cette dernière catégorie est appelée « hybride » par les chercheurs et c’est celle qui intéresse particulièrement Lenzo dans son article. Pour illustrer le cas des divinités hybrides, l’auteure prend comme exemple trois divinités protectrices : Bès, Thouéris et Meretseger, qui sont toutes représentées avec différentes parties humaines et animales. Thouéris, par exemple, possède un corps d’hippopotame auquel s’ajoute des pattes de félins, une poitrine humaine (?) et une queue de crocodile. Ce phénomène s’explique notamment par le fait que ces trois divinités interviennent dans la sphère privée et que leur statut de divinités protectrices nécessite des caractéristiques effrayantes. C’est toutefois dans le séjour des morts que l’on trouve la plus grande variété de divinités hybrides, notamment les gardiens des passages et des portes dont on a des représentations à partir du Moyen Empire. Placées dans des lieux de passages stratégiques, ces divinités armées ont pour fonction de laisser entrer le mort et de repousser les ennemis. Dans la Troisième Période intermédiaire, une de ces gardiennes en particulier, la déesse Hepetet-Hor, est quelquefois représentée avec une tête hybride. De plus, les descriptions de la composition de sa tête peuvent varier en fonction des papyri. Grâce aux différents exemples étudiés, l’auteure démontre que les divinités qui sont représentées avec des éléments épars sont principalement des divinités protectrices ou dangereuses que l’on retrouve dans des espaces liminaux. Finalement, l’étude spécifique de la notion d’« hybridisme » permet de mettre en avant le lien entre la manière de représenter la divinité et ses fonctions, voire son statut.
L’article de Julia Rhyder analyse le rôle du porc dans les traditions de langue grecque sur la révolte maccabéenne. En effet, des pratiques de consommation forcée du porc occupent une place importante dans les récits mettant en scène les conflits opposant le roi séleucide Antiochos IV aux Juifs. En général, on a expliqué l’importance du rôle donné au porc dans ces récits par l’interdit de la consommation de cet animal dans les lois alimentaires juives. Rhyder relève que cette explication, sans être nécessairement erronée, ne fait pas droit aux différences que l’on peut observer entre ces récits, qui mettent en réalité en jeu des usages distincts du porc. Dans le premier livre des Maccabées ainsi que dans le récit parallèle de l’historien juif du Ier siècle de notre ère Flavius Josèphe (Antiquités juives, livre 13), l’accent est mis sur les sacrifices de porc plutôt que sur la consommation forcée de leur chair. Ce thème de la consommation forcée de la viande du porc n’est en réalité développé de manière significative qu’à partir du deuxième livre des Maccabées, notamment dans le récit du supplice sous Antiochos IV d’Eléazar et des sept frères aux chapitres 6-7. Dans la version que donne Diodore de Sicile de la profanation du temple de Jérusalem par Antiochos IV (Bibliothèque Historique, livres 34/35), les thèmes du sacrifice du porc et de la consommation forcée de la chair de cet animal sont désormais combinés, et l’abstention des juifs pour le porc est mise pour la première fois en rapport avec le thème plus ancien de la « misanthropie » prêtée aux Juifs dans la littérature de langue grecque et latine. Enfin, le quatrième livre des Maccabées donne une nouvelle version de ce thème après la destruction du temple de Jérusalem en 70 de notre ère, dans laquelle l’abstention du porc est désormais interprétée comme un exemple des vertus philosophiques du peuple juif. Rhyder conclut en soulignant que le porc n’a pas une signification monolithique pour les auteurs juifs de l’Antiquité, mais que cet animal pouvait être mis au service de différentes stratégies littéraires, religieuses et politiques.
L’article de Nicolas Meylan est consacré à l’usage à la fois politique et mythologique du loup dans les traditions scandinaves. Bien que cet article sorte du champ de l’Antiquité au sens strict, les thèmes qu’il évoque ainsi que les mécanismes qu’il met à jour dans la fonction de la mythologie scandinave reprennent et prolongent à bien des égards des questions soulevées dans ce volume ainsi que, plus largement, dans les études portant sur le rapport entre animaux et religions dans l’Antiquité. De ce point de vue, l’article de Meylan vient à la fois compléter et élargir la perspective comparatiste du volume. L’article part d’un passage de la bibliographie du roi chrétien Olaf Tryggvason attribuée au moine Odd Snorrason, qui décrit le prédécesseur du roi Olaf, le comte Hákon Sigurðarson, comme un « loup dans les sanctuaires ». Alors que les chercheurs ont volontiers interprété cette expression en la mettant en rapport avec d’anciens préceptes rituels concernant les sanctuaires, Meylan démontre que cette approche est problématique, et qu’il convient bien plutôt de comprendre l’usage de cette expression dans le contexte sociopolitique du moine Odd Snorrason au XIIe siècle. Il propose ainsi de mettre l’expression « loup dans les sanctuaires » employée sous la plume d’Odd en lien avec la figure du loup Fenrir dans la mythologie scandinave, et plus particulièrement dans l’Edda en prose de Snorri Sturluson, rédigé vers 1220. En effet, le loup Fenrir, que le dieu Odin garde enchaîné chez lui, représente lui aussi un cas très concret de « loup dans les sanctuaires ». La question de la signification de ce mythe amène l’auteur à discuter l’interprétation proposée par deux auteurs majeurs, Margaret Clunies Ross et Georges Dumézil, qui – selon des approches différentes – mettent le loup Fenrir en rapport avec les catégories sociales construites par le mythe, mais en le situant à l’extérieur de ces catégories. En dialogue critique avec ces auteurs, Meylan montre qu’une autre lecture socio-mythologique de ce récit est possible, dans laquelle le loup Fenrir sert à représenter – ou mieux, à « coder » – les classes inférieures de la société qui menacent continuellement de se révolter contre les élites qui vivent de leur travail. Dans cette lecture, le loup Fenrir est un « monstre sociopolitique », qui met en danger l’ordre et la hiérarchie que les mythes cherchent à naturaliser. Comprise sur cet arrière-plan politico-mythologique, la caractérisation du comte Hákon comme « loup dans les sanctuaires » dans l’œuvre du moine Odd Snorrason sert ainsi à délégitimer Hákon en le présentant comme un danger pour l’ordre établi.
Dans son article, Christophe Nihan revient sur les tumeurs qui frappent les Ashdodiens après avoir ramené l’arche dans leur territoire comme souvenir de leur victoire contre les Hébreux à Eben-Ezer (1 S 5-6). Pour conjurer ce fléau, le texte de la Bible hébraïque fait état de cinq tumeurs en or et cinq souris en or que les Philistins doivent donner en offrande pour calmer la colère du dieu Yhwh (1 S 6,5). Or il est difficile de comprendre à quoi font références les cinq souris en or, d’autant plus que ces dernières ne sont pas mentionnées plus tôt dans le texte massorétique. Les chercheurs ont alors souvent préféré le texte grec de la Septante, qui fait état non pas d’un mais de deux fléaux : en plus des tumeurs, une invasion de souris est décrite et cela déjà dans le ch. 5. Nihan souligne les problèmes qu’engendre cette hypothèse et démontre que la mention de l’invasion des souris dans le texte grec serait bien plus vraisemblablement une lecture secondaire visant à donner une explication à l’offrande des cinq souris en or. Après avoir démontré que le texte massorétique préserve la version la plus ancienne, l’auteur cherche à comprendre la signification des offrandes de souris pour faire disparaître les tumeurs apparues sur les Ashdodiens. Une hypothèse souvent défendue dans la recherche actuelle estime que des animaux (ou des objets) se voyaient transférer le mal d’un patient afin de l’emporter loin de celui qui en était victime. Si de tels rituels ont en effet été performés dans le Proche-Orient ancien et en Grèce, il est difficile de l’appliquer dans le cas du texte de 1 S 5-6. Nihan propose alors une explication alternative en reprenant la syntaxe de 1 S 6,4a : le waw ne serait pas ici un waw conjonctif mais bien plutôt explicatif. Les cinq souris ne doivent donc plus être comprises comme des offrandes distinctes mais comme l’explication de la forme que doivent prendre ces représentations de tumeurs. Finalement, Nihan revient sur la question de la mention d’une invasion de souris dans le texte grec durant l’époque hellénistique. L’auteur propose une double lecture de ce motif : 1) une allusion à une victoire de Yhwh sur le dieu poliade et agraire Dagôn ; 2) l’affirmation que Yhwh est le dieu de la maladie et des rats, en lieu et place du dieu grec Apollon Smintheus.
Dans leur étude, Chen Dandelot et Hélène Grosjean étudient pour leur part le rôle des cornes comme attributs des dieux dans les traditions bibliques et plus largement dans leur contexte proche-oriental. Leur article prend pour point de départ deux passages controversés de la Bible hébraïque, Exode 34 et Habacuc 3, où le terme normalement employé pour désigner des « cornes » (qrn) semble désigner un phénomène lumineux. Sur la base d’une analyse détaillée de ces textes, Dandelot et Grosjean démontrent que cette interprétation n’est pas fondée en Exode 34 – où le terme hébreu qrn peut être simplement traduit par « cornes » – mais qu’elle est par contre légitime en Habacuc 3, où ce même terme semble dénoter à la fois des cornes et des rayons lumineux. Dans la seconde partie de leur article, les deux auteures replacent cet usage polysémique du terme qrn dans le contexte plus large du Proche-Orient ancien. L’association dans ce contexte des cornes avec des phénomènes lumineux, tels que des rayons, est également documentée mais semble avoir été principalement utilisée pour des divinités solaires, telles que le dieu Šamaš. Plusieurs textes de la Bible hébraïque reflètent encore cette association traditionnelle entre les cornes et la divinité, et comme le rappellent Dandelot et Grosjean, il est probable que le dieu d’Israël (Yhwh) ait été représenté sous forme de bovidé. Par contre, l’association des cornes à des rayons lumineux est beaucoup plus exceptionnelle, et ne se retrouve guère en dehors du texte d’Habacuc 3. Dans la dernière partie de leur article, Dandelot et Grosjean proposent de mettre ce phénomène plus particulièrement en rapport avec la propagande royale des Séleucides, qui pouvaient être représentés sur leurs pièces de monnaie aussi bien avec des cornes qu’avec une couronne lumineuse. La description unique de Yhwh en Ha 3 comme un dieu dont émanent à la fois des cornes et des rayons lumineux serait ainsi à comprendre selon un double horizon : la représentation de Yhwh en divinité solaire selon les modèles mésopotamiens, d’une part, et la polémique contre la propagande des rois séleucides à l’époque hellénistique, d’autre part.
L’article de Doralice Fabiano s’intéresse aux liens qu’entretiennent le monde animal et le monde divin dans les phénomènes de possession, en particulier dans la forme de manía, en Grèce antique. Plus précisément, l’auteure prend l’exemple du récit des juments de Potnies (Paus. 9,8,1-2), qui met en scène le démembrement d’un homme par ses juments après que celles-ci se soient abreuvées à un puits d’eau et soient devenues folles. À travers ce cas pratique/précis, Fabiano cherche à démontrer que les animaux étaient souvent utilisés comme modèle pour décrire les différentes catégories de possession et ainsi déterminer la divinité responsable de la maladie. Un passage des Bacchantes d’Euripide qui présente des femmes possédées par Dionysos utilise le terme « Potniádes » pour désigner la manía des ménades. Dans le cas présent, le qualitatif « Potniádes » renvoie à la violence des actes des possédées. Cependant, d’autres divinités que/outre Dionysos peuvent être associées à cette folie, comme les Érinyes, qui sont elles-mêmes dénommées « déesses Potniádes ». Par ailleurs, dans les Phéniciennes d’Euripide, la description du bouclier de Polynice indique que des juments Potniádes y étaient représentées en proie à la folie. L’utilisation de l’adjectif « Potniádes » qui, à la base, désigne un lieu, fait donc référence dans plusieurs textes à un comportement incontrôlable, voire destructeur induit par une divinité en référence au démembrement par les juments de leur maître tel que narré dans le récit de Pausanias. Dans la dernière partie de son article, Fabiano pose la question de l’emploi du cheval comme animal servant à manifester la possession. En Grèce antique, parce qu’ils sont difficiles à apprivoiser et extrêmement craintifs, les chevaux sont souvent imprévisibles. Ces deux spécificités contribuent à les rapprocher des Érinyes. Fabiano conclu que les juments de Potnies servent à décrire un certain type de possession divine qui se traduit par des comportements destructeurs et violents. Le lien entre les divinités et les animaux permet ainsi de mieux comprendre les codes des phénomènes de possession et nous renseigne sur les pratiques sociales de l’époque.
Enfin, le volume est conclu par une réponse d’Anna Angelini. Dans la première partie de sa réponse, Angelini revient sur certains des principaux thèmes mis en évidence dans les articles qui forment la présente collection ; dans une seconde partie, elle esquisse des pistes méthodologiques permettant de compléter et de renouveler l’analyse du thème des animaux dans l’Antiquité, notamment à l’aide de modèles sémiotiques et cognitivistes.
Les éditeurs tiennent à remercier chaleureusement l’ensemble des auteures et auteurs qui ont contribué à ce volume. Nos remercions également l’Institut romand des sciences bibliques pour sa participation financière à l’organisation de la journée d’étude qui s’est tenue en décembre 2019.
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1Cf. Anna Angelini, Dal Leviatano Al Drago. Mostri Marini e zoologia Antica Tra Grecia E Levante, Bologne, Il Mulino, 2018.
2Cf. par exemple dans le monde francophone l’ouvrage classique d’Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
3Pour une introduction aux animal studies dans une perspective généalogique et critique, on peut se reporter à l’article de Jérôme Michalon, « Les Animal Studies peuvent-elles nous aider à penser l’émergence des épistèmes réparatrices ? », Revue d’anthropologie des connaissances 11 (2017), p. 321-349.
4Néanmoins, ce type d’approche bien que parfaitement pertinent en soit n’est pas exempt de simplifications et d’idéalisations rapides et quelque peu superficielles, comme dans le cas de l’ouvrage de Fontenay cité plus haut qui tend à voir dans l’Antiquité un « âge d’or » quant au rapport entre l’humain et l’animal qui aurait été perdu avec le développement du christianisme. Pour une évaluation plus nuancée de l’impact du développement du christianisme dans l’Antiquité tardive sur les rapports aux animaux et la perception de ces derniers on peut se référer à l’ouvrage de Ingvild Saelid Gilhus, Animals, Gods and Humans. Changing Attitudes to Animals in Greek, Roman and Early Christian Ideas, Londres/New York, Routledge, 2006.
5Plusieurs de ces études soulignent d’ailleurs le lien qu’elles ont avec les discussions en cours dans le monde occidental sur les questions d’ordre éthique, juridique et philosophiques qui concernent l’animal. Cf. par exemple la « Préface » de Gilbert Romeyer-Dherbey à l’ouvrage collectif édité par Barbara Cassin et Jean-Louis Labarrière (éds), L’animal dans l’Antiquité, Paris, Librairie philosophique, 1997, p. xi-xiv, en particulier p. xiii-xiv. Pour une approche générale des animaux dans l’Antiquité, cf. Gordon Lindsay Campbell (éd.), The Oxford Handbook of Animals in Classical Thought and Life, Oxford, Oxford Université Press, 2014 ; ainsi que Kenneth F. Kitchell, Jr., Animals in the Ancient World from A to Z, Abingdon, Routledge, 2014.
6Hérodote, Histoires, livre 2, XLII ; LXVIII-LXXVI.
7Sur les animaux en Égypte en général, cf. Pascal Vernus et Jean Yoyotte, Bestiaire des pharaons, Paris, A. Viénot/Perrin, 2005, ainsi que l’article de Giuseppina Lenzo dans ce volume. Sur la question de l’usage de l’animal pour représenter des dieux on peut se référer par exemple à l’étude de Dimitri Meeks, « Zoomorphie et image des dieux dans l’Égypte ancienne », in : C. Malamoud et J.-P. Vernant (éds), Corps des dieux (Temps de la réflexion 7), Paris, Gallimard, 1986, p. 171-191.
8Sur ces questions, cf. l’ouvrage déjà cité, B. Cassin et J.-L. Labarrière (éds), L’animal dans l’Antiquité, op. cit., en particulier p. 3-154 (« Première partie : homme, animal, plante »), ainsi que Isabelle Boehm, Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du colloque international tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean-Puilloux les 26 et 27 octobre 2006, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2008. Sur les animaux dans la philosophie antique, cf. également Thierry Gontier, L’homme et l’animal. La philosophie antique, Paris, PUF, 1999.
9Pour un bon aperçu d’ensemble de ces aspects, cf. déjà B. Cassin et J.-L. Labarrière (éds), L’animal dans l’Antiquité, op. cit., p. 157-373 (« Deuxième partie : Politique de l’animalité ») et p. 377-562 (« Troisième partie : animaux métaphoriques et fabuleux »). Pour une mise à jour plus récente, cf. Pietro Li Causi, Gli animali nel mondo antico, Bologne, Il Mulino, 2018. Pour un tour d’horizon des principaux aspects de l’animal dans l’Antiquité gréco-romaine, cf. également par exemple l’ouvrage de Marion Giebel, Tiere in der Antike. Von Fabelwesen, Opfertieren und treuen Begleitern, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003.
10Cf. Billie Jean Collins, A History of the Animal World in the Ancient Near East, Leiden, Brill, 2002. Plus récemment, cf. par exemple G. L. Campbell (éd.), The Oxford Handbook of Animals, op. cit. Il faut toutefois relever certaines études plus anciennes qui abordaient déjà, de manière moins systématique le thème de l’animal et de son statut dans le Proche-Orient ancien comme par exemple l’ouvrage édité par Mathias Delcor (éd.), L’animal, l’homme, le dieu dans le Proche-Orient ancien. Actes du colloque de Cartigny 1981, Louvain, Peeters, 1984.
11Ainsi déjà par exemple l’ouvrage édité par M. Delcor (éd.), L’animal, l’homme, le dieu, op. cit., qui inclut le Proche-Orient ancien et l’Égypte. Dans le même sens cf. également et plus récemment, l’ouvrage édité par Evelyne Martin (éd.), Tiergestaltigkeit der Göttinnen und Götter zwischen Metapher und Symbol, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Theologie, 2012, qui couvre les mêmes aires culturelles.
12Cf. par exemple l’ouvrage collectif récemment édité par Sian Lewis et Lloyd Llewellyn-Jones (éds), The Culture of Animals in Antiquity, Londres, Routledge, 2018.
13En autres exemples, on peut se référer au volume récemment publié sous la direction de Raija Mattila, Sanae Ito, et Sebastian Fink (éds), Animals and Their Relation to Gods. Human and Things in the Ancient World, Wiesbaden, Springer, 2019 ; ainsi que l’ouvrage publié par J. Kindt (éd.), Animals in Ancient Greek Religion, Londres/New York, Routledge, 2021. Cette thématique était bien sûr régulièrement intégrée aux publications plus anciennes comme par exemple dans l’ouvrage édité par B. J. Collins, A History of the Animal World, op. cit., p. 309-424 (« Part IV. Animals in Religion »), qui contient plusieurs articles sur le sujet des animaux dans les religions du Proche-Orient ancien. Néanmoins la tendance consistant à consacrer un ouvrage entier à ce thème semble surtout s’être développée récemment.
14Cf. là-dessus l’article de Julia Rhyder dans ce volume.
15Cf. la contribution de Giuseppina Lenzo dans ce volume.
16Cf. par exemple l’article de Chen Dandelot et Hélène Grosjean dans ce volume.
17Sur cette distinction cf. notamment Jonathan Z. Smith, Magie de la comparaison. Et autres essais d’histoire des religions, éd. et trad. Daniel Barbu et Nicolas Meylan, Genève, Labor et Fides, 2014.
18Cf. là-dessus, Stefan Maul, Zukunftsbewältigung: eine Untersuchung altorientalischen Denkens anhand der babylonisch-assyrischen Löserituale (Namburbi), Mayence, Philipp von Zabern, 1994. Cf. également la communication de Christophe Nihan dans ce volume.
19Cf. dans ce volume l’article de Doralice Fabiano.
20Cf. l’article de Nicolas Meylan dans ce volume.
21Cf. par exemple l’article de Julia Rhyder dans ce volume.
22En ce sens, la typologie proposée ici n’est pas à comprendre au sens d’une séparation entre pratiques religieuses et représentations des dieux, séparation qui est souvent artificielle dans le contexte de l’Antiquité en général, et des animaux en particulier, comme le souligne Anna Angelini dans sa réponse à la fin de cette collection.
23Cf. Yuri Lotman, Universe of the Mind. A Semiotic Theorie of Culture, Londres, Tauris, 1990. Cette notion a fréquemment été reprise depuis, cf. par exemple Kalevi Kull, « On Semiosis, Umwelt, and Semiosphere », Semiotica 120 (1998), p. 299-310.